Histoire locale de Masevaux et de sa vallée.

 
Emma Warnod (1841-1885)

Enfant de Niederbruck, femme de lettres et femme de foi.


Nota : les citations et extraits d'œuvres sont en vert ; les légendes des illustrations et les notes explicatives sont en rouge foncé.


Origine familiale et sociale.

Emma Warnod est née à Niederbruck le 28 décembre 1841 dans une famille d'industriels. Son père, Ferdinand Warnod (1788-1848), est l'un des fils de Jonas Pierre Warnod, né en 1758 à Neuchâtel (Suisse) qui, au début du XIXe siècle, a repris la cuivrerie créée à Niederbruck en 1805 par le Mulhousien Jean Witz et ses associés Steffan et Osvald. La mère d'Emma est Louise Witz, une fille de Jean Witz.

Plusieurs mariages avec les Witz et les Osvald permettent aux Warnod de constituer une famille élargie qui, de 1820 à 1869, joue un rôle prédominant à Niederbruck, tant économique que politique. Elle possède l'usine métallurgique et elle est à la tête de la commune. Les oncles d'Emma, Auguste (1783-1853) et Frédéric Guillaume (1789-1869), se succèdent au poste de maire de Niederbruck de 1831 à 1869.

Quand Emma vient au monde, l'activité de la cuivrerie est florissante. L'usine fabrique des feuilles et des fils de cuivre et laiton, produits de forte valeur ajoutée très demandés par l'artisanat et l'industrie. L'entreprise assure à ses propriétaires un niveau de vie opulent en regard des conditions de vie misérables du prolétariat industriel ou agricole de la vallée. Emma mènera la confortable existence d'une bourgeoise aisée qui n'a jamais à se soucier de ses moyens de subsistance.


En 1855, un périodique professionnel décrit les productions de la fonderie de Niederbruck qui est alors la cuivrerie la plus performante de France.

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Emma Warnod hérite de la tradition familiale les deux valeurs constitutives de sa vie : une inflexible foi chrétienne et un patriotisme français chevillé au corps.

Protestants pratiquants et pieux, les Warnod, dans un environnement presque exclusivement catholique, s'attirent respect et reconnaissance pour leur influence bienfaisante à Niederbruck et dans les communes voisines. Des villageois qualifient de "sainte protestante" l'une des dames Warnod particulièrement charitable.

Le patriotisme des Warnod se traduit par leur engagement au service de la France. Ainsi, Ferdinand, le père d'Emma, bien que Suisse, s'engage très jeune dans l'armée napoléonienne. Il
participe à la guerre d’Espagne où il gagne ses galons de capitaine. Lors de la campagne de Russie (où son frère Édouard a été tué en 1812), il combat sous les ordres du maréchal Poniatowski. Blessé à la bataille de la Bérézina, Ferdinand survit presque miraculeusement, errant tout l'hiver d'un lieu à l'autre avant que des paysans polonais ne le recueillent et ne le soignent. Sa bravoure est récompensée par la naturalisation française, le titre de chevalier de l'Empire et une rente perpétuelle de 500 Francs or.

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Vue de la fonderie de Niederbruck vers 1850.

Les Warnod habitent la maison de maître à proximité de l'usine. (à gauche des ateliers)

 

 

Lithographie de G.Engelmann. (Origine de l'image :  archi-wiki.)

 

 

 

 

 

 

Les Warnod disposent également, dans le village voisin de Sickert distant de deux kilomètres, d'une résidence plus champêtre au lieu-dit "le Herzenbourg" où, vers 1845-1848, ils ont fait construire un élégant manoir.

 

 

Vue du Herzenbourg à l'époque des Warnod.

 

(Origine de l'image : site de la mairie de Sickert.)


En ce milieu du XIXe siècle, la précarité de la vie touche les nantis comme les miséreux. L'enfance d'Emma Warnod est frappée par des deuils qui la privent de l'affection maternelle et d'une présence paternelle durable. Deux mois après la naissance d'Emma, sa mère meurt à l'âge de 36 ans, et son père, remarié trois ans plus tard, décède alors que la fillette n'a que sept ans.

Emma est prise en charge par son oncle Frédéric Guillaume (le frère de son père) et son épouse née Marie Witz (qui est la sœur de sa mère). Elle grandit avec sa fratrie, ses cousins et ses cousines. Parmi celles-ci, Elmire Warnod
*, a (à 20 jours près) le même âge qu'Emma si bien qu'elles sont élevées comme des sœurs jumelles.

* Elmire Warnod est la grand-mère de Jean de Brunhoff (1899-1937), le créateur de l'éléphant Babar.


Formation et caractère.

Les enfants Warnod ne fréquentent pas l'école communale. Des gouvernantes et des préceptrices à domicile assurent leur instruction et leur inculquent les valeurs de la bonne société. Dès son plus jeune âge, Emma montre de rares capacités intellectuelles. Elle aime l'étude, aborde et comprend tout avec facilité si bien que, déjà vers huit ou neuf ans, elle fait preuve de surprenantes connaissances chez une enfant de cet âge. Délaissant les jouets qui amusent sa cousine, elle se plonge dans la lecture, et particulièrement dans l'Histoire de France d'Anquetil* qu'elle finit par savoir presque par cœur. Emma s'exprime aussi bien en français qu'en allemand. Une gouvernante anglaise l'initie également à sa langue qu'Emma maîtrisera à la perfection. Dans nombre de ses écrits, lorsqu'elle voudra formuler au mieux la subtilité d'une pensée, c'est à des expressions et citations en anglais qu'elle recourra. En revanche, indice révélateur de la ségrégation sociale en vigueur, Emma Warnod ne saura jamais le dialecte alsacien que parlent les habitants de son village.

* Louis-Pierre Anquetil (1723-1808) : à la demande de Napoléon, cet historien a publié en 1805 l'Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'à la fin de la monarchie.

Est-ce la conséquence de l'absence si précoce de ses parents ? Emma est une fillette réservée, peu spontanée, se laissant rarement aller à la gaieté enfantine. D'un abord froid, voire hautain, elle se réfugie dans l'étude et la lecture plutôt que de se mêler aux autres.

En octobre 1856, à l'âge de quinze ans, Emma entre dans le pensionnat réputé des demoiselles Friedel à Strasbourg, 5 rue des Mineurs. Cet établissement protestant reçoit une dizaine de jeunes filles entre 14 et 17 ans, issues de la noblesse et de la bourgeoisie aisée ; des Françaises en majorité, mais aussi des Allemandes, des Anglaises, des Russes. Les élèves reçoivent un enseignement de qualité, élitiste même, en littérature française et allemande, histoire, religion protestante, musique et dessin ainsi que de bonnes notions de mathématiques et de sciences naturelles. Les cours sont assurés par des intervenants extérieurs, des professeurs et des pasteurs parmi les plus éminents de cette ville universitaire.

La formation humaine n'est pas en reste. Fanny Friedel, l'une des directrices de la pension, "possède à un haut degré l'art de comprendre la jeunesse, de discerner les aptitudes, de faire éclore dans les cœurs l'amour de la vérité, de la bonté, d'y éveiller des aspirations élevées et le besoin de convictions religieuses solides."
(Citation extraite de : Emma Warnod, notice biographique par Laure Roehrich, Paris Librairie Fischbacher, 1893)

Dans cette réduction du monde réel qu'est le pensionnat, les jeunes filles sont formées aux bonnes manières de leur milieu, au bon goût en matière d'habillement, à l'art de mener une conversation de salon qui ne soit ni superficielle ni insipide. C'est aussi le lieu où elles apprennent à faire face avec sagesse et tact aux aléas de la vie en collectivité, aux inévitables intrigues et rivalités.

Pour Emma Warnod, les deux années passées à la pension Friedel sont les plus belles de sa vie. Se consacrer à l'étude, faire de la musique, chanter des cantiques, s'entretenir avec Mlle Fanny, deviser avec ses camarades sont pour elle autant de délices. Dans cette atmosphère bienveillante, elle prend conscience de ses faiblesses et tente de percer le mur invisible qui l'isole d'autrui.


Dans Primavera où elle retrace vingt ans plus tard ses années de pension, Emma se dépeint rétrospectivement sous les traits d'Inès, une élève présentée ainsi : "... nous remarquons une jeune fille aux grands yeux noirs, tristes et morts, c'est Inès..." A travers les confidences d'Inès à une camarade, l'auteur dévoile le tourment intime de ses jeunes années : "Voici huit ans que je suis seule, que je renferme tout en moi-même, que je ne sais plus ce que c'est qu'une caresse ou un baiser... je reste froide et raide, en apparence. Je suis comme une plante arrachée au sol natal et qui ne donnera jamais les fleurs et les fruits qu'elle aurait pu produire... ce n'était pas de l'endurcissement, ce n'était pas de l'indifférence, mais plutôt une sorte de mutilation partielle de l'âme. Quelque chose était mort, ce je ne sais quoi de primesautier, de confiant, cette élasticité d'une enfance qui n'a point été comprimée, d'une jeunesse qui s'est développée au grand air, dans l'atmosphère libre et joyeuse du home tel qu'il peut et doit être." En 1880, Emma Warnod écrit encore que "Dieu ne lui avait jamais donné, sauf en pension, l'existence normale, saine et régulière à laquelle elle avait toujours aspiré."(Citation extraite de Primavera par Emma Warnod, Paris, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1878.)


Mariage ou célibat ?

Les quelques années qui suivent son retour à Niederbruck auprès de son oncle et sa tante sont les seules où Emma mène une vie un peu mondaine. Elle brille dans les salons par son art d'animer une réunion et sa capacité d'aborder avec égale compétence tant les questions politiques et sociales que philosophiques et religieuses. Un réel talent musical et une compréhension fine de tous les chefs-d'œuvre de l'esprit humain complètent les raisons de son succès en société.

En 1862, sa cousine Elmire se marie avec l'ingénieur Léonce Meyer, originaire de Montbéliard. Emma va-elle suivre son exemple ? La question la déchire car elle ressent à la fois l'impossibilité du mariage et celle du célibat. Elle craint l'isolement du cœur mais ne se résout pas à une union de convenance selon la règle de son milieu. En fait, elle n'imagine pas pouvoir trouver l'âme sœur. Elle l'avoue : "J'ai toujours visé trop haut ; je n'aurais pu aimer de manière durable qu'un homme dont j'aurais senti à tous les points de vue l'incommensurable supériorité." Préférant "le désert, une vie dépouillée... les heures de poignant isolement" à un mariage médiocre, Emma restera célibataire.
(Citations extraites de L.Roehrich, op.cit.)


L'érudite dans sa thébaïde.

Dans les années 1860, Emma Warnod vit encore sous le toit de son oncle Frédéric Guillaume dont les enfants, à présent mariés, ont quitté le foyer parental. Selon le recensement de 1866, Emma est rentière, certainement grâce aux actions de la cuivrerie héritées de ses parents.

Au dernier étage de la maison de son oncle, Emma dispose d'un cabinet d'études envahi de livres et de journaux qu'elle appelle sa chambre haute ou son petit sanctuaire. Assise sur une chaise basse cannée, la jeune femme, enveloppée d'un châle, les pieds sur une chaufferette, est plongée dans la lecture et, quand elle veut prendre des notes, écrit sur ses genoux. Emma complète et approfondit les études commencées au pensionnat. Elle fréquente les grands classiques mais prend aussi connaissance des auteurs contemporains. Pour elle, la chambre triste et sombre s'illumine par la rencontre des écrivains de tous les pays et de tous les siècles. Ses intérêts sont éclectiques : ils vont d'Alfred de Musset à Édouard de Laboulaye et de Henry Longfellow à Charles Kingsley, et son protestantisme ne l'empêche pas de s'enflammer pour le philosophe catholique Alphonse Gratry.

Emma s'arrache rarement à ses travaux de cabinet et fréquente peu ses semblables. Sa santé, qui avait déjà connu des alertes quand elle était au pensionnat, est fragile et se détériore avec les années. On ne la rencontre plus comme jadis sur les crêtes du Ballon d'Alsace ou du Baerenkopf. A présent elle ne retrouve, pour un temps, un peu de vigueur qu'en prenant les eaux dans des stations allemandes comme Rippoldsau et Petersthal, ou françaises comme Divonne et Challes. Ces cures sont pour elle l'occasion de rencontrer des membres de l'intelligentsia européenne avec qui elle entretient ensuite une correspondance suivie. Quelques séjours chez des amis à Bâle, Strasbourg ou Paris interrompent de temps à autre sa réclusion volontaire.

 

 

 

 

 

Emma Warnod à l'âge de 17 ans vue par Laure Roehrich :

"C'était une belle jeune fille de grandeur moyenne, à la tournure élégante, à la taille fine bien prise, à l'allure digne et quelque peu fière. Le teint pâle avait des reflets mats rappelant celui des méridionales ; des cheveux très bruns encadraient un front large et haut ; le nez droit, la bouche fine et expressive, et surtout les yeux noirs étincelants d'intelligence et de vie composaient un ensemble des plus agréables."

 

Photographie d'Emma Warnod (date inconnue)

 

 

                        (Extrait de texte et image : op.cit.)


Première publication.

Lorsqu'en 1868, Emma Warnod reçoit à lire les Sermons de Frédéric William Robertson (1816-1853), puis en 1870 sa biographie Life and Lettres of Robertson, elle est conquise par la pensée de ce prédicateur anglais. Pour elle, Robertson est l'évangéliste qui répond le mieux aux attentes du temps présent et donne confiance dans l'avenir. Elle écrit : "Tout ce que cet homme dit parle au cœur."

 

 

 

 

Robertson transforme la vie d'Emma car il en fait un écrivain. Le prédicateur fait sur elle une si profonde impression qu'elle conçoit l'impératif devoir de propager sa doctrine en France et de la rendre accessible à ses compatriotes. C'est décidé : malgré sa piètre opinion de son écriture qu'elle traite de "style d'écolière...maigre et sec", elle va traduire de l'anglais en français une sélection des sermons de Robertson. L'ouvrage est prêt à être mis sous presse en juillet 1870 quand la guerre franco-allemande éclate ; il parait seulement en 1871.

 

 

Le premier ouvrage publié d'Emma Warnod.

 

(Origine des citations : L.Roehrich, op.cit. Origine de l'image : https://books.google.fr)


La guerre.

Lorsque, le 19 juillet 1870, la France de Napoléon III entre en guerre contre la Prusse et les États allemands alliés, le monde d'Emma Warnod s'écroule. Elle vivait jusque-là dans l'harmonieuse symbiose des cultures française et allemande telle qu'elle régnait dans son milieu intellectuel et religieux. Ses amis et correspondants vivent à Strasbourg et Paris comme à Karlsruhe et Francfort. Elle chérit Schiller comme Musset, Goethe comme Hugo et son âme se repaît autant de Berlioz que de Beethoven.

Pour elle, dans ce conflit, ce ne sont pas des ennemis qui s'affrontent, mais des frères. Les nouvelles de la guerre viennent l'accabler chaque jour davantage : les désastres français, Strasbourg assiégée et bombardée, [le pensionnat Friedel est détruit pendant le siège] les Prussiens dans la vallée de la Doller, Belfort investie. Et la mesure n'est pas comble puisque les mois suivants amènent la défaite de la France, l'effondrement de Paris sous la Commune et enfin l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne.

La foi d'Emma est mise à rude épreuve. Elle, qui est persuadée que "le progrès est la loi de l'humanité", se désespère parce que la guerre "va nous faire reculer dans la voie du développement de la civilisation... nous redevenons des barbares."

La chute de la France lui fait mesurer combien elle aime son pays. Elle n'a plus qu'une obsession : comment aider sa patrie ? Soigner les blessés recueillis à l'hôpital de Masevaux, coudre ou tricoter pour les soldats ? Sa santé le lui interdit. Alors elle se tourne vers le champ d'action qui lui reste : l'écriture. Ne pouvant soigner les corps, Emma s'adresse à l'âme des Français. Elle écrit un livre qui selon ses propres mots est "l'écho des souffrances et des émotions d'une année de deuil" ... pour
"montrer comment l'Alsace aime la France et comment elle entend lui rester fidèle." (Citations extraites de L.Roehrich, op.cit.)

 

 

 

 

 

Ce livre, c'est Amour ou Patrie, Souvenirs d'Alsace 1870-1871, un roman patriotique qui paraît en 1872 ; il trouve immédiatement son public car il répond avec justesse à ses inquiétudes et lui instille de l'espérance malgré la défaite.

Emma Warnod a publié son oeuvre sous couvert d'anonymat, mais assez vite les journaux divulguent l'identité de l'auteur ; Emma Warnod est désormais connue des Français.

 

 

(Origine de l'image : Gallica.)

 


Résumé détaillé du livre "Amour ou Patrie" d'Emma Warnod.


Le roman Amour ou Patrie se passe en Alsace pendant la guerre franco-allemande, dans une localité indéterminée du Haut-Rhin. C'est un roman épistolaire : le lecteur suit la progression de l'action et l'évolution des personnages grâce à la correspondance échangée entre les acteurs de ce drame familial survenu au cœur de la tragédie des nations. Ces lettres suivent la chronologie du 11 juillet 1870 au 1er juin 1871.

Le personnage central est Claire Ollmann, une jeune fille de 21 ans, visiblement inspirée d'Emma Warnod. Orpheline de mère, fille d'un père peu présent, elle partage la vie de sa tante, Madame Valberg, et d'Ernest et Marie, ses cousins à la santé fragile. Ernest est célibataire, Marie est mariée avec Edmond de la Rive, un Vosgien dont le caractère bouillant contraste avec la réserve des Alsaciens. Claire et ses cousins font partie de la classe privilégiée, autant par leur fortune que par leur statut social. Ils ont fait des études poussées et sont de fervents protestants.

Claire est décrite comme une personne de caractère décidé, douée d'une intelligence vive et extrêmement ferme sur ses convictions. Son état de célibataire à 21 ans a une explication originale. Sa mère, sur son lit de mort, craignant qu'un mariage de raison conclu à un trop jeune âge ne ruine la vie de sa fille, a fait jurer à son mari que Claire ne se marierait pas avant ses 22 ans et qu'elle serait entièrement libre du choix de son époux.


En 1869, lors d'un séjour de deux mois aux eaux de Rippoldsau (en Allemagne, près de Freudenstadt), son cousin Ernest lui présente un ami allemand avec qui il était étudiant à l'université de Bonn, le baron Albert de Treuenfels. Albert est officier de cavalerie dans l'armée prussienne ; à Rippoldsau, il finit de soigner une blessure reçue à la bataille de Sadowa en 1866.


L'amour naît entre les deux jeunes gens. Pour Claire, non pas un coup de foudre irraisonné, mais un amour né de l'estime et de l'admiration. L'auteur lui fait dire :
"Je me trouvais en présence d'une telle supériorité morale que le respect enthousiaste qu'Albert m'inspirait était à lui seul déjà un sentiment bien doux... je me sentais si peu de chose que j'eusse aimé Albert sans pensée de retour, trop heureuse d'avoir eu le privilège de le voir et de l'entendre." Par fidélité au vœu de la défunte mère de Claire, les deux amoureux décident  de repousser leur mariage à l'année 1871, quand Claire aura 22 ans.

Ce projet est ruiné par la guerre qui éclate le 19 juillet 1870. Claire et sa famille, tout comme Albert, sont pris au piège d'un dilemme cornélien dont toute issue est douloureuse. D'un côté l'amour librement choisi, de l'autre le devoir. Claire et les siens ont beau se remémorer leur amour de l'Allemagne des musiciens, des poètes et des philosophes et les beaux jours vécus outre-Rhin, à présent les Allemands sont les ennemis et les envahisseurs. Et quelle désillusion de réaliser que la vision romantique d'une Allemagne éprise de droit et de justice n'est pas celle de Bismarck qui veut s'emparer de l'Alsace par la force. De son côté, Albert, si francophile, désespère à l'idée de perdre son amour et ses amitiés alsaciennes, mais ne peut envisager de déroger à son devoir patriotique.

Les lettres successives, complétées parfois par des extraits du journal intime d'Ernest Valberg, décrivent l'impact du conflit sur les personnages. Elles racontent les défaites françaises, l'arrivée des Prussiens, les réquisitions mais aussi l'épidémie de variole qui sévit en même temps que la guerre.

Les protagonistes du drame s'abîment en réflexions qui aggravent encore leur abattement. Les Français sont satisfaits de la chute de Napoléon III dont ils abhorraient la personne et la politique, mais ils déplorent que ce soit au prix du malheur de la patrie. Les Allemands se réjouissent que les dévastations infligées par la France à leur pays depuis Louis XIV jusqu'à Napoléon Ier soient vengées, mais craignent que leur victoire d'aujourd'hui n'ouvre un cycle de guerres européennes pour des générations.

Albert
de Treuenfels fait partie des troupes d'occupation : il fait son possible pour ménager les Ollmann, les Valberg et les de la Rive quand il faut loger et nourrir les officiers prussiens. Ses rencontres avec Claire et les siens sont lourdes de malaise : que dire à un ami quand il est l'ennemi ?

En octobre 1870, Edmond de la Rive, le cousin par alliance de Claire, s'engage dans l'armée de l'Est qui se heurte aux Prussiens lors de la bataille d'Héricourt. Le 16 janvier 1871, il est grièvement blessé à Chenebier (à 10 km d'Héricourt). Soigné par un médecin allemand, il est reconnu par Albert de Treuenfels lui-même légèrement touché à un bras. Albert obtient de son supérieur l'autorisation de ramener Edmond dans sa famille pour qu'il puisse mourir dans les bras de sa femme.

Albert a beau se montrer le plus magnanime des ennemis, les évènements qui tournent à la catastrophe avec le désastreux traité de paix, la Commune de Paris et l'annexion de l'Alsace poussent Claire à la décision irrévocable de ne pas épouser Albert. Elle lui écrit : "Albert, j'ai brisé mon propre cœur, je viens maintenant briser le vôtre. Ce n'est plus votre fiancée qui vous écrit, c'est une amie qui ne pourra vous oublier, mais une Alsacienne qui n'épousera jamais un Allemand. Si j'étais simplement une Française non annexée je vous dirais : Attendons, il n'y a pas entre nous d'obstacle insurmontable. Mais j'appartiens à l'Alsace et c'est entre l'Alsace et l'Allemagne qu'il ne peut y avoir ni rapprochement ni fusion. Il me faut sacrifier ou mon bonheur ou ma patrie : je souffre cruellement mais je n'hésite pas, le sacrifice est accompli."

Dans une ultime tentative, Albert propose à Claire une autre vision de leur avenir, celle où ils penseraient à eux-mêmes et non à leurs patries, où ils laisseraient la France et l'Allemagne derrière eux pour aller vivre leur amour ailleurs "en Suisse, en Italie, en Angleterre, n'importe où."

Mais Claire est
inébranlable ; sa réponse ne laisse aucun espoir à Albert : "Vous savez que mon nom est porté par les plus grandes familles d'Alsace. Je suis non seulement responsable de mes actes envers Dieu et moi-même, mais aussi, et tout particulièrement à cette heure, de l'influence qu'ils pourraient avoir sur d'autres. Hélas ! noblesse oblige. Si je vous épousais, Albert, si moi je devenais la femme d'un Allemand, ce serait cimenter l'alliance de l'Alsace annexée et de la Prusse victorieuse... A qui pourrait-on parler d'inébranlable attachement à la France, si une Ollmann donnait l'exemple de préférer son amour à son devoir ? ... Ne voyez-vous pas à ma douleur qu'il a fallu la conviction la plus profonde pour me faire triompher de vos larmes ? Mais je ne serai pas faible, mais je ne serai pas lâche. Non, ma France bien-aimée, je ne te trahirai pas."

Le roman s'achève sur les projets d'avenir de Claire. Elle confie à Ernest qu'elle ira s'installer une partie de l'année à Paris où elle veut consacrer sa fortune à des œuvres charitables : "c'est à la moralisation, au relèvement des pétroleuses et de leurs enfants que je vais consacrer ce que Dieu m'a donné de forces, de santé et de fortune."

Mais elle n'abandonnera pas l'Alsace. Chaque été, elle y reviendra pour "souffrir avec vous de cette douleur qui ne quittera plus le cœur des
Alsaciens."

(Citations extraites de Amour ou Patrie, Souvenirs d'Alsace 1870-1871 d'Emma Warnod.)


Adieu Niederbruck.

Les documents disponibles ne permettent pas d'être fixé avec certitude sur le statut d'Emma Warnod après le Traité de Versailles de 1871 qui a donné l'Alsace à l'Allemagne. Comme elle habite toujours à Niederbruck et que son nom n'a pas été trouvé sur la liste des optants pour la nationalité française, il est probable que, malgré son patriotisme, elle se soit résignée à devenir citoyenne allemande.

De 1869 à 1879, la mort frappe les Warnod de Niederbruck. Frédéric Guillaume, l'oncle d'Emma meurt en 1869 ; son gendre, Léonce Meyer, qui avait pris la tête de la cuivrerie, décède sept ans plus tard à l'âge de 40 ans, laissant son épouse Elmire, la cousine et "jumelle" d'Emma, veuve à 35 ans avec quatre jeunes enfants. Enfin, en 1879, Marie Warnod-Witz, la doyenne de trois générations, quitte les siens à l'âge de 75 ans.

La disparition de l'aïeule est le signal de la dispersion de la famille. Bientôt la cuivrerie sera reprise par Joseph Vogt. Une branche des Warnod installée à Giromagny se reconvertit dans le textile. Alfred Warnod, le demi-frère d'Emma, se retire sur le Herzenbourg où il meurt en 1900. Ses descendants y perpétuent la présence des Warnod jusqu'en 1940.

Emma et sa cousine Elmire quittent à leur tour Niederbruck. Avec les quatre enfants Meyer-Warnod, elles s'installent à Paris, dans un appartement situé au 40 de la très sélecte rue du Luxembourg
[aujourd'hui rue Guynemer] en bordure du Jardin du Luxembourg.

Comme souvent, Emma est intérieurement déchirée par la décision qu'elle a prise. Elle est attirée par la grande ville où elle peut goûter sans entrave aux jouissances intellectuelles et artistiques dont elle était frustrée à Niederbruck. Elle espère aussi des bénéfices pour sa santé : un climat moins rude que celui de la vallée vosgienne et les meilleurs soins médicaux à sa portée. Mais l'arrachement au pays natal lui est douloureux, la nostalgie la guette. Deux ans après son arrivée à Paris, Emma écrit :
"Je voudrais retourner en pèlerinage dans notre vallée de Massevaux et revoir une fois encore ce fond de montagnes et tout cet ensemble dont les plus petits détails rappellent un souvenir." Ce vœu ne sera pas exaucé, sa santé ne lui permettra pas de revoir Niederbruck. Elle en prend son parti : "Tout cela c'est le passé, the dead past..."


La bonne Samaritaine de la spiritualité.

Après 1870, Emma Warnod n'a plus d'intérêt aux choses de l'Allemagne. En dépit de sa connaissance de la langue et de ses affinités passées, elle n'a plus le cœur à suivre le mouvement intellectuel allemand. Elle concentre désormais ses efforts sur les parutions religieuses en langue française et anglaise.

La foi religieuse d'Emma, depuis toujours fervente, a cependant évolué. Après sa sortie du pensionnat, elle se décrit comme une chrétienne portée sur la critique, raisonneuse, assaillie de doutes, anxieuse et tenaillée par les mystères de l'existence. Elle est partagée : son intelligence et sa raison la tirent dans une direction et son cœur dans une autre, jusqu'au 16 octobre 1875 où ses interrogations trouvent une soudaine réponse. Emma la résume par ces mots :
"Dieu a enfin vaincu ; j'ai accepté Christ comme mon Sauveur."

A partir de ce jour, la jeune femme, soulagée du fardeau de ses doutes, vit dans une joie sereine due à sa confiance inébranlable dans la foi. Animée de l'ardent désir d'être utile, d'aider ceux qui souffrent de l'âme, elle consacre les forces qu'elle peut voler à sa maladie à prodiguer aux autres doux conseils ou véhémentes exhortations. Elle fait aussi profiter le plus grand nombre de sa compétence experte dans les domaines littéraires, théologiques et philosophiques.

Elle transmet idées et convictions au moyen de ses écrits : les lettres adressées à ses correspondants, les articles dans les revues religieuses et quelques ouvrages plus étoffés comme Pensées pour chaque jour, morale, éducation, Pensées (destinées aux jeunes institutrices), Idées de Jacques Morand (où elle traite de la question sociale), Primavera déjà cité ci-dessus.

Emma Warnod collabore à de nombreuses revues comme La Revue Chrétienne, La Femme, Le Parlement, La Revue Suisse. Elle met à la portée des lecteurs les auteurs religieux en vogue comme les Françaises Louisa Siefert (1845-1877) et Henry Gréville (1842-1902), les Suisses Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) et Alexandre Vinet (1797-1847), l'Américain Dwight Lyman Moody, l'Anglaise George Eliot (1819-1880). Bien que ses analyses et ses avis critiques fassent autorité, Emma Warnod, par crainte du péché d'orgueil, ne signe ses publications que par ses initiales ou bien par un pseudonyme.

Même aux portes de la mort Emma ne lâche pas la plume ; ses dernières paroles auraient été :
"J'aurais encore tant de choses à dire !"

(Citations extraites de L.Roehrich, op.cit.)


Le dernier combat.

Les contemporains d'Emma Warnod s'accordent pour témoigner que sa mauvaise santé l'a handicapée depuis son jeune âge et a fait de ses dernières années un cruel martyre. Ils décrivent sa fatigue, parfois extrême, qui l'empêche de fournir des efforts physiques et la lutte constante qu'elle a menée pour assumer quand même ses travaux intellectuels. Par une pudeur propre à l'époque, la maladie n'est jamais nommée. Après son décès, une seule nécrologie mentionne les mots "maladie de poitrine" par lesquels on désignait alors la tuberculose pulmonaire, fléau incurable avant la découverte des antibiotiques.

L'installation à Paris n'a pas ralenti l'affaiblissement graduel de la santé de la jeune femme : épuisement, névralgies, maux d'estomac, toux, crachements de sang, entérites, bronchites et pleurésies à répétition. Les cures n'ont plus que des effets précaires. Sur le conseil des médecins, elle va passer les hivers à Menton, mais les apaisements qu'elle y trouve ne sont que factices. Dès lors Emma Warnod se persuade que la mort peut survenir d'un jour à l'autre. C'est ce qui arrive le 1er mai 1885. Après avoir pris chaud en faisant des visites, elle est saisie de frissons et de malaises persistants. Une congestion pulmonaire se déclare et l'emporte après quelques jours de souffrances, à l'âge de 43 ans.

Pour voir l'acte de décès d'Emma Warnod  : cliquer ici.


Conclusion.

L'évocation de la vie d'Emma Warnod nous rappelle le caractère éphémère de l'existence humaine. La famille Warnod qui a été au premier plan de la vie locale à Niederbruck et Sickert en a totalement disparu. Certes, l'usine Tréfimétaux est l'héritière de la cuivrerie du XIXe siècle, mais combien de ses salariés savent encore qu'elle a été l'apanage des Warnod ?

Emma Warnod a connu la renommée grâce à ses écrits. Pendant une vingtaine d'années, elle a compté au rang des chroniqueurs les plus chevronnés de la presse protestante française. Aujourd'hui, elle n'est plus guère lue que par de rares amateurs éclairés. On peut cependant se réjouir que trois de ses ouvrages soient toujours disponibles dans nos librairies. Ce sont : Amour ou Patrie, Primavera, Pensées pour chaque jour.

Puisse cet article contribuer à préserver de l'oubli cet auteur issu de notre terroir !

 

Henri Ehret, juin 2024.

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La tombe de la famille Warnod sur le cimetière de Masevaux.

Le monument a subi l'outrage du temps ; les plaques mortuaires s'abîment et les épitaphes sont pour la plupart illisibles.

Sic transit gloria mundi...

 

 

Photo de l'auteur.


Sources :

  Emma Warnod, notice biographique par Laure Roehrich, Paris Librairie Fischbacher, 1893.

 
Amour ou Patrie, Souvenirs d'Alsace 1870-1871 par Emma Warnod.

 Primavera par Emma Warnod, Paris, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1878.

 Renseignements généalogiques par M. Bernard Gebel.

 Mairie de Sickert : "Le Herzenbourg à l'époque des Warnod" par M. Jean Bruckert.

 Site Gallica : articles parus dans les revues religieuses du XIXe siècle.

 Wikipédia.

 


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