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Au siècle dernier, rythmée seulement par la routine des travaux, des obligations de l'école et des préceptes de l'église, la vie dans notre village s'écoulait généralement sans bruits ni heurts. Pourtant, lors du deuxième semestre de l'année 1937, la quiétude d'Oberbruck a basculé dans l'émoi. En peu de semaines, la population est passée du saisissement après des drames bien réels à une exaltation irrationnelle.
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La sérénité des Oberbruckois s'évanouit au cœur de l'été quand, le mardi 3 août, ils apprirent le décès d'Hélène Ehret. Cette jeune femme de 32 ans, douce et cultivée, était appréciée de tous pour sa gaieté et sa gentillesse. Comme nombre de jeunes filles à cette époque, elle gagnait sa vie en tant qu'employée de maison dans une famille bourgeoise. Célibataire, elle consacrait l'essentiel de son salaire pour aider sa famille. Elle soutenait ses parents septuagénaires qui, après avoir élevé huit enfants jusqu'à l'âge adulte, n'avaient qu'une retraite dérisoire, et elle était toujours là pour épauler ses sœurs malades ou dans l'embarras. Elle venait justement d'offrir à sa plus jeune sœur de quoi payer un petit repas pour son mariage. |
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Le
2 août 1937, après quelques jours de congés à Oberbruck, Hélène reprit le
train
pour rejoindre son emploi de nourrice dans une famille aisée des environs de
Versailles. Son patron l'attendait à la gare de l'Est pour la ramener au
domicile familial dans son automobile. Hélas, alors que la voiture roulait en
rase campagne, un tracteur agricole déboucha subitement d'un chemin croisant la
route. Totalement surpris, le conducteur ne put ni freiner ni éviter l'obstacle
et fonça en pleine vitesse dans le tracteur. Sous le choc, Hélène se fractura
le crâne contre le pare-brise et mourut peu de temps après. La
nouvelle jeta les vieux parents dans la confusion et plongea la fratrie dans le
désarroi. Charles, un frère d'Hélène, et Maria, sa sœur cadette, se
rendirent à Versailles. Ils reconnurent le corps dans la morgue de l'hôpital
et s'occupèrent des formalités de rapatriement d'Hélène à Oberbruck. Le
cercueil plombé arriva à la gare d'Oberbruck. Deux hommes furent chargés de
le porter jusqu'à la maison familiale. Plus d'un demi-siècle plus tard, on
racontait encore qu'écrasés par le soleil de ce mois d'août, les deux
porteurs se seraient arrêtés dans un café pour se désaltérer, laissant le
cercueil à l'abandon dans la rue...
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L'émotion
soulevée par la fin tragique d'Hélène Ehret était encore vive quand, peu de
jours après, le lundi 9 août, le village fut de nouveau sidéré par
l'annonce d'un autre décès, celui de Bernard Ringenbach, un jeune homme de 18
ans. Bernard,
né à Oberbruck en 1919, était le troisième enfant d'une famille estimée du
village. Son père, Louis Ringenbach, était fondé de pouvoir aux Établissements
Zeller, la principale industrie de la haute-vallée de la Doller. C'était une
notabilité dans la commune ainsi que dans la paroisse où sa foi catholique était
notoire. De son union avec Marie Fessler étaient nés sept enfants qui avaient
atteint l'âge adulte : parmi eux, deux garçons étaient devenus prêtres, et une
fille religieuse. Le jeune Bernard, suivant l'exemple de son frère Pierre de
huit ans son aîné, était élève du Petit Séminaire de Zillisheim. Pendant
ces vacances de l'été 1937, les deux frères partirent en excursion
(probablement à bicyclette) en direction du cirque de Consolation. Ce site
pittoresque, situé dans le département du Doubs, à 5 km au nord-est d'Orchamps-Vennes,
est constitué par une reculée typique du relief jurassien. Le Dessoubre,
affluent du Doubs, y prend sa source. Consolation abritait jadis un monastère
transformé plus tard en séminaire. En 1937, un petit séminaire y dispensait
l'enseignement secondaire à de futurs missionnaires. |
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Les
deux excursionnistes, après être passés par Montbéliard et Pont-de-Roide
arrivèrent à Saint-Hippolyte d'où ils allaient remonter la vallée du Dessoubre
jusqu'à Consolation. Peu après midi, Bernard voulut se baigner dans le Dessoubre. Malheureusement, le garçon coula dans un trou de plus de deux mètres de profondeur. Son frère se porta sans succès à son secours. Lorsqu'on parvint à retirer le jeune séminariste de l'eau, on tenta de le ramener à la vie, mais en vain. Il avait succombé à une congestion.
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Faire-part de décès de Bernard Ringenbach, paru dans L'Écho de Sélestat du 11 août 1937.
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Dans
un village de 500 âmes où tout le monde se connaissait du berceau jusqu'au
tombeau, ces deux décès si brutaux et si rapprochés de jeunes concitoyens avaient ébranlé
le sentiment de sécurité de tous. Seuls le temps et l'oubli auraient pu
soulager une telle meurtrissure collective. Mais aucun répit ne permit aux
Oberbruckois de recouvrer l'apaisement. En
effet, dès le lundi 27 septembre 1937, un nouveau malheur survint, cette
fois-ci au cœur même du village. Vers 18 heures, le camion de la fabrique de
meubles Dihrler de Mulhouse descendait de Rimbach avec un lourd chargement de
planches et de poutres fournies par l'une des scieries de ce village. Il était
conduit par Émile Wermuth, 37 ans, d'Illzach, qui avait demandé à Aloyse Studer, 15 ans,
le fils de Humbert Studer, propriétaire de
la scierie, de l'accompagner pour lui indiquer la route.
Dans les derniers hectomètres de la descente, les freins du camion lâchèrent. Impossible à arrêter, l'engin prit de la vitesse, passa en trombe le coin du casino, s'engagea dans la rue principale, mais ne put négocier le virage en face de l'église, là où la route s'engage sur le pont. Le camion défonça le parapet et plongea de l'avant dans la rivière "le Rimbach". L'arrière du véhicule resta accroché au pont si bien que la charge de bois glissa vers l'avant et vint écraser la cabine. Des ouvriers de l'usine Zeller-Frères, située de l'autre côté de la route, accoururent aussitôt pour dégager les occupants du camion. Malheureusement, ceux-ci avaient été tués sur le coup. Le chauffeur avait la colonne vertébrale brisée et son jeune compagnon la poitrine et l'abdomen écrasés.
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Ces drames répétés ont éprouvé les nerfs et la raison des villageois ; les plus sensibles, les plus impressionnables, les plus dévots parfois, y virent non de simples accidents dus à l'activité humaine, mais le résultat de maléfices qui s'acharnaient sur eux. Aussi, lorsqu'au mois de novembre 1937, on parla de manifestations divines salutaires, de nombreux habitants furent prêts à y croire. En effet, le village commença à bruisser de la rumeur que des phénomènes surnaturels touchaient une jeune concitoyenne. Il s'agissait d'Antoinette Lauber, 15 ans et demi, la fille du charpentier Joseph Lauber et de son épouse Madeleine. Auparavant domiciliée à Lutterbach, cette famille était arrivée à Oberbruck en 1936 et s'était installée à l'entrée de la rue du château, dans la maison qui est aujourd'hui au n°38, rue Principale. Depuis le mois de mars,
Antoinette
souffrait de crises aiguës de rhumatismes articulaires qui lui causaient de
terribles douleurs et des convulsions. Elle avait été soignée sans succès à
Morsbronn-les-Bains et à l'hôpital de Mulhouse d'où elle avait été ramenée
le 19 octobre. La gravité de son état avait convaincu sa famille de lui faire
administrer l'extrême-onction. Le
samedi 6 novembre, la malade entra dans un état complet d'inconscience vis-à-vis de son environnement. Elle ne réagissait plus à aucun appel, mais
reconnaissait la cloche de l'angélus. Dans les moments de calme, elle se
mettait à prier le rosaire et des prières en allemand, français et latin
d'une voix forte et avec une profonde dévotion. Le vendredi 12 novembre, les crises redoublèrent de gravité de sorte que l'abbé Ferdinand Holder, le curé du village, vint réciter à son chevet les prières pour les agonisants. Son état semblait alarmant, mais le lendemain, samedi 13 novembre, Antoinette commença à aller mieux. A partir de là, elle se mit à parler clairement avec quelqu'un. Après sa guérison, elle expliquera que c'était avec la Sainte Vierge, l'Immaculée Conception, qui lui serait apparue huit fois. Le lundi 15 novembre, après une période de neuf jours sans manger, elle annonça que Notre-Dame de Lourdes lui avait promis qu'il se produirait un grand miracle le lendemain après-midi à 3 heures. Cette
prophétie fit le tour du village en un éclair. Dès le mardi matin, les gens
affluèrent vers la maison des Lauber ; à 3 heures, dans une excitation fiévreuse,
les curieux remplissaient la chambre de la malade, les pièces adjacentes et débordaient
même dans la rue. Lorsque
l'horloge de l'église sonna les 3 heures pour la deuxième fois, Antoinette se réveilla
et s'écria : ": "Maman, maman, le miracle s'est produit, je suis guérie
!" Elle
ajouta que conformément aux ordres reçus de la Vierge, elle ne se lèverait
que le lendemain matin et qu'elle entrerait peut-être au couvent. C'est ainsi
que depuis le mercredi 17 novembre, elle fut complètement remise et pouvait
aider sa mère dans les travaux ménagers. Le vendredi 19 novembre, la jeune
fille guérie assista à la messe, entourée de paroissiens attribuant sans réserves
sa guérison à l'intercession de la Sainte Vierge et de Saint-Antoine. |
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Ces évènements mirent le village en effervescence. Après l'atmosphère dramatique qui avait hanté le village au cours des derniers mois, pour la population croyante voire superstitieuse, c'était l'euphorie : voilà que le ciel tutélaire se penchait avec bonté sur la communauté. A travers la jeune miraculée, chacun se sentait à nouveau choyé par la providence. De plus, l'ego collectif du village fut formidablement flatté : d'un jour à l'autre, Oberbruck fut projeté sur le devant de l'actualité. Les journaux de toute la France relatèrent la guérison d'Antoinette, chacun la présentant selon son idéologie. L'Humanité la qualifia d'"extraordinaire", Le Matin écrivit "miraculeuse" au conditionnel, tandis que Le Petit Courrier d'Angers utilisa le même mot à l'indicatif. Des
milliers de curieux affluèrent à Oberbruck pour tenter d'apercevoir l'héroïne
du moment. On prit Antoinette en photos, éditées en cartes postales. Certains
voyaient déjà le pactole d'un nouveau Lourdes quand les apparitions seraient
authentifiées. En même temps, toutes sortes de rumeurs invérifiables se répandirent.
Les uns prétendirent que la voyante se serait exprimée dans une langue
inconnue que l'abbé Holder n'avait pu identifier ; d'autres assurèrent qu'elle
aurait prophétisé une guerre prochaine mais qu'Oberbruck n'en subirait pas les
dommages ; d'autres encore répétèrent que la Vierge avait émis un message
politique en disant à Antoinette lors de sa dernière apparition :
"Maintenant je vais en Allemagne". Épilogue
: Mais bientôt, avec le retour du cours ordinaire des choses, la fièvre retomba. Antoinette Lauber quitta Oberbruck pour trouver la paix dans un couvent. Les renseignements sur sa vie d'adulte sont fragmentaires. Si elle n'est pas restée au couvent, elle a cependant travaillé dans sa jeunesse avec les sœurs de la fondation Saint-Marc à la clinique Sainte-Thérèse de Colmar. Par la suite, mariée avec Jean Roth, elle a vécu à Steinbach où elle est décédée en 1984. L'Église catholique ne reconnut pas les apparitions ; les gens se mirent à s'interroger sur la réalité du miracle. Dès 1938, la mobilisation des réservistes lors de la crise des Sudètes renforça la crainte d'une guerre qui éclata un an plus tard. Ensuite, l'invasion allemande, la germanisation, l'incorporation de force installèrent dans les esprits des angoisses si prégnantes qu'elles estompèrent les anciennes préoccupations. |
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Conclusion
: Ceux
qui ont vécu à Oberbruck en 1937 n'ont jamais oublié cette suite d'épisodes
hors du commun. Ils en ont parlé à leurs enfants, puis la mémoire s'en
est peu à peu perdue, sauf pour ceux dont les familles avaient été directement touchées.
Quelle
appréciation peut-on en avoir aujourd'hui, avec un recul de plus de 80 ans ? Il
va de soi que les trois accidents mortels d'août et septembre 1937 n'ont rien
d'extraordinaires. Ils s'expliquent par des facteurs humains et techniques et
n'ont pas d'autres liens entre eux que le village d'Oberbruck. Certains ont invoqué la
loi des séries,
mais celle-ci relève
surtout de l'imagination des personnes éprouvées dans leur affectivité. Il
n'en est pas de même de l'affaire des apparitions et de la guérison d'Antoinette Lauber qui
semble bien être la conséquence des drames qui
l'ont précédée. Lors d'un entretien avec l'auteur en 2006, l'abbé
Jean-Jacques Ringenbach (1928-2009), le jeune frère de Bernard Ringenbach noyé
en 1937, a dit sa conviction que la population d'Oberbruck avait, sous le choc
des quatre décès brutaux, perdu collectivement le sens du rationnel et
constituait un terreau fertile pour croire au miracle. Quant
à Antoinette Lauber, l'abbé Ringenbach ne doutait pas de sa bonne foi, mais
estimait que ses apparitions relevaient probablement, dans un contexte de
piété exacerbée, d'hallucinations dues à sa maladie, et qu'il était
plus juste de qualifier sa guérison de "spontanée" plutôt que de
"miraculeuse".
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Henri Ehret, mars 2020 Écrit pendant le confinement lors de la crise sanitaire du Covid-19. Mise à jour en novembre 2020 et août 2021.
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Sources :
Mes remerciements à ma cousine, Mme Bernadette Comte, pour les souvenirs recueillis auprès de sa mère Maria Scheubel et la transmission de documents relatifs à plusieurs sujets de cette page. 1) L'accident de Hélène Ehret : documents et souvenirs familiaux (Hélène Ehret était la tante de l'auteur). 2) La noyade de Bernard Ringenbach : - articles de presse parus dans Le Lorrain du 13/08/1937 et Le Nouvelliste du Morbihan du 13/08/1937 - site Geneanet 3) L'accident de camion : - souvenirs familiaux. - articles de presse parus le 28/09/1937 dans L'Express de Mulhouse, Le Matin, et L'Écho de Sélestat. 4) La guérison d'Antoinette Lauber : - souvenirs familiaux. - souvenirs de M. Honoré Klingler et de M. Marcel Walter. - articles de presse parus dans Le Matin, L'Humanité, Le Grand écho du Nord, Le Petit courrier d'Angers, Le Lichtensteiner Volksblatt et un journal local en allemand dont le titre n'a pu être retrouvé. - site internet : La lumière de Dieu. - site internet : Alsacat. La plupart des articles de presse ont été consultés sur le site Gallica.
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