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Les faits divers, anecdotiques ou dramatiques, sont souvent révélateurs des pratiques et des mentalités d'une époque. Dans les périodes de tensions politiques ou sociales, les journaux engagés s'en emparent et les exploitent pour promouvoir leur idéologie dans l'opinion. Voici trois faits divers survenus dans notre vallée pendant la première moitié du XXe siècle et dont la presse française s'est fait l'écho. |
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1) 1901 : arrestation de chasseurs français en Alsace allemande.
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Les faits. En
ce mois d'octobre 1901, deux Français, Messieurs
Tourtet et Stadler, chassent dans le massif
du Ballon d'Alsace à proximité de la
frontière franco-allemande.
Leurs deux chiens courants traversent la frontière et tuent un agneau
sur le territoire de la commune de Sewen. Un garde forestier allemand
nommé Scherer s'empare des chiens et relève sur le collier de l'un
d'eux l'adresse de son propriétaire, M. Tourtet. Il écrit à celui-ci
pour inviter les deux chasseurs à venir payer le dommage causé par
leurs animaux. MM.
Tourtet et Stadler obtempèrent et viennent en Alsace pour payer la note
et récupérer leurs chiens. Mais au lieu de leur rendre les chiens, les
gendarmes d'Oberbruck les mettent en état d'arrestation. Ils leur passent
les menottes, les fouillent puis les écrouent dans la prison de
Masevaux. Les deux hommes restent enfermés jusqu'au lendemain soir. Ils
ne retrouvent la liberté qu'après avoir versé un cautionnement de 1600
Francs.
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Stadler : ou Stalder ? probablement originaires de Lepuix, Territoire de Belfort. Frontière : depuis 1871, la frontière entre la France et l'Allemagne suit la crête des Vosges, passant par le Rundkopf, le Ballon d'Alsace, le Wisskritt, le Baerenkopf.
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Leur exploitation. Plusieurs
journaux français, locaux et nationaux, relatent ces faits. La façon
de les présenter et les commentaires révèlent la fébrilité des
relations franco-allemandes en ce début de siècle. Ainsi,
Le Petit Journal, organe du Parti social français, intitule son
article : "Procédés allemands" et s'indigne d'
"un fait inouï...deux chasseurs français ont été victimes de
vexations allemandes." L'Intransigeant
choisit le titre "Guet-apens à la frontière" tandis que Gil
Blas parle d' "Arrestations à la frontière" tout en
qualifiant également l'évènement de "guet-apens". Ce même
journal traite l'affaire d' "extraordinaire
incident qui montre une fois de plus les fonctionnaires allemands dans
l'exercice de leur oeuvre de tracasseries et de haine."
Plusieurs organes de presse souhaitent que le Landesausschuss
soit saisi de l'épisode. Plus
modéré, Le Temps emploie l'expression "un fait
regrettable" et précise que l'autorité allemande a ordonné une
enquête. Il espère que celle-ci sera faite sérieusement et aboutira
à une sanction. Seule
La Charente d'Angoulême donne une version plus équilibrée en
publiant quelques jours après les faits le point de vue des autorités
allemandes. Celles-ci se justifient en indiquant que les chiens chassant
seuls auraient dû être abattus et que c'est par tolérance qu'ils ont
été laissés en vie. Au regard de la loi allemande, les chiens sont
assimilés à des braconniers et leurs maîtres sont coupables d'un délit
puni d'une amende de 1000 Marks. Selon les gendarmes allemands,
MM. Tourtet et Stadler voulaient retourner en France avec leurs chiens
sans payer l'amende. C'est ce refus de se plier à la loi allemande qui
aurait amené leur arrestation. En
d'autres temps, la mésaventure vécue par les chasseurs français
aurait été un incident sans gravité qui serait passé inaperçu.
Mais en 1901, le nationalisme français est exacerbé. L'humiliation de
la défaite de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine sont dans tous les
esprits et entretiennent l'idée de la Revanche. Pour la presse
patriotique parisienne, tous les prétextes sont bons pour entretenir
l'animosité à l'égard de l'Allemagne présentée comme une puissance
hostile, méprisante et oppressive. Le
malheureux agneau de Sewen n'a certes pas déclenché la guerre ; cependant,
l'instrumentalisation de sa mort a apporté une once de poudre supplémentaire
pour la déflagration de 1914.
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Landesausschuss (Délégation d'Alsace-Lorraine) : sorte de parlement régional créé en 1874. |
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2) 1930 : agression d'une femme enceinte entre Wegscheid et Oberbruck.
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Les faits. Tard dans
la soirée du 4 août 1930, Mme Bischoff, une jeune femme enceinte de
sept mois, rentre chez elle à pied. Entre Wegscheid et Oberbruck, elle
se sent subitement saisie par la taille et jetée brutalement à terre.
Deux individus, dont l'un a la figure cachée par ses cheveux,
l'empoignent par les pieds et la traînent sur le bas-côté de la
route. Là, l'aîné des deux hommes la saisit à la gorge et lui
enfonce son béret dans la bouche. Puis il tente de violer la
malheureuse qui se défend désespérément à coups de parapluie.
Voyant qu'il n'arrive pas à ses fins, l'agresseur mord la jeune femme
à la gorge, puis après l'avoir retournée sur le ventre, lui porte des
coups tellement violents dans le dos qu'elle perd connaissance.
Avant de s'enfuir, l'agresseur couvre la tête de la victime avec de
l'herbe : elle aurait pu mourir étouffée si de l'aide n'était pas
arrivée sur les lieux. Mme Bischoff souffre d'une commotion nerveuse sans
compter le traumatisme de l'agression qu'elle ressentira toute sa vie. Les
deux agresseurs sont identifiés et arrêtés. Il s'agit de N.
âgé de 19 ans et de K.
son cadet ; ils avouent leur forfait. En décembre 1930, ils sont jugés
par le tribunal correctionnel de Mulhouse. N. est condamné à deux ans
de prison, K. à six mois. En outre, ils devront payer à la victime
3000 Francs de dommages-intérêts à titre provisoire.
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N. et K. : deux patronymes encore très répandus dans la vallée. |
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Leur exploitation. Ce
fait divers est relaté dans Le
Populaire du 14 décembre 1930 sous la
signature d'E. Erhard. Ce journal parisien, auquel contribue Léon Blum,
est l'organe du Parti socialiste SFIO très marqué à gauche. Les socialistes sont alors engagés dans la lutte idéologique entre la gauche partisane de la laïcité et la droite catholique. Cet affrontement, en sommeil pendant la Première guerre mondiale en raison de l'Union sacrée, est ravivé dans les années 1920 et 1930. Les
élections législatives de 1924 sont remportées par le cartel
des gauches et
portent au pouvoir le radical Édouard
Herriot. Celui-ci mène une
contre-offensive laïque : il envisage d'appliquer en Alsace et en
Moselle la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905,
autrement dit de supprimer le Concordat. Ce projet se heurte à une vive
résistance de la population viscéralement attachée à son statut
religieux particulier. Finalement, pour ne pas encourager la tentation
autonomiste et calmer une situation devenue explosive, Herriot renonce
à abolir le Concordat. La
lutte entre cléricaux et laïques ne cesse pas pour autant. Elle se
poursuit notamment par journaux interposés, et c'est dans ce contexte
que l'agression de Mme Bischoff est utilisée par Le Populaire.
En effet, après avoir exposé les faits, le journal ajoute : "Mais
voici le plus intéressant. Les deux jeunes gens étaient membres du
cercle catholique. Leur nom s'ajoute à la liste déjà longue en Alsace
des pieux criminels, qu'il s'agisse d'un abbé Koenig ou d'un abbé
Huchard, poursuivis pour attentat aux mœurs, d'un frère Weisshaupt de
l'ordre laïque des Franciscains, condamné pour escroquerie, ou d'un
certain Gérard, fonctionnaire d'un cercle catholique, condamné pour
cambriolage. Qu'en disent les abbés Haegy
et Schies ? Est-ce la faute de l'école
confessionnelle ?" Ce
paragraphe constitue la riposte de la gauche à une attaque récente
contre l'école laïque de la part de la presse catholique alsacienne.
En effet,
l'Elsaesser, le journal
de l'abbé Schies, avait écrit à
propos d'un jeune homme condamné pour assassinat par les assises de la
Seine : "Ce n'est pas ce jeune homme qui est coupable, c'est
l'immorale école laïque", accusation reprise par les autres
journaux catholiques d'Alsace. L'exploitation
de l'agression de Mme Bischoff est donc une escarmouche dans la guerre
idéologique entre gauche et droite qui fait rage pendant tout
l'entre-deux-guerres. L'Alsace est alors divisée politiquement et
socialement entre
"Schwarza" et "Rota". Les Noirs, encadrés par
un clergé autoritariste, sont la force dominante, mais les Rouges, aiguillonnés par des militants ardents, ne s'avouent pas battus. Parfois
la lutte des deux clans prend un aspect clochemerlesque comme à Sewen
où, pour une population de 700 habitants, il y a
deux sociétés de
gymnastique : la "Fraternité" laïque et la "Sebastiana"
fondée par le curé qui ne veut pas laisser aux Rouges le monopole du sport
dans la commune. Cette dualité divise la population et installe
dans le village un climat délétère où les quolibets échangés
dégénèrent parfois en bagarres. En
définitive, le Concordat n'est pas abrogé, sauf de 1940 à 1944 par le régime
nazi pendant l'annexion de l'Alsace au IIIe Reich. Dès la Libération,
il est rétabli. Après
la Seconde Guerre mondiale, les passions s'apaisent. La pratique religieuse baisse
d'abord peu à peu puis s'effondre à partir des années 1970. Le clergé
catholique ne se renouvelle plus et les rares prêtres perdent leur
emprise sur la société sécularisée, si bien que le militantisme laïque
s'émousse également. Peu à peu les termes "Noirs et Rouges"
disparaissent du vocabulaire politique local. Aujourd'hui,
rares sont ceux
qui demandent encore l'abrogation du Concordat en Alsace et Moselle. Même les habitants éloignés de toute
pratique religieuse voient dans le statut religieux particulier un élément
de leur identité
à préserver.
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Aucun article d'un autre journal sur cette agression n'a pu être trouvé. Il faut donc être prudent quant à l'objectivité de la seule version disponible.
Cartel des gauches : coalition des radicaux, radicaux-socialistes, républicains-socialistes et SFIO. Édouard Herriot (1872-1957). Chef du gouvernement, il déclare devant les députés le 17 juin 1924 : "Le gouvernement est persuadé qu’il interprétera fidèlement le vœu des chères populations enfin rendues à la France en hâtant la venue du jour où seront effacées les dernières différences de législation entre les départements recouvrés et l’ensemble du territoire de la République."
Abbé François Xavier Haegy (1870-1932) : homme politique et journaliste alsacien, député au Reichstag. Après 1918 il s'oppose à la politique d'assimilation française. Fondateur des organes de presse : Die Heimat (La Patrie) et Der Elsässer Kurier (Le messager d'Alsace). Abbé Julien Schies (1875-1957) : dirigeant du parti catholique Union Populaire Républicaine. Il dirige le journal Der Elsässer (L'Alsacien)
Schwarza et Rota : Noirs et Rouges c'est-à-dire catholiques et laïques. Deux sociétés de gymnastiques : à Masevaux il y avait également deux sociétés de gymnastique ainsi que deux sociétés de musique.
Les passions s'apaisent : par exemple, en 1969, à Masevaux, la musique municipale (laïque) fusionne avec la musique du cercle Saint-Martin (catholique) Rares sont ceux : par exemple, M. J.P. Hubsch, grand maître du Grand Orient de France, se prononce contre le Concordat qu'il distingue par ailleurs du reste du droit local. |
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3) 1937 : injures antisémites à Masevaux.
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Les faits. Le 29 octobre 1937, La Tribune Juive, organe indépendant du judaïsme de l'Est de la France, reproduit le jugement prononcé le 6 octobre 1937 par le Tribunal cantonal de Masevaux. C'est
le dénouement du procès intenté par Mme
Vve Jules Lévy, négociante à Masevaux
contre M. Aloïse Birgy,
dentiste à Sewen pour le motif suivant. Le 28 août 1937, dans la rue
du Maréchal-Foch à Masevaux, M. Birgy s'est adressé ainsi à Mme Lévy
: "Ihr
verschwindet bald von hier ! Eure
Heimat ist schon lange nicht mehr hier ! Haltet die Schnurre !"
["Vous
disparaîtrez bientôt d'ici ! Votre patrie n'est plus ici depuis
longtemps ! Fermez votre gueule !"] Et
le 8 septembre suivant, il récidive en écrivant à la plaignante :
"Das
es bisher nicht mein Geschmack war, mich mit Ihrer Rasse in der Öffentlichkeit
herumzuschlagen !" ["Jusqu'ici
ce
n'était pas de mon goût de me quereller en public avec
votre race !"] Le
juge cantonal, M. Bengel, condamne M. Birgy à verser à Mme Lévy la
somme de deux cents francs
au titre des dommages-intérêts ainsi qu'à payer les frais de justice.
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Mme Jules Lévy : Hortense Cahn (1881-1980) née à Westhoffen, épouse Jules Lévy en 1902. Après la mort de Jules en 1933, elle gère le magasin de confection située rue du Maréchal-Foch à Masevaux que son fils Roger Lévy exploite ensuite jusqu'à son décès en 1985. Aloïse Birgy habite à Sewen, dans sa villa en face du lac. Il exerce à son domicile ainsi que dans un second cabinet à Masevaux. Deux cent francs de 1937 équivalent environ à 100 Euros actuels. Dans les attendus, le juge souligne la modicité des dommages-intérêts demandés.
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Leur exploitation. La
Tribune juive a intitulé son article : "Au nom du peuple français
: le tribunal protège les israélites contre le racisme." Le
journal se félicite de ce verdict qui "prouve
que dans notre pays les manifestations racistes dirigées contre nos
coreligionnaires sont énergiquement réprimées." Les
attendus du jugement vont dans le même sens, notamment dans ces deux
paragraphes : "Qu'il
appartient au Tribunal de protéger les citoyens de religion israélite
contre les manifestations d'un certain mysticisme de sang ou de race qui
est contraire à la lettre et à l'esprit de notre constitution ; Que
le Tribunal croit de son devoir de réprimer énergiquement les premières
manifestations de cette mystique dans notre pays, terre de liberté et
de tolérance par excellence ; " L'issue du procès gagné par Mme Lévy rassure la communauté israélite. La Tribune juive y voit la démonstration que les Juifs peuvent avoir confiance dans les institutions françaises pour les protéger des persécutions qui ont alors cours dans l'Allemagne nazie et qui séduisent aussi les antisémites français. Hélas, l'Histoire s'écrira autrement : elle nous apprendra que le journal péchait par excès d'optimisme puisque à peine trois ans plus tard, l'État français et ses tribunaux ne protègeront plus les israélites, tout au contraire !
* * * Addenda
: Le
samedi 2 septembre 1939, alors que la veille l'Allemagne a attaqué la Pologne
et que le lendemain la France et le Royaume-Uni allaient entrer en guerre, Aloïse Birgy tue à
coups de revolver trois habitants de Sewen à quelques mètres de sa
villa du bord du lac. Dans
Patrimoine Doller n°9 (année 1999), le regretté historien local René
Limacher (1929-1913) a publié sur ce drame un article détaillé
intitulé : "Triple meurtre à Sewen". |
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Henri Ehret, février 2020. |
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Sources. Les articles de presse relatant les faits divers étudiés sont publiés sur le site Gallica. Autres sources : - Patrimoine Doller n°6, article "Les deux sociétés de gymnastique de Sewen (1920-1929)" par Denis Fluhr. - Patrimoine Doller n°9, article "Triple meurtre à Sewen" par René Limacher. - Patrimoine Doller n°26, article "Le magasin de confection Lévy" par Daniel Willmé. Sites : - https://blogs.mediapart.fr/latude/blog/201215/l-alsace-lorraine-et-le-concordat - site de la Musique municipale de Masevaux. - Journal L'Alsace du 1/03/2020, interview du grand maître du Grand Orient de France. - Wikipedia - Geneanet
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