Histoire locale de Masevaux.

 

 

Le mystère Publicola Petissot.


Il  y a deux siècles, la petite ville de Masevaux a été impliquée dans une mystification littéraire dont l'artisan n'était autre que l'une de nos plus grandes gloires nationales.

 

Avant-propos :

- Masopolitain : habitant de Masevaux. Avant 1920, le nom de la ville s'orthographiait : Massevaux.

- Rappel du contexte historique :
les évènements relatés dans cet article se passent en 1820. C'est la Restauration : le roi Louis XVIII règne sur la France ; trois partis dominent le paysage politique :

     · les "Constitutionnels", modérés qui soutiennent le roi et le gouvernement.

    · les "Ultras" : 
plus royalistes que le roi, opposés aux conquêtes de la Révolution et de l'Empire, ils se situent à l'extrême-droite de l'échiquier politique.

    · les "Libéraux" : anciens partisans de la République et de l'Empire, ils siègent à l'extrême-gauche de l'assemblée.

- les noms de journaux et les titres d'ouvrages sont en italique.

- les citations sont reproduites en vert.

 

 


I. Des lettres envoyées de Masevaux.

Le 12 février 1820, paraît dans le sixième numéro de la revue Le Conservateur littéraire une longue lettre (de l'ordre de 2500 mots) adressée aux rédacteurs de la publication. Cette lettre, datée de "Massevaux le 14 janvier 1820", est signée Publicola Petissot. Le numéro suivant de la revue, livré le 4 mars 1820, publie une seconde lettre du même auteur, datée de "Massevaux le 10 février 1820."

Début et fin de la première lettre de Publicola Petissot au Conservateur littéraire.

Origine des extraits : site Gallica.


Publicola Petissot, le signataire des lettres, se présente comme un jeune libéral de Masevaux dont le père, militant exalté pendant la période révolutionnaire, est à présent retiré de la vie politique par hostilité à la Restauration et à la dynastie des Bourbons qu'il qualifie de
"branche pourrie". Cependant, ce notable masopolitain lit assidûment les journaux parisiens et réunit presque tous les soirs ses amis pour discuter de politique locale et nationale.

Son père le tenant pour
"niais et bavard" et lui-même s'avouant "ignorant", Publicola n'est pas admis dans ce cénacle ; livré à lui-même, il assouvit sa curiosité politique par la lecture de livres empruntés en catimini à la bibliothèque paternelle. Et c'est pour faire part aux rédacteurs du Conservateur littéraire de sa dernière lecture, à savoir L'art politique de Joseph Berchoux, qu'il leur adresse sa missive.


II. L'art politique de Joseph Berchoux.

Publicola Petissot vient de lire les trois premiers chants de L'art politique de Joseph Berchoux. Il s'agit d'un poème didactique paru en 1819. Ce genre littéraire, en vogue entre 1789 et le milieu du XIXe siècle, consiste à mettre en vers des connaissances culturelles ou scientifiques. Dans ce long poème de plus de 1000 vers, regroupés en quatre chants, Berchoux retrace l'évolution de l'exercice du pouvoir depuis les âges bibliques jusqu'au temps présent. Il insiste particulièrement sur les vicissitudes qu'a connues la France pendant les dernières décennies où en moins de trente ans le pays a expérimenté la monarchie absolue, la monarchie constitutionnelle, la République, le Consulat et l'Empire.

Joseph Berchoux (1760- 1838) est un poète, humoriste, journaliste et historien dont l'œuvre la plus marquante est La Gastronomie, un autre poème didactique qui l'a rendu célèbre au début du XIXe siècle. Certains de ses vers sont passés à la postérité comme :

- "Rien ne doit déranger l'honnête homme qui dîne."

- "Qui me délivrera des Grecs et des Romains ?"

 

Portrait de Berchoux par Henri Sénard ; origine de l'image : site "Chevaucheur royal".


Mais la vision de Berchoux n'est ni objective ni impartiale. Maniant jusqu'à l'excès l'humour, l'ironie, la litote et l'antiphrase, il tourne en dérision les révolutions et autres changements de régime qui prétendent corriger les systèmes précédents.

      La démocratie vue par Berchoux :

      "Faites tout pour servir, charmer la multitude,
      Comptez sur son amour et sur sa gratitude.
      Flattez toujours le peuple, et soyez assuré,
      Qu'il n'est jamais coupable, et qu'il n'est qu'égaré."

  
     Le totalitarisme :

      "Le jour où l'on doit rire, empêchez qu'on ne pleure.
      Le plaisir
ou la mort : qu'on s'amuse, ou qu'on meure."

      Le plébiscite :

      "Et dès lors consultez vos sujets en amis.
      Demandez-leur un vœu bien librement émis :
      Mais pour y prévenir un dangereux caprice,
      Qu'ils votent surveillés par la haute police."

     La dictature de la pensée :

      "Redoutez tous les jours de sinistres projets.
      Jusque
dans leur ménage épiez vos sujets.
      Que même leur pensée y soit en surveillance.
      Sans
vos ordres exprès que personne ne pense."

Ce n'est qu'à la fin du poème que Berchoux tombe le masque et proclame son credo royaliste par ces vers :

"Adieu principe, adieu tous mes droits que j'abdique :
VIVE LE ROI ! voilà tout mon art POLITIQUE."

 


III. L'art politique vu par Publicola Petissot.

Dans sa première lettre,
Publicola Petissot s'extasie sur le poème de Berchoux. Hélas pour sa crédibilité, il prend Berchoux au premier degré. Là où il n'y a que sarcasmes royalistes, il croit lire une apologie de la Révolution et de la République et il s'en émeut :

"Et ici, Messieurs, je vous le demande, quel ravissement n'ai-je pas éprouver en voyant proclamer tout haut des maximes que mon père et ses amis n'émettent encore que tout bas." 

Et lorsque Berchoux raille la République par ces vers :

"Heureuse la contrée, aux mœurs républicaines,
 
chacun de l'État à son tour tient les rênes,
 
Où de fiers citoyens, bons à tous les métiers,
 
Le matin font des lois et le soir des souliers !"

Petissot y voit un  éloge qui lui fait dire : "Cette opposition fait venir les larmes aux yeux."

Le Masopolitain s'étend ainsi sur les trois premiers chants avec un enthousiasme candide. Pourtant, à la fin de sa première lettre, il fait amende honorable. Il avoue avoir été abusé par son ignorance : "il me fut à peu près prouvé que les trois premiers chants de l'Art politique n'étaient qu'une longue figure de rhétorique, appelée vulgairement ironie, comme quoi je restai convaincu que l'auteur était un ultra mauvais plaisant..."

Dans sa seconde lettre, Publicola se concentre sur le chant IV. Il ne l'a pas lu, mais il a eu écho des commentaires qu'en ont fait les amis de son père, les zélateurs de la République et de l'Empire. Ceux-ci éreintent l'ouvrage de Berchoux, le traitent de "livre subversif des principes, attentatoire à notre repos, destructif de l'union et du repos." Publicola retranscrit plusieurs passages que les libéraux masopolitains ont accueillis avec les mots "calomnie, perfidie, injure, blasphème, imposture."

Pour faire bonne mesure, l'auteur termine sa lettre en rapportant les "qualifications peu honorables" dont les amis de son père ont accablé l'auteur de L'art politique. Berchoux est traité d' "aristocrate de profession, d'ennemi des lumières, de mauvais Français, de bien vilain homme qui croit en Dieu."

Enfin, Publicola Petissot confirme que les libéraux de 1820 regrettent le temps de la Terreur puisqu'il conclut ainsi : "Espérons que le temps n'est pas éloigné où, si quelqu'un refuse de marcher avec le siècle, on le mettra au pas, comme le disait et le faisait cet intègre M. Coffinhal."

[Jean-Baptiste Coffinhal (1762-1794 : Montagnard, membre du Tribunal Révolutionnaire. On lui attribue la phrase :"La République n'a pas besoin de savants !"]

Au total, les deux lettres de Publicola Petissot constituent pour le Conservateur littéraire le compte-rendu de L'art politique de Joseph Berchoux. Pour peu que le lecteur soit habile à décoder les figures de rhétorique, à distinguer le second degré dans les citations de Berchoux et à percevoir les contresens dans le bavardage de Petissot, il saisit la nature de L'art politique : une satire royaliste se moquant des révolutions et de l'aventure napoléonienne. Et il comprendra sans peine l'avis du Conservateur littéraire sur le poème de Berchoux : les hauts cris poussés par les libéraux sont autant d'applaudissements de la part des rédacteurs royalistes de la publication.

 


IV. En savoir plus sur Publicola Petissot.

Le lecteur du XXIe siècle un peu fureteur, surtout s'il est un citoyen de Masevaux, est légitimement intrigué par le personnage de Publicola Petissot. Qui était ce jeune homme à la fois touchant par sa niaiserie et inquiétant par ses penchants pour les pires excès politiques ? Quelle a été sa vie à Masevaux en 1820 ? Quelles traces sa famille a-t-elle laissées dans notre ville ?

Hélas, les recherches à Masevaux n'apportent aucune réponse à ces questions. Bien que le patronyme "Petissot" existe en France, on n'en trouve aucun exemple dans les registres masopolitains et il en est de même du prénom Publicola.

Le doute s'installe : la ville où ont été écrites les lettres est-elle bien notre Masevaux d'aujourd'hui ? Dans une note de bas de page, le Conservateur littéraire signale que
"Massevaux, petite bourgade du Haut-Rhin" se serait illustrée lors des "pétitions relatives à la loi des élections", ce qui n'est vérifié dans aucun document. Publicola lui-même est avare en informations sur sa ville. Tout au plus nous indique-t-il que c'est le centre-bourg de "dix-sept communes environnantes" et que "bon nombre de gens n'entendent pas le français." Quant à la description de la société locale, elle est émaillée d'invraisemblances comme lorsque Publicola raconte que l'épicier de Masevaux enveloppe le beurre et les chandelles dans les pages du journal La Renommée.

[La Renommée est un quotidien libéral parisien fondé par Benjamin Constant qui a paru du 15 juin 1819 au 13 juin 1820.]

L'impossibilité d'identifier la famille Petissot à Masevaux et celle d'être assuré qu'il écrit bien à partir de notre ville incitent à poursuivre l'enquête au niveau du Conservateur littéraire. Celui-ci aurait-il publié des articles inexacts ou falsifiés ?

 


V. Le Conservateur littéraire, apparences et réalités.

Les non-initiés seront certainement étonnés de découvrir le nom des fondateurs de ce journal littéraire : en effet, il est lancé en 1819 par les frères Abel, Eugène et Victor Hugo.

En 1819, Victor, âgé de 17 ans et Eugène, son aîné de 16 mois, sont destinés à suivre des études de droit car leur père, pour qui la littérature n'est qu'un passe-temps plaisant, exige qu'ils acquièrent une situation sérieuse. En fondant la revue littéraire, les fils veulent prouver au père qu'ils pouvaient vivre de leur plume et réussir dans la carrière des lettres.

Depuis sa prime jeunesse, Victor Hugo est un fervent admirateur de Chateaubriand. N'a-t-il pas écrit à 14 ans : "Je veux être Chateaubriand ou rien ?" Aussi la nouvelle publication littéraire se réfère-t-elle au grand écrivain romantique. Son titre reprend directement celui du journal politique de Chateaubriand, Le Conservateur, qui vient justement de cesser de paraître. Et de même que l'organe de Chateaubriand exprimait le point de vue du parti ultra, le périodique des frères Hugo défendra l'opinion des écrivains romantiques et royalistes.

Cependant, l'équipe du Conservateur littéraire manque de moyens. Elle ne peut payer tous les rédacteurs nécessaires pour lire les nombreuses parutions et rédiger les critiques. Abel Hugo s'occupe surtout de l'administration et de la diffusion de la revue tandis qu'Eugène est miné par des troubles psychiatriques. Alors, Victor, le benjamin, accomplit un époustouflant tour de force : pour faire croire à l'existence de nombreux collaborateurs et prêter au Conservateur littéraire une rédaction bien organisée, il écrit lui-même plus de la moitié des textes de la revue. De décembre 1819 à mars 1821, il compose 112 articles et 22 poésies sous onze signatures différentes. Ces écrits témoignent d'une prodigieuse culture littéraire et historique et d'une capacité de travail hors du commun chez ce jeune homme à peine sorti de l'adolescence.

 

 

 

 

 

Victor Hugo en 1820.

Portrait par Adèle Foucher.

 

 

 Origine de l'image : Wikipedia.


Ainsi, l'identité du mystérieux Publicola Petissot est dévoilée ! Le signataire des lettres de Masevaux n'est autre que Victor Hugo ! Celui-ci a créé de toutes pièces le personnage du jeune Masopolitain sot et niais. Il en a fait l'auteur fictif de la critique du poème de Berchoux et l'instrument de ses moqueries envers les opinions libérales. 

Le pseudonyme n'a pas été choisi au hasard. En prénommant le personnage "Publicola", Hugo le met au rang des sans-culottes qui raffolaient des prénoms puisés dans l'antiquité romaine comme Brutus, Gracchus ou Regulus. Le cognomen du consul romain Publius Valerius Publicola signifiant "ami du peuple", Hugo ajoute une référence supplémentaire aux Montagnards puisque Marat se flattait de ce même surnom.

Le patronyme "Petissot" permet à Hugo de se moquer d'un adversaire politique en la personne de Pierre-François Tissot (1768-1854), professeur de poésie latine au Collège de France. Acquis à la Révolution, ami du conventionnel Alexandre Goujon, puis admirateur de Napoléon, Tissot a réhabilité l'œuvre militaire de la Convention et s'est érigé en opposant déterminé de la Restauration. Avec le patronyme "Petissot", Victor Hugo traite, non sans insolence, le distingué homme de lettres et futur académicien de "petit sot."

Quant au choix d'avoir localisé Publicola Petissot à Masevaux, on en est réduit aux hypothèses car aucun document ne l'explicite. Abel Hugo était féru de géographie ; il a pu signaler à son frère cette localité qui figure sur la carte du Haut-Rhin.

Mais pourquoi le Haut-Rhin ? Probablement parce que dans les années 1820, le Haut-Rhin passe pour le département le plus révolutionnaire de France. En effet, sur cinq députés, quatre appartiennent à l'opposition libérale d'extrême-gauche.

[Ces quatre députés sont : Marc-René Voyer d'Argenson, Édouard Bignon, Georges Washington de Lafayette et Jacques Koechlin.]

Ainsi, sous la plume de Victor Hugo, "Publicola Petissot de Masevaux" devient-il la caricature des libéraux, hostiles aux Bourbons et nostalgiques des pires excès de la période 1789 à 1815.

 

 
Sur le rôle du Haut-Rhin dans les complots contre la Restauration voir cet article :

https://ogygie.fr/conspiration.htm

 


En guise de conclusion.

En 1837, Victor Hugo a fait une pause de quelques heures à Montreuil-sur-Mer. Vingt-cinq ans après, c'est dans cette ville qu'il a situé la première partie des Misérables, la faisant entrer pour toujours dans l'histoire littéraire.

On ne peut pas dire que l'illustre écrivain nous ait fait pareille gracieuseté en citant Masevaux dans sa revue littéraire puisque son but était d'en brocarder les habitants. Mais ne lui tenons pas rigueur de cet écrit de jeunesse ! Les deux siècles écoulés ont effacé les passions de jadis et la portée des lettres de Publicola Petissot a été infime en regard de celle des Misérables !

Alors, gardons dans notre souvenir qu'un jour de 1820, un génie de 18 ans a trempé sa plume dans l'encrier avant de tracer ces mots :
"Massevaux, 14 janvier 1820."

 

 

 

Henri Ehret, mars 2024.

Contacter l'auteur.

 

 

Sources :

- Les lettres de Publicola Petissot et les explications concernant Le Conservateur littéraire figurent dans les Oeuvres complètes de Victor Hugo par Paul Meurice puis par Gustave Simon sur le site Gallica.

- L'art politique de Joseph Berchoux peut-être consulté sur le site Gallica.

- sur Joseph Berchoux : le site https://journals.openedition.org/lrf/1198?lang=es

- sur Le Conservateur littéraire : le site https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34427881r

- Wikipédia.

 

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