Histoire locale de Masevaux.

 


La porte de la discorde.

Quand Louis XIV ne badinait pas avec la moralité des chanoinesses de Masevaux.

 


Pendant plus de mille ans, l'abbaye de dames nobles  a été au cœur de la ville de Masevaux. Tout au long des siècles, cette institution a joué un rôle essentiel dans la vie économique, sociale et religieuse de nos prédécesseurs. Le temps, qui efface tout, a englouti l'ordinaire de la vie de la cité et de ses rapports avec le pouvoir monastique. Cependant, des crises, des conflits, des procès nous ont laissé des documents qui témoignent des rivalités, passions et compromissions qui ont marqué à toutes époques les acteurs de la vie locale.

L'une de ces archives est traitée dans cet article. Elle relate une querelle, ne manquant ni de sel ni de sous-entendus, impliquant l'abbaye et les autorités masopolitaines et qui n'a été résolue que par l'intervention du roi Louis XIV.

 


Rappel succinct de l'histoire de l'abbaye.                          
Aller directement à la "Porte de la discorde."

Selon la tradition, le monastère de Masevaux a été fondé au VIIIe siècle par un personnage dont l'existence historique n'est pas prouvée : le comte Mason. La légende dit que Mason était le petit-fils du duc d'Alsace Adalric, le père de sainte Odile, et qu'il était également le petit-neveu de saint Léger (ou Léodegard), l'évêque d'Autun, conseiller du roi mérovingien Childéric. Vers 730, le fils unique de Mason, âgé de huit ans, se serait noyé dans la Doller. En mémoire et pour le salut de son fils, le comte aurait établi à proximité du lieu de la noyade un couvent de bénédictines dédié à son parent, saint Léger. Il aurait légué à cette institution de vastes possessions englobant la vallée de la Doller et des terres dans une vingtaine de villages du Sundgau.

Qu'il ait été historique ou légendaire, le comte Mason a bien été le personnage éponyme du monastère et, partant, de la ville qui s'est développée à l'entour. L'abbaye a été nommée "Masonis monasterium" d'où a découlé l'allemand "Masmünster" ; et "Masonis Vallis" a donné Masevaux. La première mention historiquement certaine de l'abbaye date de 780 quand, dans un acte de Charlemagne, elle a été nommée "coenobium Masunvilare."
[le couvent de Masevaux ]

 


Au cours du Moyen-Age, l'abbaye de Masevaux est devenue un établissement réservé aux jeunes filles nobles. Plus tard, au XVIIe siècle, il faudra faire preuve de seize quartiers de noblesse tant du côté paternel que maternel pour y être admise. Chaque religieuse bénéficiait d'une prébende, c'est-à-dire d'une part de la mense capitulaire
[les revenus du monastère]. L'abbaye de Masevaux était assez riche pour entretenir seize chanoinesses ; aux XVIIe et XVIIIe siècles cependant, leur nombre était généralement réduit à une petite dizaine de moniales. 

 

 

Elisabeth-Henriette, baronne de Bulach,

chanoinesse de l'abbaye de Masevaux vers 1730.

 

Origine de l'image : https://www.numistral.fr/ark:/12148/btv1b10109333r

Par rapport aux origines, la rigueur de la règle de saint Benoît s'est peu à peu adoucie. Les moniales ne faisaient pas vœu de pauvreté et leurs prébendes substantielles leur permettaient de mener une vie confortable, habitant des appartements particuliers avec domesticité, riche ameublement et vie sociale festive. Même leur habillement les distinguait à peine des chanoinesses séculières. [qui vivent dans le monde et non dans un monastère.]

Masevaux au XVIIe siècle, dessin de Raymond Mattauer.

 

  contour de l'abbaye.
  passage actuel de la D466G du Pont d'Aspach au Ballon d'Alsace, soit d'Est en Ouest : rue du Général de Gaulle, Fossé des Flagellants, Avenue Gérard.

Quelques repères : 

1 : Ringelstein - 2 : église Saint-Martin hors les murs et cimetière - 3 : Porte Saint-Martin - 4 : Hôtel de ville - 5 : Château seigneurial (emplacement de l'actuelle école des Abeilles) - 6 : actuelle place des Alliés - 7 : Kornplatz (actuelle place Clemenceau) - 8 : Porte Neuve - 9 : Porte du Haut - 10 : Dielenplatz (emplacement de l'actuelle église Saint-Martin)



Le dessin ci-dessus montre que l'abbaye occupait la partie sud-est de la ville. Elle était comprise dans un enclos formé par les remparts de la cité et deux grands édifices, l'église et le bâtiment perpendiculaire où logeaient les moniales. Le premier sanctuaire du VIIIe siècle a été remplacé au XIVe siècle par une abbatiale monumentale qui a existé jusqu'en 1859. Cette année-là, un incendie a détruit la nef, ne laissant subsister que le chœur. A la fin du XVIIIe siècle, sept nouveaux hôtels particuliers attenants, un pour chaque chanoinesse, ont été édifiés à l'ouest de l'église [actuelle cour du chapitre] tandis que l'abbesse s'est fait aménager un pavillon avec un salon d'été de style néoclassique.

 

 

 

 

Photo ci-contre :

Au centre du cloître s'élevait la fontaine de la Vierge aux roses (ou fontaine des anges), transférée au XIXe siècle dans le square Steinbach à Mulhouse.

Origine de la photo : carte postale.


La gestion du monastère était assurée par le chapitre [assemblée des chanoinesses] dirigé par une abbesse élue. Celle-ci exerçait l'autorité religieuse sur l'ensemble de son territoire ainsi que le pouvoir temporel. Pour ce dernier, ne pouvant utiliser elle-même la force armée, elle avait recours à la tutelle de seigneurs laïcs chargés de faire respecter les droits de l'abbaye. Au cours des siècles se sont succédé dans ce rôle les comtes de Montbéliard, les comtes de Ferrette, les Habsbourg, les comtes de Bollwiller, les Fugger, les Rosen, les Rothenbourg. Au fil des siècles, les relations entre ces familles nobles et l'abbaye ont souvent été conflictuelles car les seigneurs cherchaient à accaparer taxes et redevances au détriment des religieuses.

Par ailleurs, l'autorité de l'abbesse était également en concurrence avec la cité de Masevaux devenue dès le XIVe siècle ville fortifiée avec son conseil élu, ses ressources fiscales et ses propres droits de police et de justice.

 


L'affaire de la porte.

A la fin du XVIIe siècle, les chanoinesses de l'abbaye de Masevaux, par la voix de leur abbesse Marie Jacobé zu Rhein, ont demandé qu'une porte soit percée dans le mur d'enceinte de la ville, là où il délimitait le monastère. Cette issue devait leur permettre de sortir directement dans la campagne, sans passer ni par l'entrée du couvent, ni par les portes fortifiées de la cité.

Quelles étaient les motivations des nobles dames ? Peut-être des promenades tout à fait innocentes ! Mais leur requête a donné lieu aux suspicions licencieuses de tous ceux qui ne portaient pas les moniales dans leur cœur. Ces aristocrates privilégiées ne vivaient-elles pas dans l'oisiveté et l'aisance grâce au labeur du peuple ? Voulaient-elles en plus prendre des libertés avec leur vœu de chasteté ?

Les remparts et fossés étant biens de la ville, l'abbesse, soutenue par le seigneur de Masevaux, le comte Nicolas-Frédéric de Rothenbourg, a adressé sa demande aux magistrats de la cité. Ceux-ci lui ont opposé un refus net.

 


Mais Marie Jacobé, procédurière opiniâtre comme nombre de ses devancières, ne s'est pas tenue pour battue. Elle a fait appel de la décision de la ville auprès du Conseil Souverain d'Alsace.  Et, à la grande satisfaction de l'abbesse, le Conseil Souverain lui a accordé la porte revendiquée. Le jugement du Conseil Souverain étant en principe sans appel, l'abbaye triomphait, les autres autorités masopolitaines devaient s'incliner. La porte a été percée et les moniales ont pu battre la campagne à volonté.
 

Le Conseil Souverain d'Alsace.

Cette cour, créée en 1657 par Louis XIV, jouait en Alsace le rôle tenu dans les autres provinces par les parlements. Composée de 24 juges et d'un premier président, elle tranchait les appels des juridictions inférieures en dernier ressort. En 1698, il siégeait à Saint-Louis-lès-Brisach avant de s'installer à Colmar.

Origine de l'image : Wikipedia.


Mais c'était sans compter avec l'absolutisme royal : en effet les décisions judiciaires du Conseil Souverain pouvaient, à titre exceptionnel, être censurées par le Conseil privé du roi. L'affaire de la porte du couvent est remontée jusqu'à Versailles où elle a été soumise à Louis XIV. Le roi, ému de cette percée pratiquée dans les flancs d'un couvent de demoiselles, a chargé son secrétaire d'État à la Guerre, Le Tellier de Barbezieux [un fils du grand Louvois], d'exprimer son vif mécontentement au Conseil Souverain d'Alsace.

Le 4 mai 1698, Barbezieux a adressé la lettre suivante au Conseil Souverain d'Alsace :


"Le Roy a esté informé que, sur le différend qu'il y a eu entre M. de Rottenbourg, les magistrats et les bourgeois de Masmünster, le Conseil Supérieur a rendu un arrest qui permet à l'Abbesse de faire ouvrir une porte à la muraille de cette ville qui avoisine son abbaye.

Comme il ne convient pas qu'un couvent de filles ait une porte qui donne dans la campagne ny que ledit conseil accorde de pareilles permissions pour des villes frontières, les clôtures des lieux où l'on met des troupes ne devant s'ouvrir ny fermer que par l'ordre de Sa Majesté ou de celuy qui commande pour son service dans la province, je suis obligé de vous dire que le Roy a fort  désapprouvé cet arrest, que Sa Majesté a ordonné à M. le marquis d'Huxelles [commandant en chef des armées du roi en Alsace] de faire refermer cette porte et qu'elle ne désire pas qu'une autre fois le Conseil d'Alsace prenne connaissance de pareille chose ; c'est ce que vous ferez, s'il vous plaist, entendre à votre compagnie, afin qu'elle se conforme à la volonté de Sa Majesté."

 

 


La porte a donc été condamnée et les religieuses privées de sorties bucoliques...

Mais, la nature humaine étant ce qu'elle est, au cours des décennies suivantes, les chanoinesses ont trouvé d'autres exutoires à leur condition de recluses. En 1782, près d'un siècle après l'affaire de la porte, Xavière de Ferrette, dernière abbesse de Masevaux, écrivait à propos de son chapitre : "L'on s'y donne des rendez-vous de tous les coins de la province ; et même des parties de plaisir combinées amènent quelque fois des troupes de jeunesse de l'un et l'autre sexe."

Xavière de Ferrette n'a pas eu le temps de remédier à la décadence de son couvent. Lors de la Révolution de 1789, les chanoinesses ont quitté le monastère dont les bâtiments ont été vendus comme biens nationaux en 1798. C'était, après mille ans d'existence, la fin de l'abbaye de Masevaux.

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Henri Ehret, septembre 2022.

Contacter l'auteur.

Sources.

 "Histoire de Masevaux, abbaye et sanctuaires" par Pirmin Tresch, Éditions Oberlin, 1987.

 Patrimoine Doller n°8 et 30.

 Sites : 

 https://c.lalsace.fr/haut-rhin/2016/08/20/masevaux-en-memoire-d-un-fils

 https://www.masevauxhistoire.fr/la-vallee-de-masevaux/

 https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/IA68003296

 Petite gazette des tribunaux criminels et correctionnels d'Alsace publiée par M. de Neyremand, 1860.

Wikipedia.

 

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