MON DÉPART À LA RETRAITE. |
Le vendredi 23 juin 2006, j'ai eu le plaisir d'accueillir le personnel du collège, quelques collègues retraités ainsi que les membres de ma famille, à la réception offerte pour mon départ à la retraite. En introduction à cette fête, j'ai confié à mes invités quelques réflexions sur ma période d'activité. |
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Je renouvelle ici mes remerciements, tout particulièrement à l'amicale des enseignants du collège, aux professeurs d'Histoire - Géographie, ainsi qu'à tous ceux qui par leur présence chaleureuse, leur participation à un cadeau, leur message écrit, m'ont témoigné tant d'amitié à l'occasion de cet événement si marquant.
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Madame
le Principal, chers collègues, chers amis,
Me voici donc arrivé au terme de plus de 40 ans de présence dans l’Éducation
Nationale, dont 35 années au collège de Masevaux. Ce moment, si
marquant, m’a conduit à jeter un regard en arrière, sur toutes ces années
vécues au contact des élèves, et je souhaite vous livrer quelques réflexions
sur ce bilan. C’est
en 1964 que je me suis trouvé pour la première fois dans la salle de
classe d’un collège, face à des élèves. Ce début m’apparaît
aujourd’hui extrêmement lointain, non seulement parce qu’il s’agit
d’une large moitié d’une vie, mais surtout parce que depuis cette
date, la société et l’école ont tellement changé que c’est à
peine si je peux me reconnaître dans ce passé révolu. En effet, ma période d’activité a été marquée par des bouleversements constants. La société a changé et a entraîné avec elle l’école dans son mouvement et ses remous. Dans sa rapide évolution, le monde qui nous entoure nous a bousculés et nous a mis en permanence dans l’obligation, nous aussi, de changer, de nous adapter, de nous renouveler.
Les mutations que le collège a dû prendre en compte pendant cette période
ont été nombreuses et profondes.
Au milieu des années 60,
quand j’ai commencé, il y avait encore 40 % des enfants qui
n’entraient pas en 6e. Véritable révolution copernicienne,
le collège a dû faire face à la massification de l’enseignement.
L’idée même que tous les élèves quittent l’école primaire pour
entrer au collège a constitué un changement si dérangeant que bien des
enseignants ont eu du mal à l’intégrer.
Puis, est venue la bourrasque de mai 68 qui a entraîné parmi ses conséquences
l’ouverture du collège à toutes les parties prenantes de l’éducation.
Que de réticences n’a-t-il pas fallu vaincre pour admettre comme
partenaires les délégués des parents et des élèves ! Combien d’années
n’a-t-il pas fallu avant que les conseils de classe trouvent un mode de
fonctionnement respectueux de tous les participants !
Ensuite, après 1975, autre lame de fond qui a touché le collège, toutes
les mesures destinées à accueillir indifféremment tous les enfants
d’une même classe d’âge en 6e et les conduire tous en fin de 3e.
J’évoque ici le collège unique avec la fin des filières, les classes
hétérogènes, l’abandon de l’orientation après la 5e, la
fermeture de la SES.
Plus tard, dans les années 80, la rénovation des collèges, la décentralisation
et l’autonomie des établissements ont également apporté leur lot de
nouveautés dans le fonctionnement et la pédagogie. Parallèlement, les
modifications des structures familiales et les mutations socio-économiques
ont bouleversé la vie des élèves et de leurs parents, induisant pour
nous des problématiques inédites.
Plus récemment, les
innovations techniques liées à la vidéo, à l’informatique et à l’Internet,
ont rénové les façons de
travailler et ont sollicité de notre part de nouvelles capacités
d’adaptation.
Par cette rétrospective,
j’aimerais convaincre, surtout les plus jeunes d’entre vous, qu’à
aucun moment l’enseignement en collège n’a été un long fleuve
tranquille. Je ne peux pas me souvenir d’une année scolaire où les
collègues auraient dit : "Tout va bien, nous avons de bonnes
classes, les conditions sont optimales." Le leitmotiv de chaque
rentrée était plutôt : "Mais comment allons nous faire ? Où
allons nous ? On n’a jamais vu cela !" avec comme
corollaires toutes les phrases qui commencent par "Ah ! de mon
temps..." et qui expriment la nostalgie du passé et le désarroi
devant l’avenir.
Car chacune de ces transformations déstabilisait l’enseignant du
terrain et installait le doute sur sa mission. Pour nous, professeurs, les
changements sont un perpétuel défi. Nous avons par nature un
penchant pour le conservatisme et aimerions bien souvent suspendre la
course du temps.
Avec des raisons certes légitimes : préserver nos valeurs, nos repères,
les exigences de nos disciplines ou encore l’humanisme de notre culture.
Pourtant,
nos réticences et nos résistances sont toujours vaines, le mouvement
l’emporte inexorablement. Car les jeunes qui nous sont confiés sont
l’avant-garde du monde de demain, ce sont eux qui incarnent la vie et
l’avenir, il sont l’eau vive qui se rit des digues et des barrages !
Dans
cette constante dualité entre le mouvement et la résistance, j’ai
toujours cherché à me situer dans l’ouverture aux changements. D’une
part par ma conviction que notre métier doit coller constamment aux évolutions
humaines et techniques, et d’autre part par ma foi dans l’évolution
positive de notre monde.
Pour moi une vision optimiste du futur est une attitude nécessaire pour
l’enseignant : comment pourrions nous être crédibles pour nos jeunes élèves
si nous ne leur communiquions pas la foi dans l’avenir ? Pour
qu’ils puissent avancer avec confiance vers leur vie adulte, il faut
qu’ils la perçoivent ouverte et riche de promesses.
Cet
optimisme, dont j’aimerais vous léguer quelques parcelles en partant,
n’est pas seulement un parti pris abstrait, il repose aussi sur le
constat objectif des progrès que j’ai vécus. Au
cours des 4 dernières décennies, malgré notre propension à ne voir
souvent qu’une constante descente aux enfers, d’indéniables évolutions
positives ont eu lieu.
Matériellement, notre
condition a connu de belles améliorations. Nos bâtiments, nos
installations sportives, nos salles spécialisées, nos moyens de
reprographie, nos équipements vidéo et informatique, ont gagné sans
cesse en richesse et en confort. Nos plus jeunes collègues imaginent-ils
seulement que pendant des décennies, les professeurs changeaient de salle
à chaque heure en transportant avec eux tout leur matériel, et que
s’ils voulaient dupliquer un document il fallait d’abord l’inscrire
à la main sur un stencil avant de le tirer avec une machine à alcool en
tournant la manivelle !
Sur le plan financier, nos traitements aussi ont connu une embellie au
cours de cette période. Il y a 20 ans, la meilleure perspective de fin de
carrière des PEGC était l’indice 537, alors qu’aujourd’hui chacun
peut espérer atteindre grâce aux nouveaux échelons de la hors-classe
l’indice 782, soit un gain de plus de 45%.
Moralement,
un grand pas vers plus de justice a été réalisé par l’unification
des conditions de travail et de salaires. Je n’oublie pas l’époque où
avec mes collègues PEGC, nous assurions 21 heures de cours par semaine
tout en étant payés moins que ceux qui en faisaient 18. La fin de cette
iniquité a constitué un précieux progrès de notre dignité. Professionnellement,
le bilan peut apparaître plus ardu à défendre, surtout à la fin de
cette année où nombre d’entre vous avez souffert d’élèves
particulièrement difficiles. Je ne me cache pas que l’évolution des
dernières années sur le plan comportemental a apporté des situations
devant lesquelles nous sommes désemparés. Dans les manifestations de
violence et d’incivilité, je ressens douloureusement un retour de
formes de barbarie inimaginables quand j’étais en début de carrière.
J’aurais cru définitivement
disparus des comportements comme le fait de cracher dans la cour ou tout
à fait impossibles ces insultes grossières que nous devons parfois
subir.
Pourtant, au risque de
vous paraître utopiste, sur ce plan des résultats éducatifs, là aussi,
je veux voir du positif. Sans ouvrir le débat inépuisable
du niveau qui baisse et ou qui monte, je voudrais tirer un bilan en me
basant sur les récentes rencontres avec les parents d’élèves.
Parmi les parents des élèves actuels, un grand nombre ont été eux-mêmes
mes élèves il y a 25 ou 30 ans. Et, à cette époque, j’avais déjà
rencontré leurs propres parents. C’est
en comparant ces deux générations de parents que j’ai ressenti une
belle évolution. Il y a 30 ans, les pères ou les mères qui se déplaçaient
étaient peu nombreux. Ils s’exprimaient souvent avec gêne et avaient
du mal à comprendre les arcanes des études.
Aujourd’hui, plus nombreux sont les parents qui viennent aux réunions.
Ces parents, dans leur majorité, je les ai vus plus à l’aise, plus
cultivés, capables de soutenir la discussion et très impliqués dans
leur rôle de partenaires de l’éducation. J’ai
réalisé qu’ils sont une génération de citoyens plus épanouis et
plus responsables que la précédente, et j’ai la faiblesse de croire
que notre travail a contribué à sa formation.
Cette réussite me donne l’espérance que les défis d’aujourd’hui,
vous pourrez également les relever si votre détermination et votre créativité
surmontent les problèmes de l’immédiat pour voir la finalité à long
terme de l’éducation. * *
*
Au
cours de ma présence dans ce collège, j’ai travaillé avec des
centaines de collègues et personnels de toutes catégories. Il m’est
impossible d’évoquer individuellement tous ceux qui m’ont apporté
leur collaboration, leur solidarité et le partage de leur expérience.
Merci à ceux, nombreux parmi vous, qui étiez avec moi dans les mêmes équipes
pédagogiques, merci à tous ceux qui par leur travail quotidien dans la
gestion et l’entretien ont permis à l’enseignant que j’étais
d’enseigner. Je
souhaite cependant exprimer nommément ma reconnaissance et mon estime à
des personnes à qui je dois beaucoup.
Tout d’abord à mon épouse, Françoise, qui depuis 38 ans m’apporte
son soutien indéfectible, à la fois affectif, moral et matériel, sans
lequel je n’aurais pas pu surmonter les inévitables épreuves que
comporte toute carrière.
Et puis, je suis heureux d’avoir avec nous ma fille Florence et mon fils
David, avec leurs conjoints
et leurs enfants. Pour eux aussi, ce collège a été une étape
importante de leur vie. Comment pourrais-je oublier les années qu’ils y
ont passées et où, expérience unique, ils ont été à la fois mes
enfants et mes élèves. Merci à eux pour toutes les satisfactions apportées
tant au père qu’au professeur, et pour leur présence aujourd’hui.
Et, en passant, je trouve très sympathique de la part du Grand Duché de
Luxembourg d’avoir fixé sa Fête Nationale à aujourd’hui 23 juin, ce
qui a permis à David et Joséphine de se joindre à nous !
Madame le Principal, je veux vous dire combien je me félicite d’avoir
terminé ma carrière sous votre direction. Non seulement parce que j’ai
apprécié votre force d’âme et votre dévouement pour nos élèves,
mais aussi pour un peu de chauvinisme local. Quelle fierté que ma dernière
principale soit originaire comme moi de notre vallée ! Nous sommes
ici quelques-uns, issus des villages traversés par la Doller, qui dans un
passé pas si lointain, avons dû supporter les continuels sarcasmes sur
le soi-disant caractère inculte et borné des autochtones. Depuis votre
arrivée, je n’ai plus entendu cet écho, relégué, j’espère définitivement,
dans les oubliettes des préjugés. Merci aussi pour cela, Madame le
Principal !
J’ai également une pensée pour mes collègues d’Histoire - Géographie :
Chantal, Franck, Vincent, Philippe, Bertrand. Je veux témoigner de la
bonne entente qui a régné entre nous pendant toutes ces dernières années.
Je forme tous mes vœux pour qu’ils
continuent dans cet esprit à faire vivre ces matières avec la
passion qu’elles méritent.
Un clin d’œil aussi à
mes partenaires sportifs parmi vous. Aux joueurs de volley lors des séances
hebdomadaires qui se sont maintenues à travers toutes les vicissitudes
des dernières décennies et auxquelles je suis resté fidèle depuis le
premier set joué en 1971 sur le macadam de la cour de l’école des
Remparts. Je me réjouis à la perspective de
continuer de participer à ces parties de volley, ainsi qu’aux
rencontres de tennis de notre équipe corporative qui défend les couleurs
des Enseignants de Masevaux. Merci aux tennismen : Christian, Michel,
Rémi, Franck, Karl pour votre amitié et les bons moments passés sur les
courts. * *
*
Enfin, au moment de
tourner la dernière page du livre, vous me permettrez de revenir un
instant sur la page initiale.
Je suis entré en 6e le 1eroctobre 1957 au collège de Masevaux
qui s’appelait alors "Cours Complémentaire". Avec mes
quelques camarades, 26 en tout pour toutes les communes du secteur, nous débarquions
gauches et apeurés de nos villages. Issus de familles très modestes,
pour la plupart des ouvriers paysans qui ne maîtrisaient pas le français,
nous nous demandions comment nous allions pouvoir nous en sortir dans
ce monde inconnu.
Heureusement, nous avons été pris en mains par des maîtres à qui je désire rendre hommage aujourd’hui. Ce n’étaient pas forcément des professeurs bardés de diplômes et de concours, ni des spécialistes pointus d’une discipline. Ils enseignaient différentes matières selon les besoins. Mais ils étaient en phase avec la population et avec nous. Ils connaissaient nos handicaps et savaient comment nous armer pour les surmonter. Ils osaient prendre les initiatives nécessaires sans trop se préoccuper du BO, comme par exemple de nous transporter dans leurs voitures personnelles sur les lieux des examens.
* *
* Aussi,
suis-je particulièrement heureux de voir parmi nous un de ces maîtres à
qui je dois tant. Madame Monique S... a été mon professeur de Sciences
Naturelles et de dessin en 5e. "Chère Monique, je dois t'avouer que j’ai oublié tout ce que tu m’as enseigné, mais je ressens aujourd’hui comme si c’était hier l’ambiance chaleureuse que tu créais lorsque tu nous lisais des extraits du « Petit Chose » pendant que nous dessinions."
* *
*
Aujourd’hui, avec le recul d’un demi-siècle, je comprends que ces maîtres,
sans grands discours théoriques, étaient animés par les valeurs républicaines
auxquelles ils ont donné un sens concret.
C’est la liberté, qui se traduit par une pensée débarrassée
de l’ignorance et des préjugés.
C’est l’égalité qui est celle avec laquelle tout élève est
accueilli et éduqué.
C’est la fraternité qui existe lorsque chacun est reconnu et
respecté.
Ils ont ainsi mis en oeuvre l’idéal de l’élitisme républicain,
c’est-à-dire la promotion de chacun au meilleur niveau de ses capacités.
Et je ressens profondément que c’est cette philosophie qui a donné
l’impulsion décisive à ma vie.
C’est dans cet esprit
que je souhaite vous passer le relais : bientôt mes petites-filles
entreront au collège. Je vous les confie avec la certitude que vous
saurez les faire vivre et grandir !
Bon vent pour le collège de Masevaux,
bonne continuation et bonne réussite à tous ! Merci
d’avoir écouté avec autant d’attention ma dernière leçon !
* *
* Henri Ehret, juin 2006. |
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