Le collège.

Chapitre I.

Ces pages relatent ma scolarité de la 6e à la 3e. L'établissement fréquenté était d'abord un "Cours Complémentaire", puis devint un CEG : "Collège d'Enseignement Général."

 

Avertissement : Les noms des enseignants cités ne sont pas ceux des personnes réelles qui ont inspiré ce récit. Les photos qui illustrent ces pages ne représentent pas forcément les personnes et les lieux évoqués dans le texte. L'origine des illustrations est indiquée à la fin des chapitres. 

 

 

 

  A l'âge de 12 ans, en sixième au Cours Complémentaire.

 

Chapitre I.

Le mardi 1er octobre 1957, j'entrai en 6e au Cours Complémentaire du bourg voisin éloigné de sept kilomètres. Pendant tout l'été, j'avais pensé à ce jour-là avec une fébrilité mêlée d'angoisse. Je ne savais rien de ma future école, je ne l'avais jamais vue et j'ignorais le fonctionnement de l'enseignement secondaire. Tout au plus avais-je appris, et ce n'était pas pour me rassurer, que ma classe regrouperait les meilleurs élèves d'un territoire qui s'étendait sur vingt communes. J'aurais bien voulu partager mon appréhension avec un camarade dans ma situation, mais j'étais le seul garçon de mon village à entrer au Cours Complémentaire. Une élève de l'école des filles, ma petite cousine, allait également y aller, mais la ségrégation entre les sexes, alors même que nous étions parents, nous empêchait de nous rencontrer pour en parler.

 

Premier voyage.

 

Comme je m'inquiétais de la façon dont je trouverais l'école dans une ville qui m'était étrangère, mes parents me répondirent que je n'avais qu'à suivre les élèves du village voisin dont la route passait devant chez nous. Aussi, dès sept heures et quart, le matin de la rentrée, je me postai devant la maison familiale, prêt à m'élancer sur mon vélo minutieusement révisé. La  veille, une fois de plus, j'avais regonflé les pneus, retendu les freins, serré la selle, contrôlé l'éclairage, testé les tendeurs pour parer à toute défaillance. 

Depuis plusieurs jours, il faisait un beau temps ensoleillé si bien que j'étais en short et chemisette. Mais ce matin-là, il gelait. Bientôt je sentis la morsure du froid. Allais-je rentrer pour m'habiller plus chaudement ? Et si pendant ce temps ceux que j'attendais passaient sans que je les voie ?  Plus l'heure avançait, plus je me frigorifiais, et moins j'avais le temps d'aller me changer. Ce supplice physique et mental me sembla durer une éternité, en réalité vingt longues minutes après lesquelles mes futurs camarades arrivèrent enfin.

Je les rejoignis et me mis en queue du petit peloton. Après quelques centaines de mètres, l'un des cyclistes ralentit et se laissa glisser à mes côtés :"Tu vas en 6e ? Moi aussi !" me lança-t-il en alsacien. Je venais de faire la connaissance du premier condisciple de cette année scolaire.

Nous avancions rapidement sur la route légèrement descendante, traversant cinq villages égrenés le long de la vallée. D'autres élèves, reconnaissables aux cartables fixés sur leur porte-bagage, progressaient dans le même sens que nous. Les grands garçons s'interpellaient ou se saluaient avec des gestes joyeux tandis que les nouveaux comme moi gardaient la tête dans le guidon. De temps à autre, nous dépassions de petits groupes de filles qui roulaient tranquillement en bavardant entre elles. L'effort du pédalage et l'excitation de la nouveauté me firent oublier le froid, si bien que j'étais presque réchauffé en entrant dans la petite ville. 

Je redoublai de vigilance pour ne pas me laisser semer. Nous descendîmes la rue commerçante,  slalomant entre les voitures moins rares ici que dans mon village. Arrivés au cœur du bourg, nous tournâmes à droite, traversâmes le pont près de l'Hôtel de ville puis coupâmes obliquement la place du marché pour nous engager dans la rue opposée. Au bout de trente mètres, mes guides obliquèrent à angle droit. Je les suivis pour le moins déconcerté : nous roulions dans une venelle qui longeait à moins d'un mètre une étable dont les bouses et les déchets de paille débordaient sur le passage public. J'eus le temps d'entrevoir le paysan et de l'entendre ronchonner à la vue des cyclistes avant que nous n'arrivions dans une cour où se dressait un garage à vélos. 

Je calai ma bicyclette dans un arceau et détachai mon cartable. Nous étions dans l'arrière-cour de l'école qui donnait sur un préau contigu aux sanitaires. Seules les filles restaient dans cet espace assombri par les bâtisses voisines. Emboîtant le pas des garçons qui contournaient le bâtiment, j'arrivai dans une cour bien plus claire et spacieuse d'où je découvris la façade de l'établissement.

 

L'école.

 

C'était un élégant édifice de deux étages, construit dans les années 1930, dont les murs gris clair contrastaient avec les tuiles sombres de la toiture. Un large fronton coiffé d'un décor curviligne lui donnait un petit air Renaissance que renforçait l'harmonieuse symétrie des fenêtres. Ces hautes croisées aux vantaux surmontés de vasistas, réparties par séries de trois, révélaient la distribution des salles de classe. J'en comptai cinq qui donnaient sur la grande cour : deux au rez-de-chaussée, deux au premier étage et une au second sous le toit bombé du fronton. Au centre de la façade, à la verticale du perron de l'entrée, une porte-fenêtre s'ouvrait sur un balcon habillé de fer forgé. Derrière cette baie, au cœur de l'immeuble, on devinait le siège de l'administration.

Des garçons de tous âges affluaient à présent. La plupart fréquentaient les six classes de l'école primaire de la ville abritées dans le même bâtiment. Ils s'égayaient bruyamment tandis que, plus réservés, les élèves du Cours Complémentaire se regroupaient à gauche de l'escalier d'entrée. Je restai avec eux sans perdre de vue les camarades avec qui j'avais fait la route. A huit heures, une sonnerie électrique retentit et plusieurs enseignants vinrent former les classes.

Quand la classe de 6e fut constituée, nous suivîmes en rangs par deux le jeune professeur qui nous avait appelés. Avec une vingtaine de condisciples, je montai les cinq degrés du perron et franchis la porte d'entrée sous l'arc de son embrasure monumentale. Nous traversâmes le hall et montâmes un escalier de pierre jusqu'au premier étage : notre classe serait la première salle à droite donnant sur l'arrière de l'école. Sur le pas de la porte, une enseignante attendait, visiblement soucieuse de notre nombre.

- Mais combien sont-ils ? demanda-t-elle à notre accompagnateur.

- Vingt.

- Vingt ? Et avec les filles cela fera vingt-six ! Mais on n'a jamais vu cela ! Comment allons-nous faire ?

Impressionné par ces paroles, je me sentis confusément coupable d'aggraver pour un vingt-sixième la surcharge de cette classe de 6e. Le baby-boom de l'après-guerre venait lui-aussi de faire sa rentrée, mettant un terme aux classes ne dépassant pas la quinzaine d'élèves.

 

La salle de classe.

En entrant dans la salle, je vis que six filles étaient déjà installées aux premiers rangs, tout près du tableau. Les garçons se répartirent aux places restantes ; ceux qui se connaissaient cherchaient à rester ensemble. Sans nous consulter, mon compagnon de route et moi, nous nous retrouvâmes à des tables voisines. Chaque élève avait sa chaise et son petit bureau individuel constitué d'un piétement en tubes métalliques supportant un plateau de bois et, sous celui-ci, un casier où déposer livres et cahiers. Après des années passées sur les bancs fixes de l'école primaire, je trouvai à ces meubles, pourtant bien simples, un exaltant goût d'indépendance.

 

 

 

 

Une classe de 6e d'un Cours Complémentaire vers 1958.

 
Mademoiselle Belmont.

Le professeur qui s'était inquiétée de notre nombre resta avec nous. Elle établit le silence par son seul regard, puis se présenta. "Je m'appelle Mademoiselle Belmont, je serai votre professeur de mathématiques, de sciences naturelles et de morale. Mais aujourd'hui, je m'occuperai des formalités administratives, je vous donnerai votre emploi du temps et vos manuels et vous expliquerai la marche de l'établissement."

Mademoiselle Belmont était une femme de petite taille au visage rond qui dissimulait sa corpulence sous une blouse bleu foncé impeccablement repassée. A quarante ans, les épreuves de la vie avaient déjà  semé du gris dans les bouclettes permanentées de ses cheveux. Elle marchait avec quelques difficultés en raison de jambes toujours enflées. Des  douleurs chroniques la tourmentaient au point qu'elle souffrait de  faire cours debout. Elle restait assise, une jambe posée sur un tabouret qu'un élève de confiance mettait en place avant le début du cours. Malgré son handicap, en institutrice éprouvée, elle maîtrisait son enseignement avec exigence et rigueur, autant soucieuse de la dimension humaine qu'intellectuelle de l'élève. Pour elle, personne n'était en échec définitif et elle ne connaissait pas le mot punition. Sa notation, bien trop généreuse au goût de ses collègues, ignorait les notes en-dessous de la moyenne car elle ne voulait en aucun cas désespérer l'enfant à la peine. Rien n'échappait à son regard pénétrant mais bienveillant. Des affaires scolaires trop souvent oubliées ? Une tenue anormalement négligée ? Un ton de voix soudain voilé ? Aussitôt Mademoiselle Belmont prenait l'élève sous son aile et n'avait de cesse de le sortir de sa mauvaise passe. Et lorsqu'elle jugeait que l'avenir d'un élève était en jeu, à cette époque où les contacts entre parents et enseignants étaient inexistants, c'est elle qui allait voir la famille pour l'inciter à choisir la bonne solution pour l'enfant.

L'enseignante qui a inspiré le personnage de Mademoiselle Belmont.

Pour elle, nous étions des personnes à qui l'on pouvait parler vrai et ouvrir son cœur. Elle ne nous cacha pas qu'elle était l'aînée de neuf frères et sœurs dont elle était devenue le soutien après le décès prématuré de leur père. Sans que ce fût dit, nous comprîmes que c'était là une des raisons de son célibat et qu'aujourd'hui, nous, ses élèves, étions les enfants que la vie ne lui avait pas donnés.

Pendant l'année scolaire, à l'occasion de leçons de morale, elle organisait des séances de questions-réponses. Nous inscrivions les interrogations qui nous taraudaient sur des billets anonymes. Mademoiselle Belmont les ouvrait, lisait la demande et y répondait selon ses convictions avec une franchise saisissante. Pourtant très pieuse et pudique, elle n'éludait pas les sujets scabreux comme les adultes en avaient l'habitude, quitte à avouer, le cas échéant,  son ignorance sans fausse honte. Un élève, soit obsédé par l'angoisse métaphysique, soit mû par le désir d'embarrasser le professeur, posait rituellement la même question : "L'univers est-il infini ?", à quoi Mademoiselle Belmont répondait invariablement : "Dieu seul le sait !"

Mais pour la plupart d'entre nous, ce jeu de questions-réponses était la chance de passer outre aux tabous de nos parents, d'aborder les rapports entre  garçons et filles, sexualité et religion, guerre et  politique. Chaque réponse ouvrait une fenêtre de plus sur le monde des adultes.

Un jour, une question porta sur la guerre d'Indochine depuis peu terminée et à laquelle la guerre d'Algérie venait de succéder. Mademoiselle Belmont voulut répondre, mais sa voix s'étrangla, des larmes emplirent ses yeux et coulèrent sur ses joues. La classe pétrifiée retint son souffle. Au bout d'une longue minute de  silence pesant, notre professeur nous dit : "Soyez gentils, ne m'obligez pas à parler de l'Indochine, mon frère Charles y est mort pour la France, cela fait quatre ans, c'était le 16 avril 1953, et son corps est toujours là-bas." L'émotion de cette confidence nous serra la gorge et accrut encore, s'il en était besoin, notre respect pour Mademoiselle Belmont.

 

Les élèves de la classe de 6e.

 

Pour l'heure, Mademoiselle Belmont nous fit remplir une fiche de renseignements qu'elle parcourut à haute voix. Appelant chaque élève à son tour, elle le fixait avec intensité pour enregistrer ses traits, puis lisait où il habitait et quelle était la profession de ses parents. Je tendis l'oreille pour savoir qui étaient mes camarades. Près de la moitié d'entre eux étaient des externes du bourg même, les autres venaient de neuf communes différentes à raison d'un ou deux par village. Les premiers affichaient l'aisance de ceux qui sont chez eux tandis que les seconds, intimidés, se crispaient sur leur chaise. Le point commun de tous, c'était la modestie de nos origines. Nos parents étaient ouvriers d'usine, mineurs de potasse, bûcherons, maçons, menuisiers ou employés aux écritures, et quand nous écrivions que notre mère ne travaillait pas, cela signifiait qu'elle trimait du matin au soir pour cultiver un lopin de pommes de terre, élever une vache ou une chèvre, entretenir poules et lapins tout en tenant son ménage. 

 

 

 

Les élèves d'une classe de 6e d'un Cours Complémentaire avec leur professeur en 1957-58. 

Le recrutement de ma classe illustrait la finalité des cours complémentaires : promouvoir la réussite des classes populaires. Héritiers de l'enseignement primaire supérieur, ils constituaient une filière parallèle à l'école de la bourgeoise avec ses lycées d'État et ses pensionnats catholiques. Leurs élèves, poussés davantage par leurs instituteurs que par leurs parents, y trouvaient un programme aligné sur ceux de l'enseignement secondaire moderne qui pouvait les mener au BEPC et, pourquoi pas, au baccalauréat ? Petits Poucets de l'école du peuple, ils rêvaient de faire la nique aux ogres du secondaire classique. 

 

La récréation..

 

Quand la récréation de dix heures sonna, nous venions d'inscrire l'emploi du temps sur le cahier de texte. Ce puzzle des heures où matières nouvelles et noms de professeurs inconnus étaient disséminés selon une logique hermétique éveillait en moi un ardent désir de découverte mêlé à l'appréhension de l'inconnu.  

Je quittai la classe pour le palier où convergeaient les élèves de tous les niveaux. Le cours complémentaire se cantonnait au premier étage de l'école. Sur ma droite, séparées par le bureau du directeur, deux salles identiques à la nôtre accueillaient la 5e et la 4e. En face de moi, de l'autre côté de l'escalier, une pièce étroite servait de vestiaire qu'il fallait traverser pour rejoindre la petite salle des 3e. Le flux des élèves sortit par la porte arrière du bâtiment et m'entraîna avec lui vers les toilettes à côté du préau. Lorsqu'ils en sortaient, les garçons rejoignaient l'avant de l'école, laissant l'arrière-cour aux filles.

Notre cour de récréation était un vaste rectangle empierré d'environ 50 mètres sur 25. En été, la moitié de sa surface était ombragée par le feuillage de quatre vénérables marronniers. Au-delà des murs de limite, des potagers l'entouraient sur trois côtés. Au mois de juin, certains élèves lorgnaient les fraises entre les lattes des portillons d'accès et ne résistaient pas toujours à l'envie de les escalader pour s'offrir un supplément de dessert. Parallèlement à la façade de l'école, un mur plus haut courait sur le tracé des anciennes fortifications. En son centre, il était rehaussé par une authentique tourelle médiévale, témoin muet de nos ébats bien innocents en regard des combats soutenus jadis contre les Anglais, les Bourguignons et les Suédois. La cour n'était pas close : une rue passant au pied du perron la séparait du bâtiment scolaire. Des deux côtés de cette voie, à quelques dizaines de mètres, deux exploitations agricoles complétaient l'environnement champêtre de l'établissement.

 

 

 

 

La tourelle médiévale monte toujours la garde en 2012, mais un seul des quatre marronniers a survécu aux transformations urbaines.  

Les élèves du primaire n'avaient pas les mêmes horaires de récréation que ceux du Cours complémentaire, si bien que nous étions entre nous et profitions d'un espace confortable. Les aînés se promenaient par petits groupes en discutant alors que les plus jeunes s'adonnaient à des jeux enfantins, à moins qu'ils ne se chamaillent pour accaparer l'escalier. Non pas les marches de peu d'intérêt, mais les appuis rampants qui bornaient les degrés de chaque côté : deux murets en pente, hauts d'un demi-mètre, et décrivant un quart de cercle entre le haut du perron et le niveau de la route. Ce parapet massif tout en rondeurs était taillé dans le granit dont plusieurs générations de fonds de culotte avaient parachevé le polissage. Car son chant en boudin attirait irrésistiblement les enfants qui adoraient le chevaucher et y  glisser comme sur un toboggan.

Lorsque la récréation touchait à sa fin, l'enseignant qui la surveillait demandait à l'un des élèves perché sur le parapet d'aller déclencher la sonnerie qui n'était pas automatique. Il fallait tourner un bouton situé à l'étage, devant le bureau du directeur, laisser sonner trois secondes puis redescendre se mettre dans les rangs pour remonter en classe.

 

La cantine.

 

En fin de matinée, alors que les formalités de rentrée se terminaient, un professeur plus âgé, que les chuchotements des initiés désignèrent comme le directeur, vint compter le nombre d'élèves qui mangeraient sur place. Dès la construction de l'école avant-guerre, un fourneau avait été installé au sous-sol, destiné à réchauffer les gamelles des élèves de l'extérieur. Dans la pratique, chacun d'eux se débrouillait pour son déjeuner, en rentrant chez lui s'il n'habitait pas trop loin, sinon en faisant réchauffer son repas chez une connaissance ou dans une gargote, ou encore en profitant de la popote du Centre d'apprentissage voisin. Sous l'insistance de Mademoiselle Belmont, toujours soucieuse de ses protégés, une vraie cantine gérée par le directeur venait d'être ouverte l'année précédente. Une cuisinière et son aide, toujours installées au sous-sol, préparaient désormais des repas complets pour les demi-pensionnaires.

Le déjeuner était servi à midi. Je descendis avec les anciens vers le réfectoire étroit et bas de plafond, chichement aéré par quelques soupiraux entrebaîllés et qui n'était séparé du tas de charbon pour le chauffage central que par un rideau. En entrant, on passait tout près des fourneaux, puis on contournait la table du personnel enseignant avant de se trouver une place. On s'asseyait librement, tous les âges confondus, sans toutefois que les sexes se mélangent à la même table. Serré sur le banc entre mes voisins, les oreilles assourdies dans ce souterrain sonore, pénétré par les vapeurs de cuisine auxquelles des professeurs fumeurs mêlaient les volutes de leurs cigarettes, je ne trouvai pourtant pas ces repas désagréables. Au contraire, c'est à ce moment que je ressentis d'abord le plaisir de l'éloignement de ma famille. Sous l'œil détaché des professeurs qui n'intervenaient qu'en cas d'incident sérieux, nous étions entre nous, libres de nos gestes et de nos paroles. C'est là que s'amorcèrent les relations avec les élèves des autres classes qui m'initièrent aux règles implicites de l'établissement. En même temps, c'était l'occasion pour chacun de manger autrement que dans son milieu d'origine. Pour ma part, j'étais surpris par la variété des menus qui changeaient chaque jour, mais aussi décontenancé par des plats inconnus comme les choux de Bruxelles ou les lentilles. Et puis, comment manger un petit-suisse ? Comment s'y prendre avec un demi-pamplemousse ? Les anciens s'amusaient de l'embarras des 6e lorsque des mets inconnus leur étaient servis, mais partageaient avec fierté un savoir qu'ils avaient acquis eux-mêmes depuis peu. A la fin du repas, nous desservions nous-mêmes assiettes et couverts et nettoyions la toile cirée des tables à l'eau savonneuse. A tour de rôle, par équipes de cinq ou six, nous restions au sous-sol pour aider à faire la vaisselle. La cuisinière nous récompensait par une orange qui était alors un fruit assez rare pour faire le bonheur des enfants.

 

 

 

 

 

Une cantine scolaire dans les années 1950.

A moins qu'il ne pleuve, nous passions dans la cour de récréation la grosse demi-heure entre la sortie du réfectoire et la reprise de la classe à 13 H 30. Règlement et surveillance étaient souples. La plupart des élèves se contentaient de l'espace scolaire, d'autres s'éclipsaient dans le bourg, parfois pour des farces de potaches. Ainsi cette dizaine de chenapans qui courut jusqu'au coin de la place du marché et envahit bruyamment l'étroit magasin tenue par un vieux pâtissier grincheux. Lorsque celui-ci sortit de l'arrière-boutique pour les servir, le meneur de la petite troupe demanda, en claquant la pièce sur le comptoir : "Un caramel à un franc*, s'il vous plait !" Dès qu'il eut sa friandise en main, toute la bande quitta la boutique en trombe, poursuivie par les imprécations du commerçant, en rage d'avoir été dérangé pendant son repas pour une misère.   * 1 ancien franc en 1958 valait environ 1,5 centime d'Euro actuel.   

Monsieur Roth.

 

L'après-midi, notre classe fut prise en charge par Monsieur Roth, un professeur que nous verrions souvent puisqu'il était chargé de l'allemand, de l'éducation physique, du travail manuel et de la musique. C'était un jeune homme de vingt ans, svelte, de belle stature, à la démarche souple, qui respirait la jeunesse et la santé. Son visage mince s'allongeait d'une chevelure brune et frisée ramenée vers l'arrière. Il nous fixait d'un regard franc tandis que sur ses lèvres charnues éclatait un sourire teinté de malice. En classe, sa tenue suivait les canons de l'époque pour les enseignants : veston strict, chemise blanche et cravate. 

L'enseignant qui a inspiré le personnage de Monsieur Roth.

Mais au stade, il quittait son habit de professeur. Dès les premiers jours de chaleur, c'est torse nu et en short qu'il conduisait la séance d'éducation physique. Pour la première fois sous mes yeux, un adulte au statut d'éducateur se dépouillait du costume guindé de sa fonction. J'en ressentis un fort sentiment de proximité que renforçait encore le langage direct du professeur. Sans user du registre familier, il s'adressait à ses élèves avec le ton du grand frère, cordial mais ferme, de celui qui sait, sans affectation, donner des conseils avisés et corriger les erreurs de parcours. 

En-dehors de la classe, Monsieur Roth était prodigue de plaisanteries et de taquineries qui n'affaiblissaient pas son autorité pendant les cours. Au contraire, elles créaient un tel sentiment de complicité que les élèves, sous le charme comme moi, faisaient leur possible pour ne pas démériter à ses yeux. Extraverti et plein de fougue, il inspirait aux adolescents un optimisme vivifiant pour l'avenir. Pourtant, il avait été jeté sans préparation dans le bain de l'enseignement. De son propre aveu, au moment de recevoir sa nomination, il ignorait jusqu'à l'existence des Cours Complémentaires dont on ne comptait alors que cinq dans le département.

 

Comme de nombreux remplaçants des années 1950-1960, c'est au prix d'un lourd travail personnel qu'il réussit à assumer la polyvalence de rigueur dans ces établissements. Chaque professeur enseignait deux disciplines principales comme les mathématiques et les sciences ou le français et l'histoire-géographie, et à côté, des matières dites annexes telles l'éducation physique, le dessin, le travail manuel, la musique, la morale. Parfois, les nécessités du service exigeaient qu'un enseignant se charge au pied levé d'une matière inconnue. Ainsi Monsieur Roth hérita-t-il un jour de la physique-chimie en 3e : il ne lui resta plus qu'à s'initier lui-même, avant chaque cours, à la leçon qu'il allait faire le lendemain. En plus d'un service hebdomadaire qui s'étendait du lundi matin au samedi soir, il consacrait la journée libre du jeudi à une formation pédagogique qui lui permit, deux ans plus tard, d'être titularisé.

 

Débuts en allemand.

 

Les premières leçons d'allemand furent pour moi un bonheur longtemps attendu. J’accédais enfin à la langue qui avait baigné mon enfance sans que jamais on ne m'ait permis de l'apprendre. Appuyée sur le socle du dialecte alsacien, l’initiation à la langue de Goethe était à la fois aisée et pleine d'embûches. Le vocabulaire ne posait guère de difficultés mais que de fois je tombai dans le piège des genres, des déclinaisons et des pluriels ! Quelle fierté quand les néophytes que nous étions chantions sous la baguette de Monsieur Roth :

"Alle Vögel sind schon da,
 Alle Vögel, alle!
 Welch ein Singen, Musiziern,
 Pfeifen, Zwitschern, Tirelier'n !
 Frühling will nun einmarschiern,
 Kommt mit Sang und Schalle."
 

"Tous les oiseaux sont déjà là,
 Tous les oiseaux, tous !
 Que de chants, de musiques,
 De sifflets, de gazouillis, de trilles !
 Le printemps veut à présent arriver,
 Il vient avec chansons et sonorités."


 

Le premier soir, sur le chemin du retour, je ne battis pas le record de la distance. Insensible aux kilomètres et à la montée, je pédalais machinalement, l'esprit absorbé par tant d'événements vécus en si peu d'heures. Ils occupaient mes pensées et exaltaient mon âme. En cette journée de rentrée scolaire, j'avais été confronté à plus de nouveautés qu'aucun autre jour de ma vie. Et chacune portait la promesse d'un monde nouveau, plus large, plus attrayant, plus accueillant. Je commençais à croire à des lendemains meilleurs. Recru de fatigue et d'émotions, je n'avais pourtant qu'une hâte : retourner bientôt au Cours Complémentaire.

 

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Origine des illustrations de ce chapitre :: 

Photo de l'auteur à 12 ans : photo de famille. 

Classe de 6e vers 1957 : https://copainsdavant.linternaute.com/ 

Enseignante : photo mise à disposition par M. JF Beck.

Élèves d'une classe de 6e en 1957-58 : https://copainsdavant.linternaute.com/ 

Tourelle médiévale : photo de l'auteur.

Cantine scolaire vers 1950 : https://copainsdavant.linternaute.com/ 

 

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