2. Le collège.

Chapitre II.

 
Une nouvelle vie.
 

Les jours suivants apportèrent leur part de satisfaction et d'angoisse. Je m'habituai rapidement à ma nouvelle vie qui m'offrait une première émancipation : passer la journée entière loin de ma famille et en-dehors des limites de mon village. Il fallait endurer les trajets à bicyclette, surtout déplaisants lorsque, par temps de pluie, j'étais trempé à l'arrivée à l'école et qu'il fallait des heures pour que le pantalon sèche sur moi. Mais à l'époque c'était le lot commun des déplacements et je devais en prendre mon parti. Fort heureusement, les voyages du matin et du soir étaient aussi l'occasion pour les cyclistes de se regrouper en petits groupes sans considération d'âge ou de village. A l'écoute des anciens, les novices comme moi y glanaient de petits potins de la vie de l'école et parfois aussi de plus grands secrets de l'existence humaine.

 

La mixité.

Mon nouvel environnement humain apportait des changements importants. J'étais maintenant en compagnie de personnes inconnues qui portaient sur moi un regard neuf, dénué du poids des on-dit villageois et, surtout, cet entourage était mixte. Dans ces années 1950, la mixité des établissements publics, écoles primaires, collèges et lycées, et a fortiori des écoles confessionnelles, était loin d'être passée dans les mœurs. Notre cours complémentaire était une exception ; s'il accueillait filles et garçons dans les mêmes classes, ce n'était nullement par idéologie progressiste, mais par pure contrainte économique : le faible nombre d'élèves féminines ne permettait pas d'ouvrir un établissement qui leur soit réservé.

La coéducation des garçons et des filles restait bien plus formelle que réelle. Nous cohabitions dans la même salle de classe, nous nous observions pendant les cours, mais sans le dialogue ou les échanges qui auraient pu nous permettre de mieux nous connaître. En dehors des cours, le clivage entre garçons et filles réapparaissait. Chaque groupe passait les récréations dans sa cour et, à la cantine, mangeait à des tables séparées. Les études n'étaient pas davantage mixtes. Les filles se regroupaient dans une salle, les garçons dans une autre. Quand le directeur faisait sa ronde, il tempêtait dès qu'il voyait des jupes et des pantalons entre les mêmes murs. Même pour des broutilles, il était à cheval sur la division des tâches masculines et féminines. Il n'envoyait que des garçons lui acheter des cigarettes, mais c'étaient des filles qui allaient lui chercher des boutons de col à la mercerie.

En matière de sexe, personne ne contestait les stéréotypes. Il fallait que les deux genres soient différenciés par l'apparence et l'activité. Les filles portaient nécessairement des jupes ou des robes qu'elles dissimulaient en outre sous des tabliers de couleur jugées féminines comme le jaune clair, le rose ou le vert pâle. L'emploi du temps imposait des cours de sport séparés, encadrés par un enseignant du même sexe que ses élèves. Le travail manuel avait également une connotation sexuée puisque les filles faisaient des travaux d'aiguille pendant que les garçons sciaient du contreplaqué. Si on admettait que les capacités intellectuelles des deux sexes étaient égales, on trouvait cependant normal qu'à la sortie de 3e la plupart des filles aillent occuper des emplois de bureau subalterne dans les les usines textiles locales, alors que les garçons étaient dirigés vers des professions qui offraient plus d'avenir. 

 La mixité scolaire en France.

Au XIXe siècle, dans le primaire, seules les classes uniques des très petites communes sont mixtes ; parfois un rideau ou une cloison divise la salle pour éviter que garçons et filles se voient. Les cours de récréation sont séparées. Aucun lycée ou collège n'est mixte.

Au XXe siècle, avant 1945, la mixité progresse peu. Il n'existe qu'un seul lycée mixte en France, celui de Saint Maur les Fossés ouvert en 1938.  

Après 1945, la coéducation des garçons et des filles s'installe lentement. Les Cours Complémentaires sont les premiers établissements mixtes, essentiellement pour raison économique. 

En 1959, le ministère décide que les nouveaux lycées seront mixtes (réforme Berthoin.)

En 1963, un décret impose la mixité des CES dès leur création (réforme Fouché.) 

Enfin, en 1975, la loi Haby rend la mixité obligatoire de l'école maternelle au lycée.

Nous avions toujours connu cet apartheid et nous le vivions sans étonnement. Les amourettes enfantines en prenaient leur parti. Un garçon tombait-il sous le charme d'une condisciple entrevue dans la cour, au réfectoire ou dans un couloir ? S'il voulait lui exprimer sa flamme, impensable qu'il l'aborde ou même lui glisse un billet doux. Il lui fallait trouver un camarade dont la sœur ou la cousine était dans l'école et qui se ferait la messagère du Roméo en culottes courtes. Que de béguins n'ont jamais pu se déclarer en raison de nos inhibitions ! Et qui sait combien d'élèves modèles n'ont travaillé d'arrache-pied que pour éblouir une dulcinée dont ils étaient secrètement enamourés ?

Parfois, en 3e seulement, quelques garçons et filles commençaient à secouer le joug de la tradition et osaient afficher le plaisir de deviser ou de travailler ensemble. Les plus jeunes professeurs fermaient les yeux, mais il fallait toujours essuyer les admonestations du directeur heureusement plus sonores qu'efficaces. 

Malgré le rigorisme de ses règles, le Cours Complémentaire était aux yeux du clergé local un lieu de perdition pour les jeunes filles. Les sœurs enseignantes essayaient de retenir leurs meilleures élèves à l'école primaire, ou bien de convaincre les familles de choisir un établissement catholique préservé de l'abominable mixité. Hélas pour elles, d'année en année, le nombre d'élèves féminines augmentait, au grand dam des curés et abbés qui criaient à l'infamie chaque fois qu'ils observaient le plus innocent chahut entre filles et garçons.

A mon entrée au Cours Complémentaire, la mixité constituait une nouveauté inouïe, mais finalement décevante. Nous vivions côte à côte mais un mur de verre nous séparait. Certes, les garçons se familiarisaient avec leurs camarades du sexe opposé qui elles-mêmes constataient que "mâle" et "mal" n'étaient pas forcément synonymes, comme les religieuses les en avaient persuadées. Mais au total, cette coéducation restait bien illusoire. Et bientôt, tous ceux qui continueraient leurs études se retrouveraient à nouveau dans des établissements non mixtes.

Débuts difficiles en français.

 

Les premiers travaux scolaires m'apparurent faciles, mais bientôt le français, que je croyais être mon point fort, devint mon tourment. Si le baptême du feu en dictée et en grammaire se passa bien, je fus vite à la peine en lecture expliquée. Mademoiselle Muller, notre professeur de français, était une jeune fille gracile qui n'avait certainement pas vingt ans. De petite taille, brune aux yeux verts, les cheveux coiffés à la garçonne, elle nous regardait avec amitié et nous parlait d'une voix douce et égale. Lorsqu'elle dictait un texte ou expliquait une règle, elle s'appliquait à ralentir son élocution et exagérait même son articulation, mais lors de la lecture expliquée, emportée par son intérêt pour le passage, elle parlait à son rythme naturel bien trop rapide pour moi. Le professeur attendait que nous participions à l'éclaircissement du texte. Elle posait des questions à l'ensemble des élèves et donnait la parole à ceux qui levaient la main. Le rythme s'accélérait. J'aurais aimé suivre et lever le doigt. Mais le temps que dans ma tête j'aie traduit la question, trouvé la réponse, transposé cette réponse en français, les échanges portaient déjà sur le point suivant. Rapidement j'étais perdu, je ne savais plus à quelle ligne du texte on était. Le dialogue entre le professeur et les élèves devenait inaudible. Je regardais mes camarades : la plupart étaient lâchés comme moi. Certains avaient décroché et jouaient avec leurs ustensiles ou jetaient des regards désabusés à leurs voisins. Il n'y avait guère que les filles qui possédaient le niveau de langage suffisant pour participer comme le souhaitait l'enseignante. Parfois, celle-ci voulait stimuler d'autres intervenants et interrogeait nommément un garçon. Le plus souvent le malheureux ne balbutiait qu'une réponse à côté de la question. "Il faut suivre !" disait-elle alors, sans méchanceté, mais inconsciente de notre détresse. 

 La panthère noire. (extraits)

Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894)

Par les sentiers perdus au creux des forêts vierges
Où l'herbe épaisse fume au soleil du matin ;
Le long des cours d'eau vive encaissés dans leurs berges,
Sous de verts arceaux de rotin ;

La reine de Java, la noire chasseresse,
Avec l'aube, revient au gîte où ses petits
Parmi les os luisants miaulent de détresse,
Les uns sous les autres blottis.

Inquiète, les yeux aigus comme des flèches,
Elle ondule, épiant l'ombre des rameaux lourds.
Quelques taches de sang, éparses, toutes fraîches,
Mouillent sa robe de velours.

Elle traîne après elle un reste de sa chasse,
Un quartier du beau cerf qu'elle a mangé la nuit ;
Et sur la mousse en fleur une effroyable trace
Rouge, et chaude encore, la suit.

Le python, du milieu d'un cactus écarlate,
Déroule son écaille, et, curieux témoin,
Par-dessus les buissons dressant sa tête plate,
La regarde passer de loin.

Sous la haute fougère elle glisse en silence,
Parmi les troncs moussus s'enfonce et disparaît.
Les bruits cessent, l'air brûle, et la lumière immense
Endort le ciel et la forêt.

 

Les séances cauchemardesques se suivaient. Je voulais m'accrocher, mais sans succès. C'était toujours une bouillie de mots dans un brouillard sans repères, avec en sus la peur constante d'être interrogé sans pouvoir répondre. Je désespérais quand un jour, alors que nous expliquions "La panthère noire" de Leconte de Lisle, une étincelle jaillit. Quand le professeur demanda : "Qui est la reine de Java ?", mon cerveau saisit la demande du professeur au vol et la comprit sans faire le détour par le dialecte. Aussitôt naquit une réponse, elle aussi en français : "La reine de Java désigne la panthère noire." Je n'eus pas le réflexe de lever le doigt, mais ce que dit la camarade interrogée confirma la justesse de ma proposition. Les questions se succédèrent, je les comprenais, je pouvais y répondre. Enfin, je levai le doigt. Mademoiselle Muller en fut heureusement surprise. Elle me donna la priorité et me laissa plusieurs fois la parole. Un sourire d'acquiescement me souhaita la bienvenue dans le club restreint des élèves qui participaient activement. Quel soulagement ! Je sortais du marais où je pataugeais, abattu et désorienté. J'abordais une terre nouvelle où tout prenait sens. Les explications de texte devinrent des heures délicieuses où se combinaient le plaisir de la lecture, la joie de la découverte d'un auteur, d'un récit, d'un poème, la satisfaction de pénétrer les finesses de la langue et la fierté de jouer mon rôle de bon élève. Cette victoire inespérée sur moi-même restaura ma confiance dans mes capacités en français et donna également des ailes à mon expression écrite. A présent, je ne craignais plus de laisser libre cours à mon imagination en rédaction. Je savourais le bonheur d'écrire sans autres limites que celles de ma créativité.

Monsieur Heldgraf.

 

Dès les premières heures de la rentrée, les anciens nous avaient tressé les louanges d'un professeur qui semblait être leur idole à tous, Monsieur Heldgraf. C'était notre professeur d'Histoire-Géographie, mais le hasard de l'emploi du temps nous obligea à patienter trois jours avant de faire sa connaissance. Dès son entrée dans la classe, sa personnalité nous en imposa. Il ne cherchait pas la proximité comme d'autres enseignants. C'était le seul à nous vouvoyer, ce qui ne nous était jamais arrivé. Tandis qu'il appelait les filles par leur prénom, il s'adressait aux garçons en usant de leur nom de famille ce qui nous glaça quelque peu. Aucun doute, Monsieur Heldgraf ne serait ni notre copain, ni notre grand frère, ni notre père, mais il fut notre maître !

Rapidement, il nous subjugua par son enseignement, ses talents multiples et son charisme hors du commun. Dès ses premières leçons, l'histoire me captiva et je sus que ce serait pour la vie. Cependant, plus encore que par la résurrection des civilisations passées, c'était par son ouverture sur le monde présent que Monsieur Heldgraf nous séduisait.

Il nous en offrit un premier aperçu dès la seconde séance, le matin du samedi 5 octobre 1957. Au lieu de poursuivre le thème d'Histoire commencé la veille, il nous annonça d'emblée en entrant dans la classe : " Hier soir a eu lieu un événement capital pour votre avenir !" Personne ne savait de quoi il s'agissait ; nous restâmes figés dans l'incertitude de cette nouvelle singulière, catastrophique ou heureuse ? Après quelques secondes de suspens, Monsieur Heldgraf nous révéla que la veille, l'URSS avait lancé Spoutnik, le premier satellite artificiel de la terre, une sphère de 58 cm de diamètre qui faisait le tour de la planète en 96 minutes en émettant un signal sonore : bip, bip, bip... Comme la classe semblait dubitative quant à l'importance de l'événement, le professeur expliqua qu'à présent nous étions entrés dans l'ère de la conquête de l'espace. La science-fiction devenait réalité, les albums de Tintin une prémonition avérée. Avec enthousiasme, Monsieur Heldgraf exposa les retombées que Spoutnik laissait présager. Il démontra, schémas sur le tableau à l'appui, comment des transmissions radio et télévision via des satellites relais pourraient couvrir le monde entier en quelques secondes. Et bientôt nous disposerions de photographies de la terre vue de l'espace et, rêve de tout géographe d'alors, contempler sa rotondité qu'aucun humain n'avait encore vérifiée de visu !

Spoutnik I, premier satellite artificiel de la terre. 

 

Tout au long de mes quatre années dans l'établissement, Monsieur Heldgraf m'initia au monde dont je prenais peu à peu conscience. Dans cette période de conflits permanents, il avait le don de saisir les événements dramatiques au chaud de l'actualité. Car les périls intérieurs et extérieurs nous angoissaient et ils étaient nombreux dans ces années troublées : la guerre froide et la menace nucléaire, la guerre d'Algérie où étaient mobilisés nos frères et nos voisins, la guerre civile larvée entre Français, les attentats terroristes du FLN et de l'OAS. Monsieur Heldgraf nous persuada que c'était en regardant les événements en face et en les comprenant que nous pourrions y faire front en futurs adultes.

Lui-même n'était pas avare de récits tirés de sa propre vie et dont nous raffolions. Les plus palpitants se rapportaient aux péripéties vécues pendant la Seconde guerre mondiale. Adolescent en 1940, il avait assisté aux combats de retardement de l'armée française face à l'attaque allemande. Puis, il avait passé l'Occupation dans le Sud-Ouest de la France, à Périgueux, où son École Normale était repliée. Après deux années d'accalmie, l'invasion de la zone libre en novembre 1942 mit les jeunes Alsaciens sous la menace d'une arrestation qui pouvait aboutir à leur incorporation de force dans la Wehrmacht. Pour les protéger, l'administration de l'École attribua à chacun une fausse identité et cacha leurs véritables papiers dans un endroit sûr jusqu'à la Libération.

Depuis le lendemain de la guerre, Monsieur Heldgraf enseignait au Cours Complémentaire dont il était le professeur le plus innovant. A présent au début de la trentaine, les cheveux en arrière souvent en bataille, des lunettes à grosse monture noire sur le nez, cet intellectuel ne répugnait cependant à aucun exercice sportif et s'auréolait d'une réputation d'aventurier. Des générations de jeunes adolescents furent conquis par cette rare conjonction des aptitudes du corps et des dons de l'intelligence.

A cette époque où ses collègues étaient piétons, Monsieur Heldgraf arrivait à l'école avec sa grosse moto  DKW* qu'il garait sous le préau. Nous admirions sa machine, dont Monsieur Heldgraf aimait nous vanter les mérites. Cette moto, disait-il, avait été le seul engin de l'armée allemande en Russie à ne pas être bloqué par la raspoutitsa, si bien que les soldats l'avaient surnommée "Das kleine Wunder"**. Ajoutant les actes aux paroles, lors de la vague de froid de février 1956 où la région connut des températures sibériennes, Monsieur Heldgraf traversa sur la glace le plus grand lac des environs au guidon de sa "petite merveille".   

 

Moto DKW de la fin des années 1930.

* DKW : Dampf-Kraft-Wagen.

** "Das kleine Wunder" : "La petite merveille".

 

Monsieur Heldgraf entraînait ses élèves dans ses multiples passions dont la photographie n'était pas la moindre. En 1940, âgé d'une quinzaine d'années, il avait déjà bravé les dangers pour photographier des ponts effondrés, des chars détruits et même un défilé de troupes ennemies. A présent, il mitraillait personnages et événements, paysages et scènes de vie, avec une prédilection pour l'insolite et le pittoresque. A l'école, il créa un photo-club et installa un laboratoire rudimentaire sous un escalier de la cave où nous apprîmes à développer et à tirer les clichés pris avec les modestes appareils de nos parents. Notre mentor nous engagea à photographier autour de nous les travaux et les gestes ancestraux car, disait-il, ils allaient bientôt disparaître. Malgré notre incrédulité, nous suivîmes ce conseil qui permit de garder la mémoire de bien des images d'une époque révolue.

La géologie était une autre corde de son arc. Il l'enseignait en 4e en s'appuyant sur les ressources locales dont il était un spécialiste reconnu. Aucun élève n'a oublié les sorties géologiques, tantôt sur les sols primaires cristallins, tantôt sur les terrains secondaires car nous étions situés tout près d'une importante faille entre Vosges et plaine d'Alsace. Ces sorties à vélo d'une demi-journée rayonnaient sur une quinzaine de kilomètres autour de l'école. Que de peine pour rejoindre des sites invisibles aux yeux du profane, mais quel bonheur d'apprendre à y reconnaître les grauwackes, les grès, les mollasses, les calcaires… Et quelle émotion quand dans nos mains des fossiles d'origine marine nous révélaient que notre petit coin d'Alsace avait connu un climat chaud sous une latitude proche de l'équateur. Par la magie des explications du professeur, c'est à l'échelle de millions d'années que les moraines, les strates, les affleurements nous racontaient l'histoire de notre terre natale que désormais nous ne verrions plus du même œil. Un jeudi, quelques garçons volontaires suivirent leur professeur dans la plus importante grotte d'Alsace que Monsieur Heldgraf avait explorée une dizaine d'années auparavant. Ni les ténèbres, ni la boue, ni la rivière souterraine ne découragèrent les spéléologues en herbe !  

 

 

 

 

 

 

Élèves en route vers un cours de géographie et de géologie en situation.

 

 

 

Monsieur Heldgraf avait à cœur d'associer l'intérêt pour le vaste monde à la connaissance de notre cadre de vie. Il avait ranimé l'histoire locale, sauvé les archives de l'abandon et sorti de l'oubli les personnages illustres de la cité. Il adaptait ses découvertes au plan scolaire en nous faisant travailler sur les vestiges médiévaux de notre ville, ses remparts, son abbaye, ses haut-fourneaux, ses manufactures. Étudier ces données qui ne figuraient alors dans aucun livre me fit éprouver l'exaltant sentiment de ceux qui sont les premiers à acquérir un savoir jusqu'ici caché au grand nombre.

Dans l'esprit de Monsieur Heldgraf toutes les disciplines et toutes les techniques participaient à la connaissance de notre environnement. Pendant plusieurs années, c'est par voie aérienne que ses élèves découvraient la géographie régionale. A bord d'un bimoteur, ils survolaient les sommets vosgiens, leurs villages natals ainsi que la plaine rhénane et les principales villes. Pour ces jeunes passagers dont c'était en même temps le baptême de l'air, quelle leçon inoubliable ! Le professeur nous engageait à sortir des sentiers battus et à fureter dans les coins et recoins de notre vallée. Être curieux de tout devint notre adage. C'était à qui apporterait en classe une roche singulière, un champignon inconnu, un document intriguant. Monsieur Heldgraf les examinait pour en dévoiler les mystères. Précurseur dans le domaine audio-visuel, il introduisit les diapositives comme support de ses leçons et aménagea au grenier de l'école une salle de projection pour des films de cinéma. Et, en hiver, pour que ses élèves dépassent le stade de la luge sur les pauvres pentes de leur village, il organisa des sorties de ski vers les pistes du Ballon d'Alsace.   

Pour moi, Monsieur Heldgraf a incarné une autre image de l'adulte que celle que j'avais héritée de mes parents. Il alliait le savoir et l'ouverture d'esprit avec le dépassement des normes de la vie villageoise conformiste, timorée et utilitariste. Avec ce professeur, ma réaction n'était jamais : " A quoi cela sert-il ? " mais "Comme c'est passionnant !" Il savait séduire mon esprit et, en même temps, par la distance qu'il conservait entre sa personne et l'élève, il respectait ma conscience et ma liberté. Je rêvais de devenir le disciple d'un tel maître 

 

En hiver.

 

Pendant les mois d'hiver, mes parents m'accordaient de remiser mon vélo et de me rendre à l'école en car. Il n'existait pas de ramassage scolaire. Je prenais l'autocar régulier qui passait dans mon village à 7 Heures 20. Comme les autres usagers réguliers, je souscrivais un abonnement mensuel. C'était moins cher et plus pratique, sauf au début de chaque mois où le chauffeur débordé délivrait les titres de transport dans une grande pagaille. Contrairement aux trajets en vélo où nous étions entre nous, dans l'autocar les élèves étaient mêlés aux adultes peu accommodants. Je craignais particulièrement les ouvriers de la fonderie, rapides à malmener un enfant qui ne cédait pas assez vite sa place à un travailleur !   

Le soir, je restais en étude jusqu'au départ du bus à 18 Heures. J'aimais l'atmosphère paisible et détendue de ces heures passées dans l'établissement. Dehors régnaient le froid et la nuit, dedans les salles du Cours Complémentaire étaient chaudes et illuminées. Je goûtais le confort du chauffage central que je n'avais jamais connu auparavant. Nous étions peu nombreux et la discipline débonnaire. Le plus souvent, c'était Mademoiselle Muller qui nous surveillait en corrigeant des copies. Pourvu que ce soit sans bruit exagéré, nous pouvions nous déplacer ou nous regrouper pour travailler à plusieurs. Il arrivait que Monsieur Roth entre dans la salle, un sachet de papier à la main. Il en sortait un petit pain qu'il partageait avec sa collègue en lui chuchotant à l'oreille. Mes camarades et moi aimions être les témoins de ces moments de connivence entre nos professeurs. Avant de repartir, Monsieur Roth passait dans les rangs. Il jetait un coup d'œil à nos devoirs, signalait ça et là une erreur et souvent, en sortant, lançait un trait d'esprit. Les élèves riaient, Mademoiselle Muller souriait.  

Un soir, pendant l'étude, je traversais le palier quand j'aperçus dans une salle inoccupée, laissé là sur une table du fond, le guide-chant dont se servait le professeur de musique. Je n'avais jusque là jamais touché un clavier. Je m'approchai, levai le couvercle, effleurai des doigts les touches blanches et noires et ne résistai pas à la tentation d'en écouter le son. J'actionnai le levier de la soufflerie et jouai quelques notes. C'était merveilleux d'obtenir des sonorités aussi justes et pures sans la moindre technique. J'en oubliai toute prudence et continuai d'improviser au hasard de ma fantaisie, insensible aux  inévitables dissonances. Soudain, j'eus la sensation d'être observé. Je tournai la tête et vis Mademoiselle Muller et Monsieur Roth dans l'encadrement de la porte. Je sursautai de frayeur et de culpabilité d'avoir cédé à mon envie. D'un geste fébrile, je rabattis le couvercle du guide-chant et me précipitai pour regagner ma classe. Et là, à ma grande stupéfaction, Mademoiselle Muller, avec un sourire plein de gentillesse me dit : "Non, non, continue, on ne voulait pas te déranger !" J'étais trop affolé pour accepter son invite ; cependant, je garderais à jamais en mémoire ces mots si simples mais qui exprimaient une mansuétude nouvelle pour moi.

 

 

Guide-chant en usage dans les écoles vers 1960.

 

 

Ces deux professeurs me firent découvrir des plaisirs insoupçonnés. Jusque-là, je n'avais vu l'hiver que sous l'angle de la gêne et du froid ; aussi fus-je tout étonné de les voir réjouis lorsqu'une épaisse couche de neige recouvrit la région. Aussitôt Mademoiselle Muller nous déclara : "S'il y a du soleil, nous ferons le prochain cours de dessin à l'extérieur." Le jour venu, la trousse dans la poche et le bloc à dessin sous le bras, nous sortîmes du bourg et nous nous engageâmes dans un sentier presque dissimulé par la neige. Installés sur la pente d'une butte, nous avions vue sur une rangée d'arbres bordant un ruisseau gelé. La consigne était de choisir un motif dans ce tableau hivernal et de le dessiner. Mon gribouillis est tombé dans l'oubli ; en revanche, cette séance en plein air est restée vive dans ma mémoire. J'étais à la fois pénétré par l'enchantement du paysage enneigé et séduit par l'assurance sereine de notre professeur. Elle avait tranquillement transgressé le conformisme de mon entourage en convertissant la nature hostile en argument pédagogique.

 

Peu après, Monsieur Roth fit de même en emmenant les garçons sur une prairie où aucun passage humain n'avait encore altéré la couche de neige. Cette sortie correspondait à une heure d'éducation physique dont nous étions frustrés en hiver puisque l'établissement ne disposait d'aucune salle de sport. Je me demandais quels exercices nous pourrions bien faire alors que nous n'avions aucun matériel. Avec le sérieux du professeur en cours, Monsieur Roth forma deux groupes égaux qu'il fit se disposer en lignes séparées d'une vingtaine de mètres. Il rejoignit lui-même une des équipes, puis, d'une voix soudainement enjouée, s'exclama : "Bombardez-vous !" Et, joignant le geste à la parole, il ramassa des deux mains une double poignée de neige, la serra entre ses paumes et lança la boule vers le camp adverse. Pendant une seconde nous restâmes figés par la surprise, puis laissâmes échapper une clameur de joie. Tous les élèves plongèrent vers le sol pour se confectionner au plus vite les munitions pour la bataille et bientôt le ciel se remplit de projectiles. La plupart manquaient leur cible. Lorsqu'une boule atteignait un adversaire, elle faisait deux heureux, le lanceur qui avait visé juste et la victime qui s'amusait de ce coup indolore. Les combattants s'en donnaient à cœur joie, ravis de dépenser leur jeune énergie et de s'adonner librement à ce jeu si instinctif mais interdit dans le cadre scolaire habituel. Une fois l'affrontement lancé, Monsieur Roth prit soin d'en éviter les excès. Il empêchait les jets à bout portant et les savonnages trop appuyés d'un élève encerclé par ses adversaires. Il décréta le cessez-le-feu quand il jugea que les troupes s'épuisaient et avant que la fatigue des uns ou l'excitation des autres n'aient provoqué d'accident. En regagnant l'école, nous avions les mains et les joues rouges, le souffle court, les pieds mouillés, mais le corps et l'âme bouillonnant de vie.

 

Compositions, bulletins, résultats et classements.

 

A partir de la mi-novembre commencèrent les compositions, ces devoirs solennels qui me stresseraient en fin de chaque trimestre pendant les sept années de mes études secondaires. Dans chaque matière écrite, le professeur donnait un sujet à traiter en classe en un temps limité. C'était un véritable examen portant sur les connaissances étudiées au cours du trimestre. Les enseignants nous avaient conditionnés pour nous en donner une crainte obsessionnelle. La note de la composition n'allait-elle pas compter pour la moitié de la note trimestrielle, soit autant que tous les autres travaux réunis ? Autant dire qu'avec une composition ratée, on faisait son deuil d'une bonne moyenne dans la matière. Et pour parachever la pression sur nos esprits, ces devoirs étaient classés par ordre de mérite. La restitution des compositions tournait à l'épreuve publique. Chacun attendait avec anxiété l'annonce de son nom, de son rang et de sa note avant de savourer son succès ou d'endurer sa déconvenue devant tous ses camarades.

Le bulletin trimestriel mettait également la place de l'élève en exergue. Chaque discipline était évaluée par quatre nombres : la moyenne des devoirs du trimestre, la note de la composition écrite, la moyenne de ces deux notes puis la note finale obtenue en multipliant cette moyenne par le coefficient. En regard de ce chiffre, la place de l'élève par rapport à ses camarades dans la matière. Enfin, au bas du feuillet, la  moyenne générale et le classement de l'élève pour l'ensemble des matières compte tenu des coefficients. Ceux-ci mettaient au pinacle le français et les mathématiques, faisaient la part belle aux sciences, à l'histoire-géographie et à la langue vivante, et reléguaient le sport, le dessin, la musique, le travail manuel, la morale au rang de parents pauvres. Rien d'étonnant que les élèves ainsi notés n'aient  rapidement été persuadés qu'il existait des matières principales qui exigeaient un investissement maximal et des matières secondaires qu'on pouvait négliger sans trop de conséquence.

Le bulletin du premier trimestre de la 6e me plaça au 7e rang dans la classe, premier garçon derrière les six filles. Ce résultat me soulagea et me donna un objectif qui, en début d'année, semblait hors de portée : m'intercaler dans le petit peloton féminin dont le leader n'était autre que ma petite cousine. J'y parvins au cours des trimestres suivants. J'eus conscience que cette réussite était inespérée car j'avais encore à l'esprit et au cœur le goût amer de l'échec où mes déboires en français avaient failli me précipiter.

 

Une belle fin d'année scolaire.

A l'époque, les grandes vacances commençaient le 14 juillet. Pendant la première quinzaine de juillet, la rigueur de notre scolarité se relâcha. Les notes étaient arrêtées, les bulletins bouclés. A présent, la grande affaire, c'était la fête gymnique fixée au dernier dimanche de l'année scolaire. Sous prétexte de la préparer, nous passions l'essentiel de la journée au stade avec Monsieur Roth. Les fanatiques de football, dont le moins mordu n'était pas le professeur, se livraient à leur passion pendant des heures. Nous revenions au Cours Complémentaire pour le repas de midi et, de temps en temps, pour une heure de lecture ou d'exercices de mathématiques ludiques. L'assiduité des élèves avait bien diminué sans conséquences pour les absents. Cependant, j'évitai de révéler à mes parents que l'école avait pris le tour agréable d'un centre de loisirs, de peur qu'ils ne m'enrégimentent aussitôt pour les travaux des champs. Ainsi je profitai jusqu'au dernier jour de ma première année scolaire au Cours Complémentaire.

Fête gymnique à la fin de l'année scolaire 1957-58.

 
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Origine des illustrations de ce chapitre : 

Spoutnik : https://www.cosmodome.org/

Moto DKW : https://www.dkw-motorrad-club.de/

Élèves en sortie géologique et fête gymnique : Photos de M. R. Mattauer, parues dans "Le temps oublié au fil de la Doller" 2001.

 

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