2. Le collège.

Chapitre III.

 
L'entrée en 5e.

 

Des changements importants marquèrent mon entrée en 5e. Six nouveaux élèves rejoignirent les rescapés de la 6e. Ils venaient au Cours Complémentaire directement en 5e après avoir réussi le Certificat d'études à l'issue de l'école primaire. Plus âgés d'un ou deux ans, ils nous en imposaient par leur physique. Les filles surtout, jouvencelles déjà coquettes, ne voyaient en nous que des gamins sans intérêt. Mais les premières notes me rassérénèrent. Je trouvais fameux que l'intellect se moque des âges et qu'une musculature découplée ou une poitrine avantageuse ne garantisse aucunement des résultats faramineux !

 

Monsieur Elsener.

 

Les professeurs changèrent dans plusieurs matières. Désormais, ce serait Monsieur Elsener, le directeur, qui nous enseignerait l'allemand et la musique. Jusque-là, nous ne le connaissions que dans son rôle administratif et pour ses interventions tonitruantes en matière de discipline. A présent, nous allions mieux cerner l'originalité de sa personnalité. 

Monsieur Elsener, était l'enseignant le plus âgé de l'établissement. Célibataire endurci, au début de la cinquantaine, il était dans l'établissement depuis trente ans. Nommé d'abord à l'école primaire de garçons, il passa ensuite au Cours complémentaire. Tout en continuant à enseigner, il en assurait à présent la direction où son esprit finaud et son bon sens terrien lui étaient bien utiles. Sa silhouette un peu voûtée était familière dans les rues de la petite ville. Éternel piéton, un parapluie ou une canne sous le bras, la calvitie cachée par un béret incliné vers sa droite, sa vie se confinait entre l'école où il travaillait et logeait et les cafés et restaurants où il avait ses habitudes.

Ce fils de paysan d'extraction plus que modeste s'était accommodé de la vie urbaine, mais bravait les convenances vestimentaires communes. Il portait des costumes trois pièces sans être trop regardant sur les taches alimentaires qui souillaient son gilet. Toujours cravaté, il usait de faux cols amovibles qu'il négligeait d'assortir à ses chemises : un col vert avec une chemise bleue ne jurait pas à ses yeux. Les coupures du rasoir entaillaient souvent son visage au teint cuivré et ses rares sourires dévoilaient des dents jaunies par le tabac. En effet, la gauloise ne quittait pas les lèvres de ce fumeur impénitent qui succombait à son vice même en classe. Lorsqu'une démonstration de géométrie exigeait qu'il dispose de ses deux mains, il posait sa cigarette sur le bord du bureau où il l'oubliait parfois. Le bout incandescent continuait à se consumer et les élèves rêveurs suivaient du regard les volutes bleues qui se dissipaient au-dessus d'eux.

Son bureau était enfumé dès qu'il y travaillait. Un jour, une cigarette allumée tomba dans la corbeille à papiers et y mit le feu. Monsieur Elsener éteignit l'incendie en écrasant les flammes à mains nues. Pendant deux semaines, ses deux mains blessées l'empêchèrent de distribuer des taloches aux élèves turbulents, mais pas de tenir une cigarette du bout des doigts qui dépassaient des pansements.

La discipline était son souci permanent. Il croyait de son devoir de ponctuer ses passages dans les couloirs ou devant les salles d'études de gueulantes qui ne faisaient peur à personne. Les élèves avaient vite compris le caractère soupe au lait de leur directeur dont les "Nom de bleu", son juron favori, cachaient mal le grand cœur. Une fois la colère retombée, ses punitions étaient pour le moins bonasses. Un professeur lui dépêchait-il un élève à semoncer ? Après une réprimande pour la forme, il l'envoyait acheter un paquet de cigarettes chez son ami Julot au café de l'Étoile.

L'enseignant qui a inspiré le personnage de Monsieur Elsener.

Monsieur Elsener éprouvait le besoin de s'épancher auprès de ses collègues comme auprès de ses élèves. Si les leçons de mathématiques n'étaient pas propices aux effusions, il n'en était pas de même de l'allemand, sa seconde spécialité, où se libérait son âme romantique. Il déclamait avec extase le vers "In den Bäumen säuselt der Wind." * dont il soulignait la musicalité avec des gestes de la main gracieux comme ceux d'une danseuse. Un mot dans un texte, une image dans un poème,  suffisaient parfois à éveiller des souvenirs et susciter des confidences que nous buvions religieusement. Un thème récurrent était celui de la vie d'autrefois dans son village natal. Nous mesurions combien la nostalgie de ses origines et le respect de ses parents défunts restaient vivaces dans l'âme de ce quinquagénaire. Un jour, il nous décrivait avec force gestes et onomatopées comment les planteurs de houblon fichaient dans le sol leurs perches de six mètres de haut. Un autre jour, dans un registre plus émouvant, il nous racontait comment, sous l'annexion, la police allemande lui confisqua un recueil de poésies françaises qui le rendait suspect aux yeux de l'occupant. Admiratifs, nous nous rendions compte que la perte de son anthologie l'avait davantage affecté que la menace pour sa liberté ou sa vie.  

 * Le vent bruisse dans  les arbres.

Chez les élèves, il se murmurait que Mademoiselle Belmont aurait été amoureuse de Monsieur Elsener et qu'elle aurait même rêvé de mariage. Hélas, elle aurait été éconduite par son directeur si bien que les deux collègues, par choix ou par dépit, restèrent célibataires, unis seulement par leur commun dévouement  à leurs élèves.  

Le directeur n'accablait pas ses collègues de son autorité et il feignait d'oublier que plusieurs d'entre eux avaient été ses propres élèves. Sous un abord parfois bourru, il se montrait conciliant et acceptait facilement le dialogue, sans soucis de ses prérogatives, pourvu que tous concourent à la bonne marche de l'établissement par un travail consciencieux et une assiduité exemplaire. En revanche, il se défiait des hâbleurs qu'il qualifiait volontiers de "Sansadangler."  Sansadangler : terme alsacien qui désigne celui qui bat la faux. Le bruit de son travail résonne dans tout le village pour un résultat minime.    

Monsieur Elsener dînait à l'Aigle d'Or où ses manières frustes contrastaient avec le cadre raffiné. Il y retrouvait son ami, l'artiste peintre local, vieux garçon comme lui, pour de longues soirées de discussions bien arrosées. En son absence, il se rabattait sur l'un ou l'autre de ses jeunes collègues masculins qui mangeait également là et il en faisait son confident d'un jour, à moins qu'il ne l'entraîne boire quelques bières au café de l'Étoile ou à la Taverne de l'Espérance. Le jeune professeur n'était pas forcément ravi d'entendre parler pendant des heures des annales de mathématiques du Brevet ou bien des péripéties de la drôle de guerre de 1939, mais le respect de l'âge et de la hiérarchie l'obligeait à faire bonne contenance.

Devant sa propre hiérarchie, Monsieur Elsener montrait une déférence exagérée. En passant devant la porte toujours ouverte de son bureau, les élèves, mais aussi ses collègues, s'amusaient, lorsqu'il téléphonait à l'inspection académique, au rectorat ou même à la mairie ou au presbytère, de son ton un peu obséquieux qu'il accompagnait de courbettes destinées à un interlocuteur invisible. Cette attitude révérencieuse ne l'empêchait pourtant pas de cultiver des relations suivies avec tous les responsables d'usines, banques et administrations du canton. C'était pour la bonne cause, celle de ses élèves de 3e qui ne poursuivraient pas leurs études. Informé des emplois disponibles, il choisissait l'élève qui lui semblait avoir le profil approprié et le présentait au chef d'entreprise. Le rapport de confiance entre Monsieur Elsener et les employeurs garantissait l'embauche. C'était un départ pour la vie inespéré pour ces jeunes de seize ans dont les parents, gênés par leurs carences sociales et linguistiques, auraient été bien en peine de trouver eux-mêmes la place. Quand il estimait qu'un élève de 3e pouvait poursuivre des études générales, il l'inscrivait au concours de l'École Normale. Et si la famille était réticente, il savait se monter insistant, quitte à en faire le siège pendant toute une après-midi. D'année en année, sans compter ses heures ni mesurer ses efforts, Monsieur Elsener lançait ses élèves sur la trajectoire de la vie. C'était là son bonheur et sa fierté.

 

Mademoiselle Fournier.

 

En français également, un nouveau professeur nous attendait. La douce Mademoiselle Muller avait été remplacée par une titulaire, Mademoiselle Fournier, dont c'était la deuxième année d'enseignement.  Sortie en tête de l'École Normale, elle avait poursuivi ses études en Lettres Supérieures dans un lycée parisien. Francophone de naissance, dotée d'un tempérament inflexible, débordante d'ambition pour notre réussite, cette jeune fille de vingt-deux ans allait imprimer sa marque dans ma pensée, mon expression et ma sensibilité. 

Les prémices furent rudes. Mademoiselle Fournier eut tôt fait de nous signifier que l'atmosphère de placide décontraction du cours de français de l'année précédente n'était plus de mise. Elle exigeait un silence absolu et une attention sans faille. Le moindre écart attirait sur son auteur une réprimande qui jetait l'effroi sur toute la classe. Les leçons devaient être sues sur le bout des doigts et le malheureux qui s'empêtrait dans l'énoncé d'une définition de grammaire pouvait s'attendre à la copier tant de fois qu'il la saurait par cœur jusqu'à la fin de ses jours.

J'avais terminé la classe de 6e dans une phase euphorique, heureux de pouvoir participer et d'exprimer mon imagination en rédaction. En ce début de 5e, je réussis correctement les premiers travaux écrits, mais à l'oral j'étais paralysé par la sévérité du professeur. Si je levais le doigt pour participer, une réponse fausse pouvait déclencher ses foudres. Mais si je m'en abstenais, j'étais à la merci d'une interrogation directe de sa part encore plus redoutable. Pendant plusieurs semaines, je crus que je ne sortirais pas des affres de cette double contrainte.

Pourtant, insensiblement, je sentis que le feeling s'établissait avec Mademoiselle Fournier. Je devais reconnaître que la rigueur de ses leçons convenait à mon esprit et je devinais qu'elle appréciait mes efforts à l'écrit. Je commençais même à me manifester à l'oral car à présent je discernais de la sensibilité derrière sa façade d'intransigeance. Certes, ce professeur si jeune nous imposait une autorité implacable, mais je ne doutais pas qu'au fond elle nous aimait. Jusque là, dans la famille ou à l'église, je n'avais pas été épargné par la violence de mes éducateurs. Ceux-là avaient le dessein de me briser. Ils maltraitaient tant mon être que je m'étais persuadé qu'ils haïssaient mon désir de liberté et d'épanouissement. Au contraire, dans la fermeté de Mademoiselle Fournier transparaissait son attachement à ma réussite. Elle était dure vis à vis de mes erreurs, de mon ignorance, de mes lacunes, de mes manquements, mais elle estimait ma personne et se réjouissait de ses progrès. Bientôt je reconnus que dans son gant de fer se cachait en réalité une main de velours. 

C'est sous le puissant ascendant de Mademoiselle Fournier qu'au courant de la 5e  je parvins à penser exclusivement en français.        

Sur l'apprentissage du français, voir : "C'est chic de parler français"

Cette conversion libéra ma créativité et stimula mes progrès en français. Les louanges n'étaient pas dans la nature de ce professeur ; pourtant, un jour que j'avais rédigé la légende d'une photo de cascade sous forme d'un poème où l'eau était personnifiée, elle consentit à me confier d'une voix adoucie : "Tu écris bien !" Lorsqu'en fin d'année, je décrochai le premier prix de français au Certificat d'études, les félicitations de Mademoiselle Fournier se limitèrent à un sourire entendu. Je n'en compris pas moins qu'elle était fière de son élève.

Mademoiselle Fournier guida mes premiers pas dans l'univers de la littérature française. De Rabelais, Ronsard ou Du Bellay à Verlaine, Baudelaire ou Heredia, de Balzac, Maupassant ou Zola à Daudet, Alain-Fournier ou Pergaud, j'abordai les grandes figures de notre panthéon littéraire. 

Mais la grande révélation fut l'étude en 4e des premières œuvres du théâtre classique, Le Cid, Andromaque, L'Avare. Ce fut un éblouissement. Les lois de la construction classique, la règle des unités, la poésie majestueuse de l'alexandrin m'apparurent comme l'expression de la perfection. Mon âme adolescente s'enticha des héros de Corneille et de Racine dont la force des passions et la vaine lutte contre la fatalité me captivaient. Dans Andromaque, Oreste disait : "Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne". Quant à moi, je me livrais sans retenue à l'enchantement des oeuvres du grand siècle. La découverte des comédies de Molière, si elle fut moins bouleversante que celle des tragédies, n'en fut pas moins riche d'enseignements. Par l'analyse de la satire, de l'ironie, du burlesque ou de la parodie, Mademoiselle Fournier m'apprit à mieux comprendre le vice et le ridicule inhérents au cœur des hommes.

 

Nous avons étudié les chefs-d'œuvre du XVIIe siècle dans l'édition des petits "Classiques Larousse".

Au cours du deuxième trimestre de 4e, alors que j'avais eu jusque là des résultats excellents en français, je connus une baisse de régime et mes notes fléchirent. Mademoiselle Fournier ne tarda pas à me le faire remarquer et elle me tança vertement. J'étais mortifié, piqué dans mon amour-propre de ne plus être le meilleur de la classe et, plus encore, d'avoir perdu l'estime de mon professeur. J'épanchai mon amertume dans un poème* de quatre strophes à rimes embrassées où ressortait l'influence de Kipling. Je le remis sur une feuille de cahier pliée à Mademoiselle Fournier. Elle le prit sans questions ni commentaires. Peu de temps après, je surmontai mon passage à vide. Mes résultats se redressèrent à la satisfaction de Mademoiselle Fournier qui ne me parla jamais de ma naïve élégie.  

* 50 ans après, à ma grande surprise, Mlle Fournier m'a confié avoir été tellement émue par ce poème qu'elle l'avait conservé. Elle m'en a envoyé une photocopie.  

Mademoiselle Fournier alliait sévérité et sensibilité. Avec elle, je partageais une entente spontanée qui ne s'est jamais exprimée en paroles. La crainte respectueuse que j'éprouvais m'empêchait de me livrer et, de son côté, elle était retenue par la réserve de mise vis à vis d'un élève. Mais le ressenti réciproque nous liait. Sa personnalité et son enseignement m'ont donné un élan suffisant pour que je n'éprouve plus de difficultés en français pour le reste de mes études et, qu'au soir de ma vie, je savoure, comme au temps de l'adolescence, le plaisir d'une belle langue tant pour la lecture que pour l'écriture.

 

Mademoiselle Burger.

 

Nous héritâmes également d'un nouveau professeur de sciences, Mademoiselle Burger, fraîche émoulue de l'École normale. Son rang de sortie lui permit de d'obtenir un poste au Cours Complémentaire où elle se spécialisa en Sciences Naturelles et Physique-Chimie. A notre classe de 5e, elle enseignait également le dessin. D'un naturel pondéré, elle dominait son enseignement sans bruit ni fracas. Son autorité patiente alliée à son égalité d'humeur créait dans la classe une atmosphère apaisée. J'appréciais particulièrement l'heure de dessin placée en fin d'après-midi. Une fois que nous étions plongés dans notre travail, Mademoiselle Burger nous faisait la lecture d'un roman à haute voix. Pendant plusieurs semaines, ce fut "Le Petit Chose". C'était une heure délectable. Suspendus aux lèvres du professeur, les élèves évitaient tout bavardage et la voix de la lectrice couvrait sans peine le crissement feutré des crayons et le frottement des gommes. Dans l'ambiance appliquée mais chaleureuse de la tombée du jour, j'adorais suivre le parcours semé d'embûches de Daniel Eyssette dont l'enfance difficile parlait si fort à mon âme adolescente. Tandis que ma main courait sur le papier, par la magie de Mademoiselle Burger et d'Alphonse Daudet réunis, mon esprit volait dans l'espace et le temps.

 

 

 

 

"Le Petit Chose" est un roman autobiographique d'Alphonse Daudet paru en 1868. Il relate la jeunesse douloureuse de Daniel Eyssette, dit "le Petit Chose", notamment sa difficile expérience de répétiteur de collège.

 

 

 

Le tableau d'honneur.

 

Comme si les compositions et les bulletins n'avaient pas suffi à stimuler notre esprit de concurrence, la pratique du tableau d'honneur s'y ajouta cette année-là. A la fin de chaque mois, la liste des élèves méritants était affichée au vu et au su de tous et les élèves distingués se voyaient remettre une attestation écrite. C'était un pauvre rectangle de papier de 12 cm sur 8 où un élève avait tracé à la règle : "TABLEAU D'HONNEUR" en lettres capitales enjolivées de quelques fioritures. Sous ce titre, une mention manuscrite où  je reconnaissais l'écriture de Mademoiselle Fournier : "mérité par l'élève de 5e (nom, prénom) pour son application et sa conduite. Mois de janvier 1959."

La récompense était mince, mais comme elle existait, il fallait à tout prix l'obtenir. Je regrettais que la volonté permanente de classer les élèves, de les trier et de mettre les meilleurs en avant génère un climat déplaisant. La saine émulation tournait souvent en rivalité envieuse, mais pour les élèves éduqués à la soumission comme moi, le désir de plaire aux professeurs prenait le pas sur toute autre considération.

 

La perte des 500 Francs.

 

Je me croyais bien installé sur l'heureux petit nuage de mes lauriers scolaires quand, un jour de février, le ciel me tomba sur la tête. C'était pendant l'étude de 11 heures à midi, au moment de régler la cantine pour la semaine. Dans un tumulte enfantin, nous nous pressions autour du bureau directorial encombré de paperasses. Monsieur Elsener notait les versements sur un cahier d'écolier où figurait la liste des demi-pensionnaires. La somme à payer pour les cinq repas s'élevait à 750 Francs. Quand je voulus les prendre dans ma poche, je ne trouvai que 250 Francs, plus de billet de 500 Francs ! C'était la panique, je fouillai, refouillai, trifouillai mes vêtements en tous sens, rien ! Devant mon affolement, Monsieur Elsener me dit : "Reviens tout à l'heure quand tu auras retrouvé ton billet." Mais le temps ne fit rien à l'affaire, je dus lui demander de pouvoir payer le lendemain. 

 

 

 500 anciens Francs en 1959 équivalaient à environ 8 Euros actuels. Le nouveau Franc est entré en vigueur le 1er janvier 1960.

J'étais atterré par cette perte. Comment allais-je l'annoncer à mes parents ? Qu'allait dire ma mère qui me faisait sentir chaque semaine que le coût de la cantine était une dépense de trop ? Jusque-là, lorsque j'avais eu des problèmes scolaires, je les avais surmontés par mes propres moyens sans rien dire à ma famille. Mais dans ce cas, je n'avais pas le choix, j'étais obligé de confesser ma faute et quémander un autre billet de 500 Francs.

Mes parents accueillirent mon aveu comme je le craignais. Ma mère eut des mots durs pour blâmer ma négligence bien typique de mon incorrigible incurie, tandis que mon père me chapitra une fois de plus sur la difficulté de gagner le moindre franc. Sous un flot d'objurgations et de menaces, ma mère me remit un autre billet de 500 Francs et je pus payer ma dette auprès de Monsieur Elseneur.

L'orage était passé mais les foudres parentales m'avaient laissé des blessures à vif qui ne pourraient guérir que si je réparais ma faute. Le lundi suivant, je décidai de ne pas m'inscrire à la cantine pour la semaine. Chaque jour, lorsque l'heure du repas arrivait, je m'éclipsais en ville. J'achetais une demi-baguette que je mangeais en traînant dans les rues, faisant mine de m'intéresser aux vitrines de la rue commerçante. Mais une seule m'attirait, celle du magasin de jouets où je m'émerveillais d'une auto électrique, une Citroën DS 19 jaune à toit noir, lauréate du Grand Prix 1958 du Salon de l'enfance. La voiture, à l'échelle 1/18, était téléguidée : un fil souple la reliait à un boîtier sur lequel étaient disposés un petit volant et deux boutons de commande. L'heureux possesseur de ce jouet pouvait contrôler la direction du véhicule en marche avant et arrière et actionner les phares et le klaxon. Pour moi, momentanément réduit au pain sec et à l'eau, ce jouet était un fantasme irréalisable. Même connaître sa valeur m'était inaccessible puisqu'à l'époque les prix n'étaient pas affichés ! Mais ce rêve adoucissait tant la mauvaise passe où j'étais que je venais chaque jour le ranimer.

 

 

 

Jouet téléguidé de la fin des années 1950.

A la fin de la semaine, quand mes parents voulurent me donner l'argent de la cantine, je leur révélai comment je l'avais économisé. Ma mère rempocha billet et pièces sans rien dire. Je vis que mon père était gêné. Quand nous fûmes seuls, il me dit d'un ton sans reproche : "Tu n'étais pas obligé de faire cela, ne le fais plus." Je pris sa réaction comme une approbation implicite de mes efforts et je lui en fus reconnaissant.

 

Le Certificat d'études.

J'étais alors dans ma quatorzième année, l'âge du Certificat d'études primaires. Normalement, cet examen s'adressait aux élèves arrivés à la fin de l'enseignement primaire obligatoire dont il attestait l'acquisition des connaissances de base en écriture, lecture, calcul, histoire-géographie et sciences appliquées. Mais notre directeur, par prudence paysanne, jugeait que nous aussi devions nous y présenter. Selon lui, un diplôme était toujours bon à prendre, sans compter que passer les épreuves nous entraînerait pour le BEPC. Pour autant, l'examen n'était pas préparé en classe. Nous devions nous débrouiller en travaillant avec les annales. Seule Mademoiselle Belmont se dévouait en regroupant les candidats pour les entraîner aux exercices de calcul mental et aux problèmes d'arithmétique.

Pour ma part, j'étais sensibilisé à cet examen depuis longtemps. Six ans auparavant, mon frère aîné l'avait passé et j'en avais été cruellement marqué. N'escomptant pas sa réussite, l'instituteur ne voulait pas présenter mon frère à l'examen. Mais mes parents insistèrent pour qu'il tente sa chance. Le jour de l'examen, après l'usine, je les accompagnai dans les champs. Dans le silence de leur travail, je percevais l'anxiété de l'attente du résultat. Vers 18 heures, ils m'envoyèrent à la maison avec la consigne d'y attendre l'arrivée de mon frère puis de venir leur annoncer le verdict. Après l'avoir guetté pendant une bonne demi-heure, je l'aperçus enfin, poussant son vélo, l'air accablé. Sans le moindre tact, je me précipitai à sa rencontre et lui demandai à tue-tête s'il était reçu. Il me rabroua si vertement que les larmes me vinrent aux yeux. Il ne consentit à avouer qu'il était recalé que lorsqu'en pleurnichant je lui dis que j'agissais sur l'ordre de nos parents. Secoué mais déterminé, je repartis au pas de course vers notre champ. La fierté de remplir ma mission me redonnait de l'entrain. Hélas, à huit ans, on a les idées courtes ! J'annonçai l'insuccès de mon frère avec tellement d'enthousiasme que je subis, de la part de mes parents cette-fois, une seconde rebuffade cuisante dans le même quart d'heure. Maudit Certificat d'études ! Je lui imputai les avanies injustes que j'avais subies ainsi que l'abattement de mes parents à l'annonce du résultat. Je me promis que lorsque ce serait mon tour, je réussirais haut la main l'examen et que ce jour-là serait un jour de fête pour mes parents.

 

L'heure de ma revanche avait donc sonné, ce mercredi 17 juin 1959. Les épreuves me semblèrent plutôt faciles à part les questions spécifiques pour les garçons ruraux centrées sur les connaissances agricoles. Plus pénible fut la longue attente pendant les corrections et les délibérations. Enfin, avec solennité, le président du jury proclama les résultats : j'étais reçu. Aussitôt, j'enfourchai mon vélo et pédalai à toutes jambes vers la maison familiale. Je couvris les sept kilomètres en un temps record, mais personne n'était là pour m'accueillir, ce qui ne m'étonna pas outre mesure du fait qu'on était en pleine saison des foins. Je cherchai fébrilement le journal du jour où mes parents laissaient un message en cas d'absence. Je trouvai, écrits dans la marge blanche au-dessus du titre, trois mots indiquant qu'ils étaient sur un de nos prés du village voisin. Deux kilomètres m'en séparaient, aussitôt avalés en quelques coups de pédales. Bientôt j'aperçus au loin notre charrette à foin autour de laquelle s'activaient les silhouettes familières. Au moment de quitter le chemin de terre pour traverser les prés fauchés, je mis pied à terre, couchai ma bicyclette sur le sol et finis ma course en un sprint ultime.

A bout de souffle mais le cœur débordant de bonheur, dès que je fus à portée de voix, je clamai : "J'ai réussi, j'ai réussi !" Ma mère qui râtelait le foin se retourna vers moi, m'enveloppa d'un regard glacial et me lança d'une voix exaspérée : "Qu'est-ce que tu as à crier comme ça ? Tu n'as pas fini de  faire l'intéressant ? Tu te crois peut-être mieux que les autres ? Il n'y a pas de quoi te vanter ! Dépêche-toi de prendre un râteau et aide-nous enfin !" Du haut de la charrette où il répartissait les fourchées de foin, mon frère renchérit qu'il n'y avait pas lieu de se rengorger pour un examen qui ne valait plus grand chose. 

J'étais cloué sur place par la stupeur et la désillusion. Les remontrances de ma mère me frappaient comme une masse. Chaque mot était un coup qui m'enfonçait plus profondément dans la terre. Je ne pus articuler le moindre mot ; le ventre serré, je ramassai un râteau et me mis machinalement au travail. Un moment plus tard, mon père resté silencieux jusque-là, me dit presque furtivement :" C'est bien d'avoir réussi cet examen, continue de bien étudier et pense aux prochains !"

Ces paroles venues trop tard étaient un baume illusoire sur une blessure irrémédiable. En quelques minutes, je venais de mûrir de plusieurs années. La naïveté de mon enfance avait volé en éclats. Je réalisais que le temps et les circonstances modifiaient les êtres, leurs attentes et leurs préoccupations. Mes parents avaient à présent d'autres soucis. Mon frère allait sous peu être incorporé en Algérie en plein état de guerre. Mon certificat d'études, qui n'était pas essentiel pour mon avenir, n'intéressait plus que moi. Je tirai la leçon de ma déconvenue. Désormais, je n'extérioriserais plus aussi imprudemment mes joies et je saurais que mes succès scolaires devraient rester enclos dans mon jardin secret.

 

   

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Origine des illustrations de ce chapitre :: 

Enseignant : photo de l'auteur. 

Le Cid et l'Avare : https://www.ebay.fr/

Jouet téléguidé : https://www.ebay.fr/

Certificat d'études : scan du diplôme de l'auteur. 

 

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