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Les
noms des enseignantes citées ne sont pas ceux des personnes réelles qui ont inspiré
ce récit. |
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“Der
Ochs, le bœuf, En
plus de "oui" et de "non", c’était aux
seuls mots de cette comptine que se bornait mon vocabulaire français au
moment d’entrer à l’école. Et encore, quand j’entendais "la
vache, die Kuh" *, c’était l’image insolite du lavage d’une vache
qui s’imposait à mon esprit ! *
[
vache se prononce comme wasch(en) qui signifie laver.]
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En 1950, mon village, comme toute l’Alsace, était dialectophone*. La langue usuelle était l’alsacien, un dialecte alémanique proche du parler du pays de Bade. Cependant, la majorité des habitants n’ignoraient pas le français, appris à l’école de 1914 à 1940, et depuis 1944, ou bien au cours du service militaire. Ils s’en servaient pour les démarches administratives et, situations toujours délicates, lors des relations avec les autorités souvent incarnées par des "Français de l’intérieur." * L’allemand littéraire, le "Hochdeutsch" *, gardait un rôle important. C’était la langue lue et écrite par les gens de plus de quarante-cinq ans et par les jeunes d’une vingtaine d’années qui avaient suivi l’école allemande pendant l’annexion. Et pour tous, l’allemand était l’expression noble de l'alsacien. A l’église, alors que tout le monde se comprenait si bien en alsacien, le dialecte n’avait aucune place. Le curé, à côté du latin, usait du "Hochdeutsch", puis plus tard d’un peu de français. L’allemand servait aussi à l’expression écrite de l’alsacien dans le journal local édité dans cette langue et dans les documents administratifs ou électoraux bilingues. Et les quelques personnes qui possédaient une radio la réglaient sur l’émetteur suisse de Beromünster ou sur le Südwestfunk allemand. |
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Hélas, après la période de l’annexion nazie, l’allemand littéraire ainsi que sa forme dialectale n’étaient pas en odeur de sainteté ! Le climat politique de l’après-guerre avait perverti une situation linguistique déjà complexe qui confina bientôt à l’absurde. L’alsacien, langue maternelle des enfants de mon âge, était interdit à l’école et à l’église et inusité pour lire et écrire. A l’école, nous devions apprendre péniblement le français que personne autour de nous ne pratiquait. Par contre, l’allemand, qui nous aurait été facile d’accès, n’était plus enseigné à l’école primaire, si bien que nous ne comprenions pas cette langue pourtant omniprésente dans la vie de nos parents… |
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En réaction à la germanisation implacable imposée par le régime nazi, une campagne de francisation a suivi la Libération et s'est poursuivie pendant les années d'après-guerre. Le dialecte alsacien et l'enseignement de l'allemand en ont été les principales victimes. (Les deux images sont tirées de : "L'Alsace, une histoire.", sous la direction de B.Vogler, Éditions Oberlin 1995.)
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Je n’avais évidemment aucune conscience de ces aberrations nées de la politique, et c’est avec entrain que j’effectuai ma première rentrée scolaire à l’âge de cinq ans. Il n’existait pas alors d’école maternelle dans mon village. Aussi suis-je entré dans la classe enfantine de l’école primaire de filles tenue par des sœurs enseignantes*. |
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Dès les premiers jours, mon enthousiasme pour l’école fut sévèrement douché, car pour mes camarades et moi, uniquement dialectophones, c’était la plongée dans un monde hermétique. Deux souvenirs opposés me sont restés de ces débuts sur les bancs de l’école. D’une part, celui de l’angoisse totale de ne rien comprendre des paroles de la maîtresse pendant des heures entières, et d’autre part, le bonheur lumineux lorsque l’institutrice nous abandonnait à Sœur Jeanne-Antide. L’après-midi, cette religieuse, que nous appelions "die Kochschwester" *, préposée aux tâches ménagères, venait dans la classe prêter main forte à sa consœur. Si cette dernière se devait d’appliquer les instructions ministérielles de n’enseigner qu’en français, Sœur Jeanne-Antide nous parlait en alsacien. Gentiment, elle nous faisait travailler les lettres et les syllabes, n’introduisant le français que par doses minimales que nous assimilions facilement, alors que dans l’immersion linguistique officielle, nous étions noyés. |
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Ainsi,
tant bien que mal, nous apprîmes à lire et à écrire le français.
Mais le parler s’avérait bien plus épineux ! Difficile de prononcer
les voyelles nasales inconnues comme en, on, in et un ! et
pratiquement impossible de ne pas confondre les P et les B, les T et les
D puisque le dialecte alsacien ignorait la distinction entre ces
occlusives. Le français resta la langue de l’école, celle des leçons,
des récitations, des dictées, de la lecture, et nos seuls
interlocuteurs étaient les enseignants, eux-mêmes dialectophones. Les
textes réglementaires proscrivaient l’alsacien jusque dans la cour de
récréation, mais nos maîtres, plus tolérants que les
fonctionnaires parisiens, fermaient les oreilles. Dans la vraie vie, faute d’interlocuteurs, aucun gamin n’aurait eu l’idée saugrenue de recourir au français. Pourtant, nous connaissions de véritables francophones : la famille des anciens industriels du lieu. Ils y avaient gardé leur maison de maître, que les villageois appelaient "le château", où ils séjournaient pendant les vacances. Mais par une ségrégation sociale implicite, il était inconcevable qu’un enfant du village leur adresse la parole. Pendant des années, nous pouvions côtoyer dans les rues ou à l’église nombre de ces jeunes vacanciers de notre âge sans que le moindre dialogue ait pu s’instaurer. Une rencontre sans échange m'est cependant restée en mémoire.
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J’avais huit ou neuf ans. Par une chaude journée d’été, je faisais des courses dans le magasin d’alimentation du village. J’attendais mon tour quand une dame inconnue entra, accompagnée d’une fillette de mon âge. La marchande s’empressa de les servir, et ses assauts de politesse en français ne me laissèrent aucun doute : c’étaient des estivantes du château. Je les dévorais du regard, surtout la petite fille qui m’apparaissait aussi singulière que si elle était venue d’une autre planète. Elle portait une robe rose parsemée de motifs de fleurs bleues, jaunes et vertes. A ses pieds, des socquettes blanches immaculées contrastaient avec des ballerines noires vernies. Une pince en forme de nœud rose maintenait ses cheveux d'une blondeur dorée. Le visage, d’un teint très pâle, était égayé par des lèvres légèrement pourprées qui esquissaient un sourire, mais une petite moue traduisait une certaine affectation. Ma contemplation fut interrompue par la conversation qui s’était engagée. La dame, qui pouvait être sa grand-mère, demanda à la fillette : - Isabelle, veux-tu une glace ? Elle minauda un peu et dit d’une voix étonnamment cristalline : - Oh ! oui, merci Mamie, j’en veux bien une. La boulangère lui demanda : -
Combien de boules veux-tu ? Et de quels parfums ? La
fillette réfléchissait comme si c’était un problème d’importance : - Euh,
quels parfums vais-je prendre ? et d’abord, combien de boules ?
Sa grand-mère l’aida : -
As-tu très faim ? Isabelle finit par se décider : -
Je veux bien une glace à trois boules, pistache, vanille et chocolat. » La scène m’hypnotisait. Pour la première fois de ma vie, je voyais et entendais de près un enfant dont la langue maternelle était le français. Je guettais chaque mot qui sortait de sa bouche. Je trouvais admirable qu’ils coulent de façon si limpide, alors que ses lèvres remuaient à peine. Et comme l’élocution était douce et claire ! Ah ! ces O bien ouverts, ces sons UN et IN parfaitement différenciés, ces B bien sonores et ces P à la fois sourds et explosifs ! Quelle musique harmonieuse comparée à notre laborieux sabir ! Je réalisai avec accablement qu’en dépit des efforts prodigués pendant des années, j’étais à des années-lumière d’une prononciation correcte. Quelle injustice d’être astreint à un apprentissage inaccessible quand d’autres n’avaient qu’à naître pour qu’en ouvrant la bouche, des sonorités parfaites en tombent comme des fruits mûrs !
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Je devais donc me résoudre à renoncer pour longtemps encore au français comme langue de conversation orale. Heureusement, il restait pour moi la précieuse clé de la lecture. J’avais rapidement acquis le mécanisme de la lecture, mais une fois doté de ce bel outil, je manquais de matériau pour l’utiliser. Dans la maison de mes parents, les ouvrages en français étaient rares et les livres pour enfants inexistants. Je fis mes premières armes de lecteur dans le champ, ô combien restreint, des étiquettes de produits alimentaires. Le négociant en boissons Adam avait joué sur son patronyme pour inscrire sur l’étiquette de son vin de table : "Adam, le père des bons vins." Le slogan était illustré par un dessin représentant Adam au paradis, proposant ce nectar à Ève, au grand dépit du serpent qui n’avait plus de succès avec sa pomme. Les quelques mots de l’étiquette suffisaient pour faire jouer la magie de la lecture. En un instant, je m’évadais du morne climat familial pour entrer dans un Eden imaginaire. Je n’aurais de cesse de trouver des écrits, qui, comme autant de sésames, m’ouvriraient d’autres mondes merveilleux. J’avais à disposition la mine inépuisable du catalogue de la Manufacture française d’armes et cycles de Saint-Étienne. Ce gros volume de six cents pages proposait à la vente par correspondance, non seulement des armes et des cycles, mais aussi tous les objets de la vie courante : vêtements, outillage, machines à coudre, luminaires, jouets, papeterie, articles de sport... Cette caverne d’Ali Baba sur papier regorgeait de dessins et de photos propices aux escapades de mon esprit vers des domaines inconnus aux relents d’aventure. Voici la carabine : "Rival, pour la chasse aux pachydermes et fauves tirés à grande distance." Et là, le pistolet à répétition automatique : "Le Français, calibre 7 mm 65 à 9 coups." dont un schéma en coupe et en éclaté montrait et nommait toutes les pièces. Plus loin la gamme des bateaux pneumatiques, des barques et des moteurs hors-bord, suivie par les équipements pour la chasse sous-marine. Et quel trésor de vocabulaire ! Je contemplais cette abondance d’objets familiers ou inconnus dont je découvrais le nom en français. Là où je croyais ne voir que des haches, j’appris qu’il existait la cognée, le merlin, l’herminette, l’essette ainsi que la hachette forestière gravée de deux lettres au choix pour marquer les arbres à ses initiales.
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Plus austères pour le lecteur novice étaient les restes d’un ancien Petit Larousse illustré que mon père avait jadis récupéré parmi des objets au rebut. La couverture en avait été arrachée ainsi que les pages A et B de la première partie et les pages W, X, Y et Z des noms propres. J’adorais m’arrêter sur la première page de chaque lettre. Celle-ci était tracée au milieu de la feuille et tout l’espace restant était couvert d’un grand nombre de dessins d’objets correspondant à la même initiale. Je cherchais à identifier chaque dessin : pour la lettre M : facile de trouver "maison", "mouton" ou "moto", mais plus ardu de nommer "minaret" , "matador" ou "mortaise !"
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Prenant
de l’âge, je m’intéressai bientôt aux pages "Sports"
du journal local. Par bonheur, la loi imposait même aux journaux édités
en allemand que les pages sportives soient en français ! Comme la
plupart de mes camarades, je me passionnais pour le Tour de France.
Personne ne le suivait à la radio, c’est par voie de
presse que nous attendions le résultat de l’étape de la veille.
L’autocar qui apportait les journaux arrivait à huit heures. A la sortie
de la messe de sept heures, nous l’attendions en confrontant nos
pronostics et en vantant les mérites de nos idoles : Louison
Bobet, Fausto Coppi, André Darrigade, ou encore Raphaël Geminiani qui
avait traversé en tête notre village en 1952 lors de l’étape
Nancy-Mulhouse. Dès que le chauffeur du car avait déposé le paquet de
journaux, nous nous agglutinions autour de la porteuse pour qu’elle
nous remette l’exemplaire destiné à notre famille. Enfin, nous
prenions connaissance du résultat de l’étape annoncé sur la une :
enthousiasme des uns si leur favori l’avait emporté après une belle
échappée, tristesse des partisans des
lâchés du jour, déception de tous lorsque le vainqueur était un
sprinter belge inconnu au nom imprononçable…
Chacun regagnait ensuite son domicile pour se plonger dans les péripéties
de la dernière étape, se pénétrer des évolutions des classements et
s’aiguiser déjà l’appétit pour l’étape du jour. Dira-t-on
jamais combien les pages sportives ont favorisé la lecture dans les
classes populaires ? |
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Vers neuf à dix ans, je dominais assez la lecture pour me jeter sans discernement sur tout ce qui pouvait être lu et apprécié par un enfant de cet âge. Plus qu’un lecteur, j’étais devenu un liseur, perpétuellement en manque de lignes à dévorer. Je ne possédais moi-même qu’un seul livre, un album de BD : Le sceptre d’Ottokar, d’Hergé, qui a fait de moi un tintinophile pour la vie ! Sinon, le seul moyen de me procurer de la lecture était de mendier auprès de mes camarades le prêt de leurs BD. Mon parrain m’a alors fait l’inestimable cadeau de m’abonner au "Journal de Tintin", magazine hebdomadaire de bandes dessinées. C’était pour chaque semaine l’assurance de plusieurs heures d’évasion et de découvertes. Le journal publiait cinq ou six aventures "à suivre" non seulement de Tintin et Milou, mais aussi d’Alix, Blake et Mortimer, Lefranc, Michel Vaillant, Chick Bill, Oupah-Pah sans oublier Jo, Zette et Jocko. |
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Ces héros sont vite devenus mes amis et leurs aventures, rebondissant de semaine en semaine, le fil rouge de mon enfance, une raison de me réjouir du temps qui passait car il me rapprochait du bonheur de les retrouver. Je
me délectais également du récit complet de cinq pages qui
ouvrait chaque numéro ; dans cette série, je préférais
les histoires vraies tirées de l’actualité ou bien du passé
dont j’ai encore plusieurs titres à l’esprit : "Alain
Bombard, le naufragé volontaire", "Sus au
Tirpitz !", "A l’assaut de l’Everest", "Le mur du son",
"Mermoz, l’homme qui dit
non au désespoir." Ces récits exaltaient le courage, l’abnégation,
le dépassement de soi, les prouesses humaines et
techniques ; ils
me portaient
à une vision positive et optimiste de la vie. Origine de l'image : le site "BD Oubliées" |
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Au
moment d’entrer en sixième, je comprenais correctement tous les
textes courants. Je croyais que j’avais derrière moi l’essentiel de
l’apprentissage du français. En réalité le plus dur restait à
venir ! J’entrai
au collège public du bourg voisin. Bien qu’il ait recruté sur une
vingtaine de communes rurales, il comptait à peine 80 élèves, tous
issus des classes populaires, les familles aisées envoyant leurs
enfants dans des écoles privées. Fervents adeptes de l’élitisme républicain,
nos enseignants voulaient forcer notre réussite par des résultats
scolaires performants, et avant tout en français. Il était admis que
la réussite scolaire et sociale ne pouvait passer que par un niveau
optimum dans cette discipline. Dès mes débuts en sixième, je sentis que la tranquille insouciance de l’école primaire était du passé. Ici, le dialecte était frappé d’interdit partout, en cours bien évidemment, mais aussi pendant les récréations, les interclasses et les repas à la cantine. Pour nous maintenir dans l’observance de la règle, nos maîtres usaient d’une méthode qui a servi dans nombre de régions où le français a été imposé autoritairement. Dès qu’un professeur surprenait un élève à parler l’alsacien, il lui remettait une grosse rondelle métallique bien lustrée d’être passée de poche en poche. Ce symbole de la langue proscrite, le porteur pouvait s’en libérer s’il arrivait lui-même à surprendre un camarade qui employait le dialecte. La rondelle, telle une patate chaude, passait de main en main jusqu’à la fin de la journée où le professeur la récupérait auprès du dernier détenteur… en échange d’une punition. Personne ne s’interrogeait sur le bien-fondé de ce flicage mutuel. Les élèves des plus grandes classes avaient déjà acquis le réflexe de ne parler que le français. Ils s’amusaient à nous interpeller brusquement pour que, sous l’effet de la surprise, nous lâchions un mot en alsacien. Ils riaient alors de voir surgir le possesseur de la rondelle trop heureux de pouvoir s’en débarrasser à si bon compte. Quant aux parents, si d’aventure l’un de nous s’était plaint, ils lui auraient remontré que s’il allait au collège c’était pour apprendre le français et non pour parler alsacien comme à la maison.
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Notre enseignante de français de sixième, elle-même dialectophone, s'était montrée indulgente avec nos difficultés dans la langue de Molière. Mais en cinquième, on nous attribua un nouveau professeur, Mlle Fournier, qui était francophone de naissance. Elle avait à cœur de traquer et pourfendre les calques germaniques qui émaillaient nos rédactions. Comme mes camarades, je formais mentalement mes phrases en alsacien puis j’en écrivais la traduction française sur le papier. Des formules telles que : "Je suis allé lui aider.", "J’attends sur le bus.", "Tu n’as pas compris ? Moi aussi pas.", "Pendant les vacances, nous l’avons bien !" étaient courantes au grand dam de nos professeurs. Après
quelques semaines de patientes corrections, Mlle Fournier jugea que nous
étions mûrs pour nous présenter l’arme définitive contre nos
alsacianismes : "Vous devez penser en français !"
martela-t-elle.
Cette injonction nous laissa pantois. Serait-il possible de changer la
langue de son for intérieur ? Sur le coup, je ne pouvais y croire.
Cependant, les jours suivants, je me surprenais à essayer de changer la
langue de ma pensée. Je
tentais un dédoublement de ma personne mentale : installer un
petit Français dans mon logis intime ; mais le petit Alsacien ne
voulait pas partager sa place… Et si parfois je me concentrais pour réfléchir
en français, l’instant d’après la spontanéité d’une idée
toute banale me ramenait à ma langue maternelle. Est-ce
l’immersion dans le français scolaire ? Le désir de plaire à des
professeurs admirés ? Ou bien l’influence de lectures de plus en plus
nombreuses ? Un beau jour, vers la fin de l’année de cinquième, à
ma grande surprise, je réalisai que je pensais en français. La
conversion s’était faite sans que j’en aie eu conscience. La
plupart de mes camarades suivirent le même chemin. Bientôt nous ne
parlions plus que le français entre nous, même en-dehors du cadre
scolaire . Quel bonheur ! Adieu l’angoisse d’être surpris en
faute ! Adieu la rondelle, symbole du dialecte interdit !
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A quatorze ans, lors du Certificat d'études primaires, je décrochai le premier prix de français du canton, un livre offert par l'Alliance Française. C'était le "Capitaine Fracasse" de Théophile Gautier, dans une belle édition à couverture rouge et or. C'était le tout premier livre de littérature française qui m'appartenait personnellement. La vignette à l'entête de l'Alliance Française collée sur la page de garde, représentait à mes yeux le visa d'entrée dans la francophonie. |
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Quand, trois ans plus tard je quittai le collège, j’étais définitivement converti au français en parole et en pensée, et suffisamment armé dans cette langue pour réussir mes études. Galvanisé de posséder la clé de la culture, de sentir ouvert l'accès à l'universel, l'avenir s'annonçait formidable ! Parallèlement, j’avais également entrepris l’étude de l’allemand littéraire. Appuyée sur le socle du dialecte alsacien, l’initiation à la langue de Goethe avait été aisée. J’accédais enfin à la langue qui avait tant baigné mon enfance. Seule victime des bouleversements que l’histoire et la politique avaient décidés pour moi, ma connaissance du dialecte alsacien resta bloquée au niveau atteint à douze ans. |
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"C’est
chic de parler français !" disait un slogan affiché en
Alsace au lendemain de la guerre, témoin de l’intense francisation à
laquelle les Alsaciens se sont docilement résignés. Alors que
l’allemand rappelait les horreurs du nazisme, le français
apparaissait comme la langue de la paix et de la liberté retrouvées.
En raison de ce contexte, ajouté au principe d’obéissance en vigueur
dans mon milieu familial et social, j’ai appris le français sans
regret ni réserve, au point de me transformer jusqu’au plus profond
de mon être. Cette mutation sans retour, aujourd’hui, je ne m’en
lamente pas plus que je ne m’en réjouis. Je l’accepte comme un
chapitre de mon histoire. "As
esch a so !" * *
expression
dialectale fréquente en Alsace qui exprime le constat fataliste de réalités
sur lesquelles on estime ne pas avoir de prise. (Mot à mot : "C’est
ainsi !" )
* * * Henri Ehret, avril 2008.
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Une éducation alsacienne, suite : "Meurtrissures religieuses." |
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