MEURTRISSURES RELIGIEUSES. 

 

1. Éducation religieuse : ci-dessous.

2. Mémoires d'un servant de messe : 

A. Apprentissage. 

B. Au long de l'année liturgique. Épilogue. 

 

Avertissement : Les personnages réels qui ont inspiré ce récit ne sont pas représentés sur les photos d'illustration et les noms propres employés pour les désigner sont fictifs.

L'origine des illustrations est indiquée en bas de la page.

  

1. Éducation religieuse.

 

  

Les années de mon enfance ont été immergées dans la religion catholique, omniprésente, omnipotente et indiscutée. Dès que je pus marcher et me tenir tranquille, mes parents m’emmenèrent avec eux aux offices religieux. Plutôt que de me retrouver avec ma mère au milieu de femmes malveillantes et irascibles, je préférais accompagner mon père dans le banc des hommes. Gnome au milieu de géants, je ne voyais rien de ce qui se passait dans le chœur ; je ne comprenais pas plus ce que j’entendais car chants et prières étaient dans des langues inconnues. Mais mon petit espace entouré de personnes placides était sécurisant. M’agrippant à l’accoudoir devant moi, je me tenais debout sur l’agenouilloir, et lorsque tout le monde s’asseyait, je suivais le mouvement en prenant garde à ne pas écraser les chapeaux des fidèles posés derrière moi sur le banc. J’appréciais surtout la sortie de la messe. Pendant que le flot des fidèles s’écoulait lentement vers la sortie, je sentais autour de moi la détente collective après l’astreinte. A l’approche de la porte, les premiers mots s’échangeaient à voix basse, puis, le seuil franchi, les visages s’éclairaient et la parole était libérée. Mon père et moi retournions vers la maison : je goûtais cette marche paisible car c’était la seule occasion où mon père acceptait que je lui donne la main.

Hélas, ces moments heureux n’eurent qu’un temps. Quand j’eus cinq ans, mes parents estimèrent qu’ils m’avaient inculqué le fondement de l’éducation : la crainte absolue des autorités d’où découlait une obéissance aveugle à leurs exigences. Ils confièrent la suite de mon édification au clergé local, représenté par le curé et les sœurs enseignantes. Dorénavant, j'étais livré à leurs griffes ; ils purent malmener à loisir mon corps et mon âme.

 

  

Le curé Stahlstreng était un pur produit de l’éducation prussienne d’avant 1914. Presque sexagénaire, d’un abord glacial, sa haute taille semblait encore allongée par la sinistre soutane noire. On aurait dit que son esprit n’avait jamais quitté les tranchées de la Première guerre mondiale en Russie où il avait eu les pieds gelés. Il jaugeait chaque situation à l’aune des conditions extrêmes vécues alors, et n’avait que dédain pour toute faiblesse humaine, toute recherche de plaisir, toute manifestation spontanée, toute fantaisie enfantine. Le châtiment corporel était pour lui un réflexe. Au moindre écart de conduite constaté ou supposé, c’était la gifle, le coup asséné sur le crâne avec l’extrémité des métacarpes ou les cheveux tirés au niveau de la tempe. Comment oublier la scène si fréquemment survenue à la sacristie après une messe : le prêtre en habits liturgiques, portant de la main gauche le calice censé renfermer le Dieu d’amour et tabassant de la main droite le malheureux servant de messe pour une broutille le plus souvent involontaire ?

Soutane et barrette noires : silhouette habituelle du prêtre dans les années 1950. 

 

Avec les enfants, Stahlstreng s’exprimait de préférence en allemand littéraire dont nous n’avions qu’une compréhension approximative. Par obligation légale, il parlait aussi un français laborieux, mais à ses yeux, cette langue n'était pas digne d'être employée pour s'adresser à Dieu.

Ainsi, lors de l'examen qui précédait la communion solennelle, il a sévèrement rabroué un postulant qui ne savait  le "Je vous salue, Marie." qu'en français, par cette sentence sans appel : "Prier en français n'est pas prier !" Et, devant les parents réunis, il se moqua de sa prétention à vouloir faire sa profession de foi sans même être en mesure de réciter cette prière en allemand ! 

Car ses paroles pouvaient être aussi blessantes que ses actes. Malheur à celui qu’il prenait en grippe pour son physique, la consonance de son nom ou la condition modeste de sa famille !  

Les sœurs enseignantes semblaient moins redoutables. En-dehors de l’école, elles se montraient réservées et on aurait pu les croire inoffensives. Mais elles avaient les enfants à l’œil et un penchant prononcé pour la délation. Présentes à tous les offices, elles surveillaient les enfants installés devant elles et dénonçaient tout écart de conduite au curé, sans trop se soucier de la pertinence de leurs accusations. Combien de petits innocents ont payé pour les bêtises de leurs voisins parce que, vu de derrière, rien ne ressemble autant à une tête blonde qu’une autre tête blonde ? Enfants et parents préféraient se résigner à l’injustice plutôt que d’affronter les autorités cléricales. Comme les autres gamins, je pestais contre le hasard s’il m’obligeait à croiser leurs lugubres ombres noires dans la rue. Quels qu’aient été mes efforts, je n’étais jamais certain d’avoir satisfait à leurs exigences. Les avais-je correctement saluées par le rituel "Loué soit Jésus-Christ, ma sœur" ? M'étais-je signé avec la ferveur voulue en passant devant le calvaire ? Les jours suivants, je vivrais dans l’incertitude des torgnoles du curé.

     Sœurs enseignantes en Alsace dans les années 1950.  

  

Désormais, je devais assister à une multitude d’offices où mes parents ne m’accompagneraient plus. Avec mes camarades du même âge, nous étions installés dans le chœur, au tout premier rang, à portée de gifle de Stahlstreng et sous le regard suspicieux des religieuses derrière nous. Dans la crainte constante d’une sanction, nous restions silencieux et immobiles, sauf lorsque le rite imposait un mouvement. Nous étions placés sur de petits bancs étroits et bas sans accoudoirs. Bien que frottés par des générations de genoux enfantins, ils étaient d’une cruelle dureté ; quel supplice d’y rester agenouillé en équilibre, le poids entier du corps concentré sur les genoux ! Lors d’une longue séance d’agenouillement, je ressentis une douleur au genou droit. Bouger, déployer la jambe, me lever m’aurait soulagé, mais la peur insurmontable du curé me clouait sur le banc. J’endurai la douleur croissante jusqu’à la fin de l’office. Pour la première fois apparut la dichotomie qui allait devenir une seconde nature dans la sphère religieuse : une apparence extérieure figée et impassible alors qu’à l’intérieur je hurlais de souffrance et de révolte. Mon genou ne se remit jamais complètement. Il devint moins douloureux, mais une déformation osseuse que j’emmènerai dans la tombe est restée le témoin de mon calvaire personnel.

Même la fin de la messe avait perdu son agrément. Avant de retrouver leur liberté, les enfants devaient subir une ultime épreuve. Non seulement nous devions attendre que tous les adultes aient quitté l'église, mais également que le curé, une fois dépouillé de ses oripeaux, vienne superviser notre sortie. C'était un moment que tous craignaient, car avant de donner le signal de la sortie, le curé Stahlstreng  avait souvent des comptes à régler. En effet, si pendant l'office il avait observé de la dissipation dans les bancs des garçons, il venait à grands pas fondre sur les coupables et leur faisait payer leur indiscipline par des gifles, des oreilles tirées ou des coups du poing fermé sur la tête. Tous les enfants tremblaient pendant ces accès de violence : même les plus sages devaient craindre une correction car le curé, dans le déchaînement des sévices, pouvaient confondre innocents et coupables. Une fois les châtiments appliqués, le curé donnait enfin l'ordre de nous mettre en rangs par deux dans l'allée centrale et, après une génuflexion collective, nous pouvions nous diriger vers la délivrance. 

La première fois que je sortis ainsi de l’église avec mes camarades, le cœur encore palpitant après la séance punitive du curé, je courus de toute mon énergie pour rejoindre mon père, déjà en route pour la maison, pour trouver en lui du réconfort. Je le rattrapai bientôt, mais à mon grand chagrin, il ne voulut plus me donner la main, arguant qu’à présent j’étais dans les bancs du chœur et donc trop grand pour que je lui donne la main. Le désappointement me serra douloureusement le ventre. Je compris que mes parents et le clergé étaient ligués contre moi et que leur coalition allait peser sur ma vie comme une chape de plomb.

 

Pendant la décennie qui suivit, je fus gavé d’enseignement religieux. Aux deux heures hebdomadaires de catéchisme sous la férule du curé Stahlstreng s’ajoutaient les heures de religion, intégrées, Concordat oblige, au programme de l’école publique.

La pédagogie religieuse de mon institutrice, Sœur Imelda, avec les tout jeunes enfants, s’appuyait sur des récits terrifiants dont le diable, l’enfer et la mort étaient les protagonistes. Elle puisait sans fin des scènes d’épouvante dans l’histoire des possédés d’Illfurth. Un jour, elle nous raconta comment les chaises sur lesquelles les enfants étaient assis furent subitement soulevées par une main invisible, alors que trois hommes vigoureux tentaient en vain de les maintenir au sol. Une autre fois, c’était l’épisode cauchemardesque où les enfants, aux prises avec un spectre invisible, lui arrachaient des plumes fétides qui, en brûlant, ne laissaient aucune cendre. Ou encore, elle nous narrait avec force mimiques comment les malheureux possédés, s’éveillant soudain de leur torpeur et, gesticulant comme des forcenés, poussaient des cris avec une voix d’homme enrouée sans pourtant que leurs lèvres ne se desserrent.  

 

  Ci-dessus, l'histoire des possédés d'Illfurth sur un site web. 

   et ci-contre une édition française du livre de Paul Sutter : 

   "Geschichte der bessenen Kinder von Illfurth."                                                                                               

 

Pour dépeindre le désespoir des damnés, Sœur Imelda, usait d’une métaphore qu’elle développait avec complaisance jusqu’à nous enfoncer au plus profond de l’accablement. « Imaginez, disait-elle, un homme enfermé dans une cage de fer. Tous les cent ans, une hirondelle passe et du bout de l’aile frôle les barreaux de la cage. Eh bien ! ce condamné est un bienheureux, comparé aux damnés de l’enfer, car il a l’espoir qu’après quelques millions de passages, les barreaux de la cage céderont aux frottements des plumes de l’oiseau et qu’il recouvrira la liberté, alors que le damné n’a plus cette once d’espérance. »  

D’autres histoires sordides d’hosties et de crucifix devaient nous convaincre de la vérité des dogmes catholiques et de la victoire finale du bon Dieu sur les œuvres de Satan. Un mécréant, au moment de la communion avait gardé l’hostie dans sa bouche sans l’avaler. Il la ramena ainsi chez lui où il entreprit de la profaner. L’ayant transpercée avec une aiguille, il la vit saigner tel un corps humain. Pris de saisissement devant ce miracle, il retrouva la foi. D’autres impies avaient dérobé un crucifix qu’ils voulurent avilir en le lardant de coups de couteau : du sang miraculeux s’en était écoulé qui guérissait les malades.  

 

 

 

 Représentation médiévale du miracle de l'hostie profanée.

 

(L'histoire de l'hostie profanée racontée par Sœur Imelda était inspirée d'une fiction antisémite omniprésente depuis le Moyen-Age et qui a inspiré nombre de légendes.)

  

Pas un jour sans que Sœur Imelda n’ait évoqué la fin prochaine du monde. Elle voulait nous guérir de notre puérile insouciance en nous inculquant la précarité de notre existence. Il fallait qu’à chaque instant la peur de mourir en état de péché mortel nous maintienne sur le droit chemin.

Comment nos esprits enfantins recevaient-ils cet enseignement ? En réduisant la marche du monde à la lutte entre les maléfices de Satan et les prodiges divins, Sœur Imelda encourageait notre propension à nous complaire dans la pensée magique et à trembler devant les forces ésotériques. Pour moi, j’en conclus qu’à la crainte déjà bien installée des parents, du clergé et des adultes en général, s’ajoutait maintenant la peur du surnaturel. Si je devais prêter foi à son endoctrinement, jamais, ni nulle part, je ne serais en repos et en sécurité. Tandis que la hiérarchie humaine déciderait de mon corps, les puissances de l’irrationnel contrôleraient mon esprit. Je sentais mon être se rebeller contre ce sort. Je piaffais de laisser mon énergie vitale se libérer et de me décharger de la pression mortifère. Chaque séance d’enseignement religieux m’attirait vers la peur métaphysique ; l’angoisse existentielle me guettait. Alors, même si extérieurement j’étais contraint à la soumission, je devais en moi-même redoubler de force d’âme pour garder l’espérance.  

 

 

L'enseignement du curé Stahlstreng, bien plus formel, éprouvait davantage nos corps et nos cerveaux que notre imaginaire. Nous suivions deux heures de catéchisme par semaine. La première avait lieu le lundi de onze heures à midi où nous restions dans notre salle de classe et profitions du confort des bancs d’école. La seconde se tenait le jeudi, jour de liberté des écoliers. Ce jour-là, après avoir assisté à la messe de sept heures, nous rejoignions la sacristie pour la leçon de catéchisme. Notre petit groupe se tenait debout dans la pièce exiguë, rangés selon la taille, les petits devant, les plus grands derrière eux. Stahlstreng nous imposait de rester debout, figés, sans nous balancer d’une jambe sur l’autre, dans une impassibilité digne des gardes de la reine d’Angleterre. Le supplice était aggravé pour les enfants qui se tenaient au fond, tout près des placards garnissant la cloison de la sacristie. Aucun ne résistait à la tentation de s’y appuyer quelques instants pour délester ses jambes. La sanction ne se faisait pas attendre pour celui qui était pris sur le fait : quelques sévères taloches assorties d’une tirade stigmatisant la veulerie de la jeunesse.  

Celui qui aurait encore eu quelques forces à consacrer à la leçon de catéchisme risquait fort de sombrer dans l’imbroglio linguistique. Notre manuel de catéchisme était en français et c’est dans cette langue que nous apprenions et récitions les trois cents versets qui le composaient. Mais comme le curé Stahlstreng était loin d’être à l’aise en français, ses explications, commentaires et questions bifurquaient rapidement vers l’allemand littéraire. Nous étions habitués à de curieux dialogues bilingues :

- Wer ist die Mutter Jesu ? demandait Stahlstreng.

- La sainte Vierge Marie est la Mère de Jésus, répondait l’élève.

Le curé ne s’abandonnait à user de l’alsacien que lorsque l’indiscipline des écoliers lui faisait perdre momentanément son sang-froid. Mais rapidement la rigueur prussienne reprenait le dessus et il concluait  par une sentence en allemand. Celle qu’il affectionnait le plus et qu’il employait pour morigéner deux voisins qui s’étaient dissipés était : "Ein fauler Apfel steckt den anderen an !" *

 * Mot à mot : "Une pomme pourrie contamine sa voisine"

 

 

 

 

 

Extrait du catéchisme en usage dans le diocèse de  Strasbourg dans les années 1950.

  

Que ce soit en allemand ou en français, le catéchisme était difficilement accessible à notre entendement. Pour les gamins que nous étions, des formules comme : "La vie divine est appelée en nous grâce sanctifiante parce qu’elle nous fait prendre part à la Vie très sainte de Dieu." restaient sibyllines. Cependant, la compréhension n’était pas le souci de Stahlstreng ; pourvu qu’à la bonne question on récite le bon verset ! Ainsi nous suivions la trace de nos aïeux, rompus à entendre et à réciter des formules obscures et pratiquant des rites mystérieux. Tant par souci de me montrer studieux que par crainte des punitions, je mémorisais consciencieusement les versets et les récitais sans chercher leur signification.  L’essentiel était de ne pas courroucer le curé. Toutes mes facultés tendaient vers un but unique :  réchapper sans trop de dommages aux séances de catéchisme, fût-ce au prix d’une complaisance servile et d’une soumission docile à ses humeurs et à ses marottes.

 

 

Quand j’entrai en sixième au collège du bourg voisin où j’étais demi-pensionnaire, je ne pouvais plus suivre l’heure de catéchisme du lundi. Pour ne pas compromettre mon salut, le clergé m’imposa de suivre une des deux heures de catéchisme dispensées par l’abbé Belsado de la paroisse locale. Peut-être le bon Dieu s'y est-il retrouvé, mais certainement pas la pédagogie ! Je suivais deux moitiés de programmes de catéchisme avec des progressions différentes et n’utilisant pas les mêmes manuels. Le lundi, je devais savoir le cours de l’abbé Belsado du jeudi que je n’avais pas suivi, et le jeudi je récitais les versets expliqués par Stahlstreng lors d’une leçon à laquelle je n’avais pas assisté. 

L'abbé Belsado en était encore aux méthodes éducatives du XIXe siècle ! 

Cependant cette absurdité éducative n’était rien en regard de l’effroi que m’inspirait Belsado. C’était un malabar, bien plus jeune que Stahlstreng, et dont la dégaine, probablement en raison de son ascendance italienne, me faisait penser à un tueur de la mafia. Il était d’une brutalité insigne ! Alors que Stahlstreng frappait un peu malgré lui, sans passion, par conscience d’éducateur zélé qui s’y croyait obligé, Belsado y prenait un plaisir manifeste. En début de leçon, il passait lentement dans les rangs et examinait nos cahiers ouverts : il cherchait une victime. S’il découvrait un malheureux qui avait oublié son cahier ou ne l’avait pas illustré selon ses consignes, il l’agrippait par la nuque d’une main de fer et le traînait comme un trophée de chasse vers le bureau. Sans lâcher sa proie, il saisissait de l’autre main une trique de coudrier procurée par ses futures victimes. De sa poigne herculéenne, il appuyait la tête du condamné sur le bureau et lui flanquait sur les fesses une volée de coups de bâton. L’enfant hurlait, l’abbé riait aux éclats, la classe se tétanisait dans un silence glacé. Le spectacle de ces exécutions me terrorisait et pendant les premières semaines, à chaque séance, je me demandais avec angoisse quand mon tour arriverait.

Puis je m’aperçus que l’abbé Belsado ne m’interrogeait jamais, pas plus que mes camarades originaires comme moi d'autres villages. Je compris que l’abbé tenait les élèves venus de l'extérieur pour quantités négligeables. Par bonheur pour nous, il ne bastonnait que dans sa propre paroisse ! Je traversai sans préjudices physiques la barbarie de Belsado ; mais que dire des blessures morales ? Seront-elles jamais guéries ?  

 

 

Par bonheur, les heures de religion assurées par l’instituteur, Monsieur Liebmeister, seul laïc parmi nos éducateurs, satisfaisaient mon cœur et mon esprit. Ni zélateur, ni porté sur le prosélytisme, il avait converti les heures de religion de son service en heures de lecture. Nous utilisions une version simplifiée de la bible dont chaque page présentait un épisode de l’histoire sainte. Dans une ambiance studieuse et paisible à la fois, les élèves lisaient à haute voix à tour de rôle ; le maître expliquait les mots inconnus et nous faisait 

reformuler le sens du récit jusqu’à ce que le texte soit compris par tous.  Pendant plusieurs années, je me familiarisai ainsi avec l’ancien et le nouveau testament. Les héros bibliques et les mythes fondateurs me passionnèrent. Je plaignis Joseph vendu par ses frères, puis suivis, haletant, ses aventures jusqu’à leur heureux dénouement. J’admirai Gédéon lorsqu’il choisit ses soldats en ne gardant que ceux qui lapèrent l’eau dans leur main en la portant à leur bouche sans s’agenouiller.       

Gédéon choisit ses soldats. (gravure de Gustave Doré)

Je tremblai pour la belle Judith qui usa avec ruse de son charme pour sauver sa ville en décapitant le cruel Holopherne. Et surtout, je découvris le message évangélique que les innombrables heures de catéchisme ne m’avaient pas révélé.

 

  

En effet, ni la religion enseignée par le clergé, ni celle célébrée dans les offices, ni la pratique des fidèles ne semblait être celle annoncée par les évangiles.

Dès mes premiers contacts avec l’Église, j’expérimentai amèrement que les grands principes dont elle se gargarisait se traduisaient concrètement par des comportements opposés. Elle louait le "bon" Dieu, mais le présentait comme un terrible tyran dont il fallait craindre la colère. Elle prêchait "l’amour du prochain", mais se complaisait dans la délation, la punition et l’humiliation. Le mot "joie" revenait sans cesse, alors que les adultes baignaient dans une sinistre componction. Comment croire à la bienveillance et au pardon, quand toute peccadille était châtiée comme un crime ?  La douceur évangélique ? Belsado et Strahlstreng en étaient-ils les artisans ? Et comment vivre dans la vérité lorsque la cruauté des clercs nous forçait à dissimuler et à feindre ? "Que la paix du Seigneur soit toujours avec vous !" répétait inlassablement le célébrant tout en nous maintenant dans une peur perpétuelle.  

La logique implacable du jeune enfant me dicta de me défier des paroles toujours démenties par les actes. Je ne devais prendre en compte que le visible et le tangible pour louvoyer entre les écueils sur mon chemin. Petit Bismarck en culottes courtes, j’inventai une Realpolitik adaptée à ma sauvegarde.  

 

Je n'étais évidemment pas une exception : tout le monde semblait avoir adopté cette approche de la religion où ce qui importait était ce qui se voyait et s’entendait. Assister à la messe dominicale était le premier devoir du catholique, même si c’était assis dans l’escalier de la tribune ou somnolent au fond d’un banc. Pour être considéré comme une personne respectable, il fallait être vu aux vêpres, rosaires, saluts, adorations et autres offices. Travailler le dimanche passait pour l’un des péchés les plus graves ; il est vrai que c’était aussi le plus visible. Quant aux jurons tonitruants que lâchaient les villageois lorsqu’une anicroche venait contrarier leurs efforts, on aurait dit que c’étaient des fautes gravissimes tant le curé les combattait. Pourtant peu de blasphémateurs étaient conscients de leur impiété. Qui savait que "Nundadia" signifiait "Nom de Dieu ?" Et combien distinguaient les formes sacrilèges comme "Gottverdàmmi", "Kritzagottverdàmmi" et "Nundadia" des formes édulcorées telles que "Gottverklemmi", "Nundadiuk", ou "Nundabuckel ?" *

 * Jurons en alsacien : 

Gottverdàmmi : Que Dieu me damne,

Kritzagottverdàmmi : Que le Dieu de la croix me damne. 

Gottverklemmi ,  Nundadiuk, Nundabuckel : altérations volontaires de  Gottverdàmmi et  Nundadia  pour éviter le sacrilège.

  

Une importance capitale était accordée à l'obligation de faire maigre le vendredi et pendant le carême. Transgresser ce commandement purement formel était le déni de l’identité catholique. Chaque année, Stahlstreng revenait sur cette règle pendant le catéchisme, se noyant dans des arguties byzantines pour distinguer les animaux aquatiques autorisés de ceux qui étaient proscrits bien que vivant dans l’eau comme le canard d’eau, son sempiternel exemple.  

  

  

 Pour le curé, un bon chrétien devait afficher le mépris des joies de la vie. Tout ce qui était bon, beau ou moderne était pernicieux. La radio était un appareil suspect, le cinéma une invention à fuir, le sport à peine toléré pour les garçons et impensable pour les filles, la baignade une source de scandale. Les lectures profanes contenaient le ferment de la perversion ; les romans-photos sentimentaux comme "Nous Deux" incitaient à la dépravation.  Des vêtements gais aux couleurs vives étaient signes de dévergondage et les vacances une période de dangers pour l’âme. Les moyens individuels de transports comme le vélo ou la mobylette étaient vus d’un mauvais œil s’ils servaient à rejoindre le pire des lieux de perdition pour les jeunes gens :  les bals des villages voisins. Car derrière cette litanie d’interdits se profilait le péché des péchés : la luxure.  

Les héroïnes des romans-photos, idéalistes et romantiques, rêvaient du prince charmant. Assez pour s'attirer les foudres du clergé !

Le péché de la chair était à la fois une obsession et un tabou. Si l’on y pensait toujours, on n’en parlait que par allusions et jamais avec les termes appropriés. Dans notre catéchisme, un chapitre traitait du sixième et du neuvième commandement sans utiliser les mots "sexe", "sexualité" "plaisir" ou "adultère." En revanche, les fautes contre la pureté étaient les vedettes du confessionnal. Parfois, lorsque un gamin débitait ses péchés trop longuement à son goût en suivant l'ordre des commandements, Stahlstreng l'interrompait par des  "Sechste Gebot ! Sechste Gebot !" * irrités qui lui intimaient d'aller directement au mal absolu pour lequel la religion n'avait jamais assez de mots infâmants : vice, débauche, lubricité, obscénité, stupre, fornication, perversion, concupiscence...      * "Sechste Gebot" : sixième commandement.

A la veille des vacances, Stahlstreng s’adressait dramatiquement aux fillettes de douze ans. "Voici les vacances, les terribles vacances !" se lamentait-il." Répétez après-moi : Je me défendrai, avec mes mains, avec mes pieds, avec mes dents, avec mes ongles." sans pour autant préciser contre qui, ni pour défendre quoi, elles devraient se battre avec tant de vigueur. Et aucune ne posait de question. 

Même à mes yeux d’enfant, il était évident que les préceptes de l’évangile restaient lettres mortes. Pourtant, comme j’aurais aimé que s’apaisent les querelles entre les familles, que des voisins se réconcilient après des décennies de brouilles, que l’on s’accorde enfin sur les limites des champs, que cessent les jalousies pour de vaines préséances ! Ah ! si les adultes avaient traité les enfants avec douceur, s’il y avait eu plus de bons Samaritains que d’orgueilleux censeurs ! Quel bonheur si le partage avait pris le pas sur l’âpreté au gain et sur l’exploitation des miséreux ! Et si les cruelles médisances des mégères avaient fait place à une authentique empathie ! Hélas ! selon ma perception du moins, l’autorité morale du clergé se désintéressait de cette sphère des activités humaines qu’elle abandonnait aux instincts et aux passions.

 

Mon chemin de croix sous le joug religieux s’annonçait long et douloureux, quand, à huit ans, un élément nouveau vint influer sur ma destinée : je devins servant de messe.

 

Suite du thème "Meurtrissures religieuses"Mémoires d'un servant de messe.

Sources :

 Site "diecezja.wloclawk.pl"  

 Bulletin de la Société d'Histoire de la Vallée de Masevaux. n° 10 - 2000

 Livre de Paul Sutter : "Geschichte der bessenen Kinder von Illfurth." 

 Catéchisme de l'auteur.

  Site : "Gymnasium am Hoptbühl"

 

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