MEURTRISSURES RELIGIEUSES. 

 

1. Éducation religieuse. 

2. Mémoires d'un servant de messe : 

A. Apprentissage.  : ci-dessous.

B. Au long de l'année liturgique. Épilogue. 

Avertissement : A l'exception des deux photos du titre ci-dessous, les personnages réels qui ont inspiré ce récit ne sont pas représentés sur les illustration et les noms propres employés pour les désigner sont fictifs.

L'origine des illustrations et les sources sont indiquées en bas de la page. 

 

 

 

 

 

Mémoires d'un servant de messe.

A. Apprentissage.

 

 

Photographié dans mes fonctions de servant de messe vers l'âge de 10 ans. A gauche lors d'une première messe, à droite lors d'un enterrement.

Lorsque, à quatorze ans, mon frère aîné cessa ses fonctions d’enfant de chœur, mes parents décidèrent que je prendrais sa relève. Cette décision me jeta dans l’angoisse car elle allait me placer encore davantage sous l’emprise de Stahlstreng. Mais plus tard, j’en comprendrais les bienfaits insoupçonnés.

L’apprentissage des servants de messe se faisait de façon mutuelle : le débutant était pris en charge par un servant expérimenté qui veillait à sa formation. Le curé confia mon instruction à un grand de treize ans, que nous appelions Schmetta * Dany, car sa famille habitait un bâtiment qui avait jadis abrité une forge. Je n’oublierai jamais la première leçon de mon mentor. Au milieu de la matinée, nous entrâmes dans l’église déserte dont le silence m’intimidait. Dès qu’il eut refermé la porte derrière nous, Dany me dit : "Regarde-moi bien !" Alors que je me demandais quelle tâche du servant de messe il allait m’enseigner là, au fond de la nef, je vis Dany démarrer en trombe, sprinter à toutes jambes dans l’allée centrale, puis, d’une impulsion magistrale, sauter par-dessus le banc de communion en fer forgé. Il se reçut avec souplesse sur les dalles du chœur et se retourna pour recueillir mon admiration. J’imagine que sur mon visage, il lut surtout la stupéfaction, non seulement devant l’audace de son geste, mais aussi de constater qu’aucune foudre céleste n’avait puni sa prouesse irrévérencieuse.  * Schmetta : en allemand, die Schmiede : la forge. 

Je le rejoignis en marchant bien sagement et en traversant le banc de communion par le portillon. Dany m’emmena dans la sacristie où, à côté de la pièce principale réservée au prêtre, un réduit était le domaine des servants de messe. Des armoires contenaient les tenues liturgiques que je revêtirais bientôt . Dans l’une, les soutanelles rouges de différentes tailles, les camails et les surplis blancs bordés de dentelle pour les jours ordinaires. Dans une autre, les soutanelles et camails noirs à pompons pour les enterrements ainsi que les aubes blanches pour les occasions festives, et même une robe violette dont Dany me dit : "Celle-là, tu ne la mettras que si tu deviens le servant de messe chef !"

 Ci-dessous, servants de messe dont la tenue est semblable à la nôtre : une soutanelle rouge sur laquelle nous enfilions un surplis blanc brodé, et, par-dessus les épaules, un camail rouge.

 

 

En face des armoires était rangé un bric-à-brac d’objets du culte, les uns encore en fonction, les autres défraîchis ou hors d’usage. Je reconnus l’encensoir en métal argenté suspendu par ses chaînes à un crochet, ainsi que la navette assortie posée sur une étagère. A côté, la réserve d’encens et un paquet de pastilles de charbon destinées à obtenir les braises pour l’encensoir. Posé sur le sol, le seau à eau bénite et son goupillon. A l’arrière, des candélabres d’autel et des porte-cierges voisinaient avec des crucifix poussiéreux et un lutrin au pied ouvragé. Dans un recoin, la plaque électrique destinée à allumer les braises de l’encensoir était branchée à une prise vétuste par un fil torsadé dont l’isolant textile s’effilochait.  

Dany me montra ensuite, placardé à l’intérieur d’une porte d’armoire, le tableau de roulement des servants de messe. Ceux-ci fonctionnaient en binôme formé d’un ancien qui faisait le "grand service" et d’un novice qui faisait le "petit service" pendant une semaine. Lors de la grand-messe et des vêpres, deux équipes de servants de messe étaient présentes, celle qui commençait sa semaine et celle qui terminait la sienne. Pour les offices des événements exceptionnels et ceux des fêtes qui mobilisaient plus de quatre servants, le curé affichait l’organisation au cas par cas.

Enfin, Dany prit un catéchisme sur un rayonnage: sur sa couverture beige était gravée une grande croix brune dont la branche verticale formait un P. Quand je l’eus en mains, il s’ouvrit seul à la page 233, au chapitre que des générations de néophytes avaient étudié avant moi : "Pour répondre et servir La Sainte Messe."  Dany posa son doigt sur la colonne de gauche, en latin : "Voilà, tu apprends par cœur tout ce qui est précédé d’un R rouge !" Je comptai que les réponses s’étendaient sur douze pages ! Les trois premières comportaient des versets de plusieurs phrases, et l’un d’eux, le Confiteor, dépassait les quinze lignes ! Devant mon trouble, Dany me rassura : "Cela ne fait rien si tu ne sais pas tout sur le bout des doigts, le curé n’écoute pas ce que tu récites. Pourvu qu’il entende bien la fin de ta réponse pour continuer ses prières." Et d’un ton monocorde, il débita le deuxième répons des prières au bas de l’autel : "Quia tu es, Deus, - fortitudo mea : - quare me repulisti ? – et quare tristis incedo, - dum affligit me inimicus ?" Pour appuyer sa démonstration, il marmonna les premiers termes du verset mais en articula avec exagération la fin "affligit me inimicus."

 

Exemples de répliques en latin que les servants de messe devaient apprendre par cœur.

J’appris les répliques en latin comme un acteur apprend son rôle. Je ne trouvais pas déplaisant de les réciter même sans en comprendre le sens. Bercé depuis des années par les sonorités musicales du latin, de nombreux vocables m’étaient familiers et j’étais ravi de les voir écrits et de me les approprier. Avec d’autres apprentis servants de messe, nous nous entraînions mutuellement à les déclamer. Nous nous amusions quand des formules latines évoquaient des termes alsaciens. "Confitebor" rappelait à notre imagination gourmande "Konfitürbrot" et "Deo gratias" sonnait comiquement comme "Leo grabs ins Nascht !" *

* Konfitürbrot  : tartine de confiture.   Leo grabs ins Nascht : Léon, grimpe dans ton lit.

Malgré le trac, mon premier dimanche en tant que servant de messe fut une expérience valorisante. Dès le début de la grand-messe, j’avais plongé au cœur du cérémonial en accompagnant, le seau d’eau bénite à la main, l’officiant pour l’aspersion. Tandis que résonnait "Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor…", le prêtre traversait la nef en projetant vers sa droite l’eau bénite à grands coups de goupillon. Arrivé au fond de l’église, Stahlstreng rechargeait le goupillon dans mon seau, puis retournait  vers chœur en aspergeant l’autre moitié de l’assistance. Marchant à ses côtés au rythme de son pas solennel, je voyais les fidèles se signer sur notre passage, me donnant l’illusion d’une soudaine importance. Le costume liturgique, les déplacements dans le chœur, la place sur le premier degré de l’autel, l’exécution des gestes synchrones du rite renforçaient le sentiment de recueillir des parcelles de la vénération des fidèles.

   Servant de messe portant le seau à eau bénite et le goupillon.  

Pour la première fois pendant un office, je ne vis pas le temps passer. L’attention pour calquer mes mouvements sur ceux de mes acolytes et le souci d’être prêt à prononcer les répons au bon moment absorbaient agréablement mon esprit, tandis que le tapis sur les marches de l’autel, les sièges rembourrés, la fréquence des déplacements m’offraient un confort inaccoutumé !

Ce premier dimanche, ma prestation était des plus simples ; il suffisait de suivre les mouvements des collègues. Mais dès la messe basse du lendemain où nous n’étions plus que deux servants, j’effectuai le "petit service" qui prévoyait des fonctions précises en paroles et en gestes telles que réciter les prières au bas de l’autel, relever le bas de la chasuble du prêtre lors de l’élévation, faire les signes de croix ou se frapper la poitrine aux moments idoines. 

 

 Et surtout, j’affrontai l’épouvantail des débutants : le transport du missel d’un côté vers l’autre de l’autel. Au signal du "Deo gratias" après l’épître, je montai vers la droite de l’autel et me saisis du pupitre où reposait le lourd lectionnaire ouvert à la page des textes du jour. Tandis que ma main droite empoignait l’unique pied cylindrique du support, ma main gauche y maintenait le livre, le pouce sur la page ouverte et les autres doigts sous le plan incliné en bois. Ainsi chargé, je redescendis les degrés de l’autel, fit une génuflexion en face du tabernacle, puis remontai les marches à gauche pour y déposer ma charge. C’était un exercice périlleux. Le parcours était accidenté, le fardeau lourd et instable et l’empan d’une main enfantine bien petit pour immobiliser le livre. 

            Missel sur son lutrin.  

Par bonheur, je réussis à éviter la chute tant crainte du missel qui, si elle amusait les gamins des petits bancs, provoquait le blâme silencieux des fidèles et se soldait à la sacristie par les taloches du curé.

Le dimanche suivant, autre première redoutée par les néophytes, c’était la quête qui m’attendait. Au début de l’offertoire, muni de la corbeille d’osier, je me dirigeai vers le premier banc des hommes pour la remettre à la personne la plus proche de l’allée centrale. Pendant que la corbeille circulait de main en main et se remplissait de menue monnaie, je marchais à reculons et la faisais passer d’un banc à l’autre. Arrivé au fond de la nef, le plus dur commença. Je dus me frayer un passage dans l’étroit escalier de la tribune, encombré par les hommes assis sur les marches qui bougonnaient d’être dérangés dans leur somnolence. Puis je traversai un palier où était entreposée une statue de Saint Joseph portant l’enfant Jésus dont quelques irrespectueux se servaient comme porte-manteau. Je gagnai la tribune de gauche occupée par les chantres dont je recueillis sans peine les oboles. Mais dans celle de droite, repaire attitré des lascars plus portés sur les facéties que sur la dévotion, je récoltai plus de lazzis que d’espèces sonnantes et trébuchantes ! Avec la crainte lancinante d’un faux pas qui me ferait renverser la corbeille de plus en plus alourdie de pièces, je redescendis dans la nef pour la quête du côté des femmes, de l’arrière vers l’avant. Arrivé au banc derrière les religieuses dispensées de mettre la main à la poche, la collecte était terminée. Je rejoignis le chœur et, avec les génuflexions d’usage devant le tabernacle, j'allai déposer les offrandes sur le côté droit de l’autel. Revenu à ma place au bas de l’autel, je ressentais le soulagement de l’aventurier arrivé à bon port après une expédition riche en périls.

Les deux années où je restai confiné au "petit service" me permirent, par l’observation des gestes cent fois répétés de mes aînés, de m’imprégner de mon futur rôle dans le "grand service." J’attendais avec impatience cette promotion qui m’apporterait la plénitude de la charge d’enfant de chœur. La messe, les vêpres et les autres offices m’apparaissaient comme des mécanismes qui fonctionnaient avec une précision horlogère et dont nous étions les rouages nécessaires. Concentrés sur nos tâches, attentifs à enchaîner nos gestes et nos paroles selon la logique immuable du rituel, nous étions paradoxalement libérés du tourment religieux car entièrement voués à la réalité de l’instant.

 

Quand je pris enfin les fonctions du "grand service", je ressentis combien l’exercice de responsabilités accrues est gratifiant. Posté désormais à droite de l’autel, c’est moi qui donnais le signal des mouvements, suivi par mon jeune acolyte qui m’épiait du coin de l’œil comme naguère je calquais ma conduite sur Dany. J’avais à présent la charge de la sonnette dont je maniais la poignée métallique de rotations sèches du poignet. Je connaissais par cœur les mots ou les gestes du prêtre qui me faisaient déclencher le tintement. Un coup de sonnette à chaque "Sanctus" ; trois sonneries à l’élévation ; et lors de la communion : un tintement quand le célébrant disait "Domine non sum dignus" la première fois, deux sonneries la seconde et trois coups la troisième fois.                                                             

                                                                                                                                               Sonnette d'autel. 

Les burettes, le plateau et le manuterge entraient maintenant dans mes attributions. Je savais quand les chercher sur la crédence pour les présenter au prêtre selon le rythme consacré. Je devinais son signe imperceptible qui m’indiquait d’arrêter de verser le vin dans le calice. Et lors des ablutions, j’étais passé maître pour répandre le vin puis l’eau sur les doigts du célébrant. Confiant dans la sûreté de mes gestes, je fus d’autant plus stupéfait le jour où, pendant l’offertoire, Stahlstreng se mit à me calotter à plusieurs reprises. Après une seconde d’effroi, je réalisai qu’en réalité il éteignait mes cheveux qui avaient pris feu parce que ma tête s’était trop approchée d’un cierge !

 

Calice.

Burettes. 

 Calice : Vase liturgique présentant la forme d'une coupe, employé dans la célébration de la messe pour la consécration du vin.

 Burettes : Petits vases contenant l'un l'eau, l'autre le vin nécessaires à la célébration de la messe.

  Ablutions : Moment de la messe où le prêtre se lave les doigts en disant la prière "Lavabo." 

 Manuterge : Linge avec lequel le prêtre s'essuie les mains après les ablutions. 

 Crédence Tablette placée à la droite de l'autel destinée à recevoir les objets utilisés pendant la messe. (burettes, manuterge.)

Muni d’un plateau doré, j’accompagnais Stahlstreng pour la communion des fidèles agenouillés le long du banc de communion. A cette époque, l’eucharistie dans la main était inconnue. D’un geste devenu vite machinal, je suivais avec le plateau le parcours de l’hostie entre le calice et la bouche du fidèle pour éviter que l’hostie ne tombe sur le sol.

La prérogative préférée des préposés au "grand service" était la charge de l’encensoir lors des vêpres du dimanche prolongées par le salut du Saint Sacrement. Nous suivions d’abord le début des Vêpres, assis aux côtés du prêtre sur les tabourets capitonnés de rouge et bercés par la mélopée des psaumes. Aux mots "Laudate, pueri, Dominum" nous quittions nos sièges et, après la génuflexion de rigueur au centre du chœur, nous disparaissions dans la sacristie pour mettre l’encensoir en route. J’appréciais ce délicieux intermède où avec mon camarade, nous nous activions sans surveillance alors qu’à deux pas l’office suivait son cours. Nous mettions à chauffer la plaque électrique pour amener le charbon à incandescence. Quand il était rougi, nous le déposions dans l’encensoir à l’aide d’une pince en bois, puis nous nous relayions pour balancer vigoureusement l’instrument afin d’attiser la combustion et obtenir des braises ardentes. C’était l’occasion pour les novices de s’exercer à la manipulation de l’encensoir : s’entraîner à le tenir bien droit au bout de ses trois chaînes, contrôler avec doigté la chaîne centrale qui actionnait le couvercle perforé de la cassolette, le lever et le maintenir immobile à hauteur de notre visage. Le moment était également propice à quelque bêtise comme de faire tourner l’encensoir dans un geste circulaire assez rapide pour que la force centrifuge empêche les braises de tomber même lorsqu’elles étaient à la verticale sous le plafond. Seuls les plus téméraires tentaient ce genre de défi ; les autres, dont j’étais, craignaient trop les foudres de Stahlstreng capable de punir non seulement les coupables mais aussi les innocents !

 

 Encensoir : Récipient métallique suspendu à des chaînes dans lequel on brûle l'encens et que l'on balance durant les cérémonies.

 Navette Petit récipient allongé, en forme de petit navire qui contient l'encens utilisé pendant les cultes .

 Thuriféraire : Nom donné à la  personne qui porte l'encensoir au cours des cérémonies.

 Naviculaire : Nom donné à la  personne qui porte la navette au cours des cérémonies. 

Navette.

 

Ci-contre : encensoir.

  

Personne n’avait oublié la mésaventure survenue quelques années auparavant à deux de nos prédécesseurs. Lors d’un office festif qui prévoyait l’encensement de l’autel, ils eurent la mauvaise surprise, en arrivant à la sacristie, de ne pas trouver de charbon : la réserve n’avait pas été renouvelée par le sacristain. Celui-ci envoya les deux servants de messe en tenue liturgique courir de maison en maison dans l’espoir qu’une ménagère aurait des braises dans son fourneau. Hélas, ils durent frapper à maintes portes et quand ils revinrent enfin avec quelques tisons, le moment de l’encensement était passé. Stahlstreng calma sa fureur d’avoir dû bousculer le rite de la cérémonie par une volée de coups sur les malheureux servants de messe qui pourtant n’en pouvaient mais.

Heureusement, je n’ai jamais connu pareille infortune. Nous préparions l’encensoir au rythme des psaumes qui nous indiquaient l’avancement des vêpres. Lorsque les chantres entonnaient «  In exitu Israël de Egypto… » nous avions encore un bon moment devant nous. Puis, quand c’était le Magnificat, nous nous préparions à revenir dans le chœur dès la fin de l’hymne.

Le thuriféraire se postait alors à droite dans le chœur et balançait l’encensoir d’un geste régulier et mesuré ; le naviculaire était debout à sa gauche, tenant des deux mains devant sa poitrine la provision d’encens dans le petit récipient métallique. Le "Tantum Ergo", qui nous faisait courber le front, annonçait l’imminence de l’imposition de l’encens. Dès que le prêtre se tournait vers la nef, nous nous approchions de lui. Le thuriféraire présentait l’encensoir, le couvercle relevé, à hauteur des mains du célébrant ; le naviculaire approchait la navette ouverte à proximité de la cassolette. Le prêtre puisait alors trois cuillerées d’encens qu’il déposait sur les braises ardentes. Un nuage de fumée âcre se dégageait et l’odeur entêtante de l’encens nous pénétrait. Le préposé à l’encensoir laissait alors glisser la chaîne pour refermer le couvercle et remettait l’instrument au curé qui encensait le Saint Sacrement en trois séries de trois balancements.

   

 

 

    Thuriféraire et naviculaire.

 

 

 

 

 Servants de messe portant les instruments de leurs fonctions.

 

 

Mon service d’enfant de chœur me mettait en contact étroit avec les joies et les peines de la communauté villageoise. J’ai surtout été marqué par les enterrements ; à l’époque, on ne les imaginait pas sans servants de messe. S’ils se déroulaient pendant les heures de classe, nous quittions l’école pour participer au service funèbre. Vêtus de noir et de blanc, nous accompagnions le curé pour la levée du corps devant la maison du défunt où le décorum du deuil et les pleurs des familles me plongeaient dans l’ambiance mortuaire. Et, lors de la messe, les chants traditionnels des enterrements : "Requiem", "Dies irae", "Libera", "De Profundis" renforçaient encore ce sentiment de la mort présente qui s’intensifiait pendant le convoi vers le cimetière. 

 

 

 

 

Levée du corps lors d'un enterrement villageois autrefois.

J'essayais de m’y soustraire en observant autour de moi les acteurs des funérailles. Quatre hommes du village portaient le cercueil posé sur deux traverses de bois. Empruntés dans leur habit noir à longues basques, la nuque rougie des travaux campagnards étranglée par le col amidonné, ils marchaient péniblement dans les lacets du chemin escarpé qui menait au cimetière. Invariablement, au moment où ils arrivaient au dernier tournant, la chorale entonnait l’antienne "In paradisum…" dont tout le monde comprenait le message. 

Au même moment, le fossoyeur apparaissait au-dessus de nos têtes. Tant par son gagne-pain que par sa mine patibulaire, il effrayait les enfants. Homme simple et fruste, il avait trouvé dans son métier l’accomplissement de sa vie. Le buste dépassant du mur d’enceinte du cimetière, il jaugeait d’un œil dominateur le cortège qui allait pénétrer dans son domaine. Nous le rejoignions autour de la tombe béante où par manque de place les servants de messe étaient poussés sur le remblai provenant de la fosse. Je devais affronter la vision des entrailles de la terre et de la descente de la bière que les porteurs manipulaient avec force ahanements et crissements de cordes. Puis le prêtre jetait sur le cercueil la terre d’une petite pelle que lui tendait le fossoyeur. On racontait que si celui-ci avait eu une dent contre le défunt, il garnissait la pelletée de cailloux pour se délecter du bruit qu’ils feraient en tombant sur le cercueil. Mais j’ai eu beau scruter et tendre l’oreille au cours de maintes inhumations, je n’ai jamais assisté à un tel esclandre probablement redouté par les uns et espéré par les autres !

La volonté des adultes et la force des traditions m’obligèrent à côtoyer dès l’enfance les réalités de l’existence. Elles auraient dû m’aguerrir ; mais elles étaient au contraire un trauma de plus pour ma sensibilité déjà accablée.

   

Suite des mémoires d'un servant de messe : B. Au long de l'année liturgique. Épilogue.

Sources :

 Photos de l'auteur

 Wikipedia

 Photo d'un enterrement villageois à disposition par M. Raymond Scheubel.

 De nombreux renseignements sur le vocabulaire spécifique employé dans la religion catholique ont  été trouvés sur le site :

https://www.fabrice-muller.be/divers/glossaires/glossaire-eccl.html

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