2. Le collège.

Chapitre IV.

  Épilogue.

 
Le CEG.

 

Lors de la rentrée de 1959, Monsieur Elsener nous annonça que le Cours Complémentaire était devenu un CEG : Collège d'Enseignement Général. Cette réforme confirmait l'ancrage de l'établissement dans l'enseignement secondaire. Mes camarades et moi étions donc promus au titre de collégiens sans toutefois que notre vie quotidienne ne s'en ressente aucunement. Au cours des deux années de 4e et de 3e, je sortis de l'enfance ; ma perception du monde et de la vie s'aiguisait.

 

Plus de maturité.

 

J'avais atteint, puis dépassé l'âge de 14 ans et j'étais toujours à l'école. A cette époque, et dans notre milieu populaire rural, c'était un privilège rare dont ne bénéficiait guère qu'une vingtaine de jeunes par classe d'âge sur une population de dix mille habitants. Je savourais chaque jour dans le collège comme un avantage arraché au déterminisme social, alors que mes compagnons d'enfance étaient déjà dans la vie active ou dans l'apprentissage d'un métier.

 L'obligation scolaire en Alsace et en France.

En Alsace et en Moselle, l'obligation scolaire ("die Schulpflicht") est instituée par les autorités allemandes le 18 avril 1871 : l'école devient obligatoire pour les garçons de 6 à 14 ans et pour les filles de 6 à 13 ans.

En France, la loi Jules Ferry du 28 mars 1882 instaure l'obligation scolaire pour les enfants des deux sexes de 6 à 13 ans. Le 9 août 1936, la loi Jean Zay prolonge la scolarité obligatoire jusqu'à 14 ans. La réforme Berthoin (décret du 6 janvier 1959) décide que l'instruction sera obligatoire jusqu'à 16 ans révolus pour les enfants qui atteindront l'âge de 6 ans à partir du 1er janvier 1959. Cette prolongation n'est donc effective pour tous qu'à partir de 1967.

Après cette date, l'entrée en sixième se généralise. La réforme Haby du 11 juillet 1975 institue le collège unique pour tous et consacre définitivement  la scolarité obligatoire jusqu'à l'âge de 16 ans.

Ce sentiment d'accéder plus intensément à la lumière de la connaissance et du raisonnement fut renforcé par l'initiation à des disciplines inédites et par de nouvelles révélations culturelles. La physique et la chimie commencées en 4e, les équations algébriques, les théorèmes de géométrie, la géologie, l'étude des classiques du XVIIe siècle, accrurent encore ma motivation pour le travail intellectuel. A présent, le français était devenu ma langue courante. Je l'utilisais avec mes maîtres bien sûr, mais aussi avec mes camarades dans nos discussions familières, pendant les trajets, le sport ou lors de rencontres fortuites, même en-dehors de l'univers scolaire. Je vivais désormais dans deux mondes : d'une part le cercle francophone de l'école centré sur la connaissance et le cérébral, et d'autre part la sphère dialectale du village et de la famille dominée par les exigences du travail manuel. Irrésistiblement attiré par le premier, je rêvais de me libérer du second mais, pour l'heure, j'y restais soumis par la force des choses. Je regrettais que par une inconfortable dichotomie mon esprit appartienne à l'un et mon corps à l'autre.

 
Le travail des professeurs.

 

Ces deux années favorisèrent également les progrès de mon esprit critique. J'observais avec plus de recul les adultes de mon entourage et, au premier chef, mes professeurs et l'enseignement qu'ils nous dispensaient.

La pédagogie de nos professeurs, très directive, répondait aux besoins nés de notre origine régionale et socioprofessionnelle. Leur enseignement était proche des élèves qu'ils suivaient plusieurs années de suite. Les maîtres, connaissant tous les élèves, surveillaient tout naturellement leur évolution et réagissaient aux premiers signes d'un problème. De cet encadrement vigilant découlait une sélection sévère. La réorientation rapide des élèves était la règle et ne soulevait pas d'objection de la part des familles qui ne mettaient pas en doute la pertinence des verdicts de l'institution. Dès l'âge de 14 ans, l'élève qui peinait à suivre au CEG était placé chez un patron ou rejoignait un Centre d'apprentissage, à moins qu'il n'entre directement dans la vie active.    

La modicité des ressources financières et la pauvreté culturelle étaient le lot commun des élèves du CEG. Nos maîtres en avaient induit avec raison que l'acquisition du savoir ne pouvait être que le seul fait de l'école. Nos parents n'avaient ni les capacités linguistiques ni le niveau de connaissances pour s'ingérer dans notre scolarité, et l'absence dans les familles de livres, d'encyclopédies ou même d'un simple dictionnaire nous empêchait de compléter les apports de l'enseignement en autodidactes. Les devoirs à la maison consistaient en apprentissages de leçons et en travaux d'exécution où les parents n'avaient pas à intervenir. Livrés à nos seules ressources, nous étions astreints par la nécessité à devenir autonomes.

Nos professeurs n'évoquaient jamais notre gêne pécuniaire et n'excusaient pas les difficultés scolaires par nos carences culturelles. Seul le manque d'effort ou de talent était invoqué pour expliquer les insuccès. Aussi n'ai-je jamais envisagé que mes études aient été désavantagées par mon origine sociale. Au contraire, l'école me donnait les armes pour m'en affranchir et j'avais le sentiment exaltant que cette émancipation dépendait de ma seule responsabilité.

Nos maîtres ne basaient pas leur enseignement sur de longues années d'études universitaires. Presque tous étaient sortis aux meilleurs rangs des Écoles Normales où ils avaient reçu la formation pédagogique des instituteurs d'alors. Mais leurs meilleurs atouts étaient leur dévouement à leurs élèves et la foi dans leur mission de promotion sociale. 

Ils travaillaient beaucoup. Leur service, de l'ordre de 25 à 27 heures de cours par semaine, s'étendait du lundi à 8 heures au samedi à 16 heures trente. Seule plage de liberté, le jeudi, jour de repos scolaire. Les plus jeunes collègues assuraient en outre la surveillance des études entre 11 heures et midi et le soir jusqu'à 18 heures, sans compter celle de la cantine. Ces tâches étaient bénévoles ; c'est tout juste si le directeur avait consenti à leur accorder le demi-tarif des repas en dédommagement de ces heures supplémentaires. Lorsqu'un professeur était absent, le collègue qui exerçait dans la salle voisine prenait ses élèves en charge. Les portes palières ouvertes, il gérait les deux classes simultanément au prix d'une gymnastique de l'esprit et de nombreux allers-retours pendant l'heure. Pour assurer tous les enseignements avec une équipe pédagogique limitée à six professeurs, une large polyvalence était nécessaire. Si le service l'exigeait, aucun maître n'aurait imaginé refuser de se charger d'une discipline, même si elle lui était tout à fait étrangère.

Les enseignants se débrouillaient avec un matériel pédagogique minimal. Ils ne disposaient d'aucun moyen de reproduction de documents, même pas d'un duplicateur à alcool. Les textes étaient inscrits sur le tableau noir ou dictés aux élèves. 

 

 

 

 

 

Emploi du temps d'un professeur de sciences durant l'année scolaire 1958-1959.

Le professeur de sciences se contentait d'un seul microscope ; les élèves venaient y coller un œil à tour de rôle pendant que la leçon se poursuivait. Aucune salle n'était spécialisée. Pour chaque leçon, il fallait transporter les cartes de géographie ou les quelques instruments de physique ou produits chimiques dont l'établissement était doté. Les leçons d'éducation physique se contentaient de la cour d'école et du terrain de football communal si bien que par temps de pluie elles se muaient en cours de mathématiques ou de français.

Les enseignants vivaient mêlés aux élèves. Pas de salle des professeurs où ils se seraient isolés, et surtout aucun autre personnel pour diluer les multiples tâches éducatives : ni surveillant, ni conseiller principal d'éducation, ni conseiller d'orientation, ni secrétaire, ni assistante sociale, ni infirmière. Les professeurs assumaient la responsabilité globale de leurs protégés.

 

 

 

 

 

 

L'équipe des professeurs d'un Cours Complémentaire en 1956.

 

Pour les jeunes enseignants célibataires, l'école était leur maison. Ils y vivaient du matin jusqu'à tard le soir, heureux d'y être au chaud en hiver. Car leur niveau de vie à la fin des années 1950 n'avait rien de comparable à ce qu'il est aujourd'hui. Les débutants n'avaient pas de voiture. Ils logeaient sur place, dans une chambre au confort rustique louée chez l'habitant. Immergés dans la vie de leur public scolaire, ils étaient bien placés pour en percevoir les difficultés et les aspirations.

En retour de leur abnégation, l'équipe enseignante avait la gratification d'avoir devant elle des élèves motivés et respectueux de la parole et de la personne de leurs maîtres. Certes, turbulence et bavardage existaient comme à toute époque. Mais les actes délibérés de perturbation ou d'indiscipline, et bien sûr la violence scolaire, le vandalisme ou le vol étaient inconnus. Chacun garait sa bicyclette à l'école sans mettre d'antivol et suspendait son anorak aux crochets du vestiaire pour la journée sans craindre de ne pas le retrouver le soir. 

Si l'efficience de l'enseignement repose sur un accord profond entre la pensée des maîtres et celle des élèves, nous étions dans une conjoncture favorable. Nous avions été élevés, tout comme nos  éducateurs, dans la conviction que la réussite ne s'obtient que par la force du travail. Ce consensus fondait pour nos études une assise solide que ne sapaient ni la contestation des élèves ni les chicaneries des parents. Une convergence affective couronnait cet assentiment intellectuel : lire dans les yeux de nos maîtres la fierté de notre réussite était notre première récompense.

 

Les cours de religion.

 

Les membres du clergé chargés de l'heure de religion de notre emploi du temps souffraient de la comparaison avec nos enseignants. J'avais maintenant derrière moi la profession de foi qui marquait traditionnellement la délivrance du joug religieux. Pour l'observateur plus libre, plus mûr, plus critique que j'étais devenu, les faiblesses et les limites des chargés d'enseignement religieux sautaient aux yeux. Pour tel curé de village, l'heure qu'il avait à donner était une corvée. Il peinait à trouver un contenu et sautait sur tout prétexte pour gagner du temps en digressions saugrenues. Sa marotte, c'était les noms germaniques locaux qu'il ne supportait pas d'entendre prononcés à la française. Mon camarade Grunenberger avait-il énoncé la syllabe "en" de son patronyme comme dans "encore" et la terminaison "ger" comme dans "étranger", aussitôt le prêtre montait sur ses grands chevaux pour nous enfoncer dans la tête ce que chacun de nous savait d'évidence. "Il n'y a pas de berger de moutons ici !" raillait-il !  "Cette famille tient son nom de Grunenberg, il faut donc prononcer « berger », à l'allemande." Ses laïus nous assommaient, mais comme nous les préférions quand même à son boniment théologique, il y avait toujours un petit futé pour jouer malicieusement avec la phonétique et relancer le curé sur son dada.

Nous nous amusions également d'un abbé, par ailleurs grand pourfendeur de la laïcité, totalement hypnotisé par les filles de la classe. Il ne voyait qu'elles, ne s'adressaient qu'à elles, ignorant les garçons qui riaient sous cape de le voir faire le joli cœur auprès de leurs camarades féminines. Pensait-il les séduire en soulignant jésuitiquement que son "serment de célibat" ne signifiait pas "serment de chasteté" ? "De toutes façons, disait-il, le Concile* actuellement en préparation, autorisera bientôt le mariage des prêtres !" Je trouvais sa conduite pitoyable et j'étais choqué de l'entendre appeler les filles par des diminutifs familiers de leurs prénoms. Quelle différence avec nos professeurs qui savaient être proches sans jamais nous manquer de respect !

* Le concile Vatican II (1962 -1965): certains attendaient qu'il soit l'occasion d'un aggiornamento, c'est à dire de  l'adaptation de l'Église catholique au monde moderne notamment sur le plan des mœurs et de la sexualité.

 

Après la 3e.

 

La classe de 3e était primordiale dans notre scolarité. Le cours de notre vie dépendrait du résultat au BEPC* ou aux concours auxquels nous nous présenterions en fin d'année scolaire. Nous n'étions plus que seize élèves en 3e dont huit seulement étaient issus de la 6e quatre ans auparavant. Les huit autres nous avaient rejoints en cours de route ou bien redoublaient la 3e pour retenter leur chance aux concours auxquels ils aspiraient. Cette concentration des effectifs avait rehaussé le niveau et la rivalité était plus forte que jamais. Mais à présent, plutôt que de remporter la compétition avec ses condisciples, il s'agissait de gagner la pole position pour démarrer dans la vie. * BEPC : Brevet d'Études du Premier Cycle, examen que l'on passait en fin de troisième.

En 1960, dans notre milieu, on ne demandait pas à un adolescent ce qu'il aimerait faire dans la vie. Ses professeurs l'aiguillonnaient pour qu'il atteigne le meilleur niveau possible selon ses talents et sa capacité de travail, puis le dirigeaient vers un emploi, une formation ou une poursuite d'études acceptables par la famille.  

Au cours de mes années dans l'établissement, je m'étais imprégné d'une évidence : le couronnement des études au CEG était l'entrée à l'École Normale d'Instituteurs. Bachotage, sélection, compositions, classements, tableaux d'honneur, tout convergeait vers un but : préparer ce concours mythique.

Je fis mien cet objectif, non par vocation pour le métier d'instituteur, mais parce que c'était l'idéal défini par mes professeurs. Je voulais l'atteindre comme auparavant j'ambitionnais d'obtenir les meilleures notes et les tableaux d'honneur. C'était aussi la seule possibilité pour continuer des études secondaires. L'École Normale prenait ses élèves totalement en charge pendant quatre ans. L'enseignement, bien sûr, était gratuit, mais également l'internat, et de plus une bourse de trousseau annuelle de 300 Francs couvrait les frais d'habillement, de transport et d'achat de livres. En contrepartie, l'élève-maître s'engageait à servir l'Éducation Nationale pendant dix ans. Pour l'heure, je ne me projetais pas dans un avenir si lointain en m'imaginant dans la fonction d'enseignant, mais sans en avoir la claire conscience, j'aspirais à suivre la trace des maîtres que j'admirais tant. Mais en étais-je seulement capable ? La sélectivité du concours était effrayante puisque, pour tout le département, seuls les vingt-cinq meilleurs garçons catholiques étaient pris chaque année.

 Les Écoles Normales Primaires.

Les Écoles normales primaires étaient, jusqu'en 1990, les établissements chargés de former les instituteurs et les institutrices de l'enseignement public. Fondées au XIXe siècle, il y en avait deux par département : l'une pour les garçons, l'autre pour les filles. Jusqu'en 1940, les études duraient trois ans et préparaient le "Brevet de capacité pour l'enseignement primaire", du niveau du Brevet Supérieur. Après 1945, la formation a été portée à quatre années. Les élèves-maîtres, admis sur concours à l'issue de la 3e, étaient obligatoirement internes. Ils suivaient les classes de seconde, première et terminale, puis après avoir réussi les deux parties du baccalauréat, bénéficiaient d'une année de formation professionnelle, sanctionnée par le "Certificat de fin d'études normales". Ce diplôme leur permettait d'être nommés sur un poste d'instituteur stagiaire avant d'être titularisés lorsqu'ils obtenaient le "Certificat d'aptitude pédagogique" à l'issue de leur première année d'enseignement.

Les Écoles normales étaient laïques, sauf en Alsace et en Moselle où chaque école avait une couleur confessionnelle. Dans le Haut-Rhin, les deux Écoles Normales étaient catholiques tandis que le Bas-Rhin comptait quatre Écoles normales : deux catholiques (garçons et filles) et deux protestantes (garçons et filles.) 

 

 Deux Écoles Normales parmi les quelque deux cents qui ont fonctionné en France et en Outre-Mer.

Heureusement pour mon moral, je croyais, dans ma naïveté, que la compétition se limitait à quelques petits CEG comme le nôtre. J'ignorais jusqu'à l'existence des grands lycées et collèges urbains également en lice, et j'aurais tremblé encore davantage si j'avais su que nombre de lycéens présentaient le concours à l'issue de la classe de Seconde.

L'arrivée d'un nouveau professeur en 3e contribua à soutenir ma pugnacité face au défi du concours. Monsieur Bruckberg, déjà en poste dans l'établissement auparavant, revenait d'un long service militaire de 28 mois. Ce maître, de dix ans mon aîné, était originaire de mon village où il avait grandi dans une famille d'ouvriers-paysans comme la mienne. A l'école primaire, il était passé entre les mains du même instituteur que moi, puis il m'avait précédé sur les bancs du Cours Complémentaire où il avait été l'élève de Monsieur Elsener et de Monsieur Heldgraf. Après la  3e, il avait intégré l'École Normale. Il en était sorti avec un assez bon rang pour être nommé dans notre établissement. Monsieur Bruckberg nous enseignait les sciences en 3e. Chacune de ses leçons m'apportait la preuve vivante que la réussite était possible. S'il avait vaincu les handicaps sociaux, surmonté la barrière de la langue, démontré la capacité de nos maîtres à nous porter au meilleur niveau intellectuel, pourquoi pas moi ?

Peu après Pâques, Monsieur Elsener entra dans notre classe et dit, en désignant l'un après l'autre six élèves : "Toi, toi, toi, toi, toi et toi, je vous inscris au concours de l'École Normale. Dites-le à vos parents." J'étais du nombre. La procédure d'orientation – mais ce terme était inusité à l'époque – avait duré dix secondes. Expéditive, mais habile ! La balle était à présent dans le camp des familles ; si elles voulaient aller contre l'idée du directeur, il leur fallait engager une démarche et Monsieur Elsener savait bien qu'elles y rechigneraient.

Comment allaient réagir mes parents ? La gratuité totale de l'École Normale me rendait optimiste quant à leur consentement, mais ils pouvaient tout de même être tentés de me voir occuper dans les trois mois un emploi immédiatement rémunérateur.* La plupart des familles s'attendaient à ce que leurs enfants, jusqu'à leur mariage, leur apportent tous les mois une contribution financière, même modeste.  

Par bonheur, il n'en fut rien. Mon père faisait confiance à mon directeur : "S'il pense que tu peux y arriver, il faut essayer !" Même ma mère exprima son assentiment : "Ce serait bien que dans ta vie tu ne sois pas obligé de travailler comme nous !" Je sentais avec une satisfaction contenue que le prestige du métier d'enseignant avait pris le pas sur l'intérêt financier immédiat. J'étais soulagé, la route du concours m'était ouverte.

* salaire d'une employée de bureau à la sortie de la 3e en 1961 :  300 Nouveaux Francs, soit 440 Euros.

Le concours d'entrée à l'École Normale : l'écrit.
 

Les événements de la deuxième quinzaine de juin furent parmi les plus émotionnants et les plus lourds de conséquences de ma vie. L'écrit du concours d'entrée à l'École Normale était fixé au 5 juin. Je voyais approcher cette date avec une impatience mêlée de crainte. Après des mois de travail opiniâtre, j'avais hâte de  me mesurer enfin à mes concurrents, mais j'appréhendais les contraintes matérielles de l'examen. Celui-ci avait lieu au chef-lieu du département, une ville où je n'étais jamais allé et qui était difficilement accessible depuis mon village. Bien que n'étant située qu'à une soixantaine de kilomètres, il fallait pour l'atteindre d'abord une heure d'autocar, puis une demi-heure de train, et les horaires de ces transports ne permettaient pas d'arriver pour le début des épreuves à neuf heures du matin. De plus, l'écrit se déroulait sur deux jours. J'étais apeuré à l'idée de passer la nuit dans la ville car je n'avais jamais dormi en-dehors de la maison paternelle. Heureusement, nos professeurs nous prenaient en charge : Monsieur Heldgraf nous conduirait avec sa voiture sur le lieu de l'examen tandis que Monsieur Elsener s'occuperait du logement.  

La veille du concours, un dimanche, fut un jour de tension. Je tournais en rond, les heures ne passaient pas. Monsieur Heldgraf nous avait déconseillé les révisions de dernière minute. "Lisez plutôt quelques pages d'une oeuvre littéraire pour imprégner votre esprit de beau langage." avait-il suggéré. Aussi, je lus deux chapitres de "Terre des hommes" de Saint-Exupéry. J'avais du mal à m'y plonger vraiment, ma pensée revenait sans cesse à l'examen. Pourtant, c'était bien d'actualité de lire sous la plume de l'écrivain aviateur : "L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle." L'obstacle était devant moi, pourvu que je n'aille pas me crasher !  

Tôt le lendemain, Monsieur Heldgraf fit le ramassage des quatre candidats garçons du CEG et nous fonçâmes vers le chef-lieu dans sa Peugeot 404 noire. Il roulait très vite, lui-même disait "sportivement"; nous avions peur, mais personne ne mouftait. Au moins cette frousse masquait-elle celle des épreuves à venir !

Une heure après, je pénétrai pour la première fois dans l'enceinte de l'École Normale dont le portail était grand ouvert pour l'occasion. Après avoir contourné des bosquets d'arbres ornementaux, je découvris un bâtiment gris de style wilhelmien, massif et sévère. Je suivis le flux des candidats. Des flèches placardées sur les murs nous guidèrent jusqu'au deuxième étage, dans une salle qui m'apparut immense. Les tables étaient étiquetées au nom des candidats classés par ordre alphabétique. Nous étions plus d'une centaine. Au moment où je m'assis à ma place, je remarquai avec surprise un orgue de belle taille qui occupait tout l'avant de la salle. Cet instrument monumental me rappelait que jadis les instituteurs étaient aussi les organistes de leur village.  

La matinée commença par la dictée. Un zéro pour cinq fautes était éliminatoire, même si les autres notes étaient excellentes. L'extrait s'intitulait "Jean-Christophe et le couvreur" de Romain Rolland, une langue soutenue mais sans pièges et, raisonnablement, je n'imaginais pas risquer la disqualification. Après les questions de vocabulaire et de grammaire, ce fut l'heure du redoutable commentaire de texte. Cet exercice était bien plus délicat que la simple rédaction. Il demandait une bonne compréhension du texte et un début de culture littéraire qu'il fallait exposer de façon ordonnée sans tomber dans la paraphrase ou la digression hors sujet. Je découvris le texte à commenter : quelle surprise ! c'était un passage de "Terre des Hommes" ! Je trouvai de bon augure cette coïncidence qui me permettait de situer l'extrait dans son contexte et de mieux connaître l'auteur.

L'après-midi, nous reprîmes avec l'allemand, version et thème. Quelques candidats avaient opté pour l'anglais, choix qui m'apparut exotique. Je n'avais jusqu'alors jamais côtoyé quelqu'un qui ait la moindre notion de cette langue. En sortant, j'étais rassuré pour la version, mais dans l'incertitude pour le thème où j'étais à la merci d'erreurs de déclinaison et de pluriel.

Monsieur Elsener nous avait retenu le repas du soir et le coucher chez des moines de sa connaissance. Nous disposions chacun d'une cellule, moins ascétique cependant que les chambres chez nos parents. Après dîner, sur l'insistance de mes camarades, je les suivis dans un tour en ville mais, au soir de cette journée éprouvante, je trouvais que c'était un stress supplémentaire et j'avais hâte de regagner ma chambrette pour me concentrer sur le lendemain.

Après un sommeil agité, entrecoupé de nombreux éveils, j'étais fin prêt bien avant l'heure du petit-déjeuner. J'avais déjà la tête à l'épreuve de mathématiques qui parachevait l'écrit du concours ; au programme, des exercices d'algèbre et un problème de géométrie où je fus soulagé de ne pas "sécher".

Dans le train, puis dans le car qui nous ramenaient dans nos villages, nous épiloguions sans fin sur le concours, nos réponses pertinentes, nos erreurs redoutées, nos oublis incompréhensibles, nos méprises navrantes. En faisant le bilan de mon écrit, j'avais le sentiment de m'en être bien tiré, mais encore fallait-il avoir réussi mieux que les autres !

 

Le BEPC.
 

Quinze jours après avait lieu le BEPC au lycée d'une ville voisine où je pouvais me rendre sans difficultés en car ou en train. J'attendais cet examen avec moins d'inquiétude car il était réputé plus facile que le concours de l'École Normale, et là, il suffisait d'avoir la moyenne pour être reçu. La veille des épreuves, grande nouvelle : j'étais admis à l'écrit du concours de l'École Normale ainsi que deux de mes camarades garçons. Cette réussite me remplit d'assurance ; je passai le brevet avec d'autant plus de confiance que l'écrit du concours donnait l'équivalence du BEPC. Ma petite cousine et moi sortîmes en même temps de la dernière épreuve de l'examen. "On pourrait rentrer ensemble en train au lieu d'attendre le bus." me dit-elle. J'étais heureux de son invitation qui brisait enfin la barrière invisible entre les sexes. Issus du même village, nous avions été ensemble pendant les trois premières années de l'école primaire, puis nous nous étions retrouvés au Cours Complémentaire où nous formions souvent la tête de classe. Mais le frein des mentalités avait bridé nos rapports et empêché les échanges auxquels nous aurions aspiré. A présent nous avions atteint un nouveau palier, nous pouvions laisser derrière nous les inhibitions de l'enfance. Je garderais longtemps en mémoire le retour en tortillard vers notre village où nous communiâmes dans l'euphorie de nous sentir à la fois libérés des tensions de l'examen et du blocage des convenances.  

 

Le concours d'entrée à l'École Normale : l'oral.

 

Tout se jouerait maintenant lors de l'oral du concours d'entrée à l'École Normale. Il se déroulait sur deux jours. Je planchai à nouveau en français et en maths, seul devant le tableau noir et face à des examinateurs aux mimiques énigmatiques. D'autres épreuves étaient écrites. Parmi elles, l'épreuve de synthèse qui demandait concentration et concision. Un professeur d'Histoire-Géographie fit un topo sur les échanges commerciaux dans le bassin méditerranéen que nous écoutâmes sans prendre de notes. A l'issue de son exposé, il fallait rédiger en dix lignes un résumé des idées énoncées. Nous eûmes aussi à développer par écrit un sujet religieux puisque nous étions sous le régime du Concordat et que nous postulions à une place dans une école étiquetée catholique. 

Enfin, nous fûmes évalués en  musique, dessin et sport. Je craignais la musique où je présentais une liste de cinq morceaux que je devais savoir solfier. Comme ce n'était pas mon fort, j'avais appris par cœur chaque mélodie avec le nom des notes. J'eus de la chance : l'interrogateur choisit la Marseillaise dont je savais bien la mélodie, le rythme et les notes : "Ré ré ré sol sol la la ré si sol, sol si sol mi do la fa sol…" Mon jour de gloire serait-il aussi arrivé ? 

En dessin, nous avions à  représenter le fronton d'un portail. J'étais soulagé de pouvoir donner libre cours à mon imagination plutôt que de devoir reproduire un bouquet dans son vase !  Comme je me targuais d'être imbattable au grimper à la corde et en saut en hauteur, je comptais sur le sport pour grappiller quelques points sur mes rivaux. Pour la première fois, je foulais une installation que je n'avais vue qu'en photo : un stade ceint d'une piste d'athlétisme et doté d'aires pour les lancers et les sauts. Dès le début des épreuves, je dus constater que je n'étais pas le seul sportif fervent. Il y avait même un candidat filiforme aux longues jambes qui avait choisi de courir le 1000 mètres. Tout seul sur la piste, il déroulait ses foulées au rythme d'une respiration puissante. Candidats et examinateurs le suivirent du regard pendant ses deux tours et demi et, après son arrivée, des commentaires flatteurs évoquèrent Michel Bernard et Michel Jazy qui s'étaient illustrés l'année précédente aux JO de Rome.  

 

 

 

 

 

Michel Jazy et Michel Bernard : deux formidables athlètes qui ont enthousiasmé la jeunesse des années 1960.

Pendant ces deux jours, les candidats pouvaient manger et loger à l'école. Ainsi je fis connaissance avec le grand dortoir que des cloisons de bois subdivisaient en chambrées sans porte de quatre lits. Il régnait une atmosphère étrangement feutrée parmi cette trentaine d'adolescents. Seuls quelques élèves issus d'un même établissement s'étaient regroupés et donnaient parfois de la voix. Les autres s'observaient sans vraiment rompre la glace. Ces pensionnaires d'une nuit étaient mes rivaux aujourd'hui ; pourtant vingt-cinq d'entre nous seraient demain et pour quatre années des compagnons d'études et, qui sait ? des amis pour la vie. Mais serais-je du nombre ?

Après le repas du soir, nous voyant désœuvrés et désorientés, un surveillant à la coiffure léchée et aux lèvres minces nous proposa de suivre les informations à la télévision. Le récepteur était installé dans la salle de musique où en temps ordinaire mon regard aurait été accaparé par un  petit orgue et un piano à queue. Mais là, c'était l'écran cathodique qui m'hypnotisait. Je n'étais pas le seul ! Tous mes camarades fixaient avec fascination cet appareil magique qui n'avait pas encore fait son entrée dans nos familles. Pendant une demi-heure, le spectacle du monde subjugua nos yeux et notre esprit. Au moment de regagner le dortoir, je réalisai que pendant une demi-heure, j'avais complètement oublié les enjeux du concours et même l'endroit où j'étais. Du coup, l'École Normale et son internat prenaient un nouvel attrait jusque-là insoupçonné !

 

Le concours d'entrée à l'École Normale : admis !

 

Les épreuves de l'oral terminées, nous attendîmes sur place l'annonce des résultats. Pour tromper le tourment de l'incertitude, nous faisions des tours et des détours dans les allées du parc où se dressait un séquoia majestueux. Intérieurement, je tremblais d'émotion et mon âme balançait entre l'espérance et le découragement. Ce bâtiment, ce jardin, cette cour seraient-ils ma maison pour quatre ans et à jamais dans ma mémoire ? Ou bien, dans quelques minutes, les quitterais-je pour ne plus y revenir ?

Soudain une rumeur s'éleva et les candidats dispersés convergèrent vers l'escalier central. Un aréopage de professeurs était sorti sur le perron et entourait le directeur de l'établissement qui n'eut pas de mal à obtenir le silence. Il proclama les résultats, dans l'ordre d'un classement qui allait poursuivre l'élève-maître tout au long de sa scolarité, un rang qui ferait à jamais partie de sa personne. "Premier, et major de la promotion 1961-1965 : ………" Puis d'autres noms suivirent. Le souffle court, chacun était à l'affût du sien. Ma délivrance arriva avant que j'aie eu le temps de m'alarmer : à la huitième place, j'entendis mes nom et prénom !

Mes deux camarades du CEG étaient également reçus. En même temps que la joie nous submergeait, nous étions désemparés. Ce résultat tant espéré, maintenant qu'il était là, comment allions-nous l'apprivoiser ? Il nous faudrait des jours et des semaines pour prendre la mesure de l'événement qui venait d'infléchir notre destin. En attendant, nous jouâmes des coudes pour aller contempler la liste dactylographiée des admis et nous repaître du plaisir suprême d'y voir figurer notre nom et notre rang. 

Vers 20 Heures, quand l'autocar qui nous ramenait dans nos villages fit halte dans le bourg du CEG, nous vîmes que Monsieur Elsener attendait sur la place. Il nous repéra dans le bus et s'approcha. Nous fîmes glisser la vitre pour pouvoir lui parler.

- Alors ? interrogea-t-il d'un air faussement détaché.

- Admis, tous les trois !

- Je l'avais toujours dit ! fut son commentaire en s'écartant du véhicule qui allait repartir. Il nous suivit des yeux et malgré sa mine bourrue, je lus dans son regard la fierté du devoir accompli.

 

Épilogue.  

 

L'année de 3e se terminait dans un rêve : j'avais obtenu le BEPC et j'étais admis à l'École Normale. La route du baccalauréat m'était ouverte et j'avais en vue un métier auréolé de prestige. Monsieur Heldgraf organisait un voyage de fin d'année à Chamonix et en Suisse mais, pour mes parents, c'était-là une dépense superflue. J'en avais pris mon parti et j'étais déjà réattelé, en cette fin juin, aux travaux de fenaison, la tête et le cœur encore chauds de l'émotion des examens. Nous déchargions du foin quand, du haut de la charrette, j'aperçus une 404 noire s'arrêter et, à ma stupéfaction, Monsieur Heldgraf et Monsieur Bruckberg en descendre. Mes parents, en sueur et couverts de particules de foin, étaient gênés par cette visite inopinée. Monsieur Bruckberg, qui les connaissait bien, essaya de les mettre à l'aise avec quelques mots en alsacien, puis Monsieur Heldgraf entreprit de les convaincre de me laisser aller à Chamonix. "Il l'a bien mérité, non ?" souligna-t-il, en allusion à mes succès aux examens. Mes parents n'osèrent pas dire non, et c'est ainsi que je participai à l'excursion, découvris les Alpes et la Mer de glace et, pour la première fois, sortis du territoire français.

Ce voyage symbolisait à merveille les quatre années passées au CEG. De même que Monsieur Heldgraf avait forcé la main de mes parents pour qu'ils me laissent partir en excursion, mes études m'avaient sorti, au moins mentalement, de l'emprise familiale. J'avais pris conscience que ma pensée pouvait être libre, j'étais devenu un autre. L'escapade à Chamonix m'avait fait entrevoir les sommets, respirer un air nouveau et franchir les frontières. Par leur enseignement, mes professeurs m'avaient dessillé les yeux et guidé vers le vaste et inépuisable champ de l'étude. Les barrières de l'ignorance étaient ébranlées, il ne tenait qu'à moi de les bousculer pour continuer ma montée vers le savoir.         

Ma scolarité au CEG avait restauré ma confiance dans les adultes. Pendant quatre années, sans compter leur peine ni se borner à leurs obligations de service, mes maîtres avaient œuvré pour mon bien. Exigeants mais bons, rigoureux mais compréhensifs, ils avaient mis en œuvre ce formidable moteur de la promotion sociale qu'est l'élitisme républicain. Et j'avais conçu pour eux un sentiment de reconnaissante fraternité si puissant qu'il ne m'a pas quitté jusqu'à ce jour.

 

 

À l'âge de cinq ans, l'école de la République m'a accueilli en son sein. Mon enfance a trouvé sous son égide un refuge contre la dureté de l'autorité familiale et religieuse. Mère généreuse, elle a choyé mon âme et nourri mon esprit. Elle m'a éveillé à la connaissance et m'a libéré des préjugés et de l'irrationnel.

Cette école qui m'a tant apporté était celle d'une époque aujourd'hui révolue. Depuis, face à une société bouleversée, l'école s'est transformée au point qu'elle apparaît en rupture avec celle de mes jeunes années. Le collège unique où j'ai enseigné pendant trente-cinq ans met en œuvre des moyens considérables pour démocratiser l'accès à l'éducation. Pourtant, au fur et à mesure qu'avançaient les années, je ne pouvais plus éluder la question lancinante : le collège de ce début du vingt et unième siècle aurait-il permis au gamin que j'étais en 1957 de réussir ? Rien n'est moins sûr...

 Henri Ehret, avril 2012.

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Remerciements.

J'exprime ma gratitude à tous ceux qui m'ont confié leurs souvenirs pour étoffer mon récit. En particulier:

- mes anciens professeurs du CC : Mme Christiane Dupré-Massoni,  Mme Monique Mehremberger-Steib, M. Joseph Robischon, M. André Schwartz.

- mes anciens collègues : Jean-François Beck, Claudette Ditner, Simone Robischon, Antoine Steib, 

- les anciens élèves du CC et du CEG : Lucienne Ast-Beck, Serge Lerch, Honoré Klingler, Paul Lévêque, Marguerite Uhlen-Pfeffer.  

sans oublier mes camarades de l'École Normale qui ont complété mes souvenirs relatifs aux épreuves du concours d'entrée : Paul Balzer, Jean-Paul Brobeck, Antoine Gur, André Perrin.

 

 

Origine des illustrations de ce chapitre :

Emploi du temps : mis à disposition par Mme Monique Steib

Écoles Normales : extraits de cartes postales.

Professeurs de Cours complémentaire : https://copainsdavant.linternaute.com/ 

Saint-Exupéry, portrait : https://i2.wp.com/www.defense-sudest.fr/wp-content/uploads/2014/07/Saint-Ex_05.jpg?w=400

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