La vie ouvrière dans les
usines Zeller au XIXe siècle, vue par un disciple de Le Play.
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En
1883, parait dans la revue La réforme sociale : organe de l'École
de la paix sociale, un article décrivant l'organisation du travail
dans les usines Zeller et analysant les mœurs de la population ouvrière.
L'auteur, Donat Béchamp, avocat à Lille, est un disciple de l'économiste
et sociologue Frédéric Le Play (1806-1882).
Frédéric
Le Play est un ingénieur des mines et homme politique français. Il est
également un précurseur de la sociologie française et un théoricien
de l'économie sociale. Sa réflexion est basée sur vingt ans d'enquêtes
dans le milieu ouvrier dans toute l'Europe.
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Frédéric
Le Play (1806-1882)
(Origine
de la photo : Wikipedia.)
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Sa
théorie sociale repose sur l'idée maîtresse que le bonheur de
l'ouvrier ne consiste pas à multiplier les plaisirs matériels, mais à
accéder à la satisfaction morale de devenir propriétaire grâce à
son travail et sa prévoyance. Ne croyant ni à la bonté
originelle des hommes, ni à l'égalité naturelle entre eux, Le
Play réfute l'idée selon laquelle l'harmonie sociale pourrait être
établie par l'action de l'État ou par la Révolution sociale.
Selon
lui :
"Le
vrai patron des ouvriers n'a donc pas pour mission essentielle d'améliorer
la nourriture, l'habitation et le vêtement, ni même d'augmenter le
salaire en argent : il doit d'abord chercher les combinaisons qui,
suffisant strictement à maintenir en santé chaque famille, permettent
à celle-ci, à la fin de chaque année, de réaliser la plus grande épargne
et d'accroître le plus possible la propriété personnelle."
Résolument
conservateur, paternaliste et corporatiste, Le Play recommande pour les entreprises
industrielles une organisation patriarcale inspirée du modèle familial
traditionnel selon la conception du catholicisme de l'époque.
L'article
de Donat Béchamp reproduit ci-dessous doit donc être lu en tenant
compte des principes idéologiques de son maître à penser. L'auteur oriente ses observations et ses analyses de façon
à conforter les thèses de L'École de la paix sociale.
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Nota
: Ci-dessous, le texte de l'article de Donat Béchamp est en couleur
bleue. Pour la commodité de la lecture, des sous-titres ont été ajoutés en
rouge foncé. |
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Un
groupe d'usines de la Vallée de Masevaux (Alsace-Lorraine)
État moral et organisation industrielle.
Je
dois à l'obligeance de MM. Zeller frères, propriétaires d'importantes
usines dans le Haut-Rhin, quelques détails très intéressants sur
l'organisation du travail dans leurs ateliers, et sur les mœurs de la
population ouvrière qu'ils emploient. Le lecteur trouvera, dans les
quelques lignes qui vont suivre, une confirmation nouvelle des doctrines
professées par l'École de la Paix sociale ; il verra, en même temps,
combien l'influence néfaste de certaines lois peut lentement, mais sûrement,
contrebalancer d'abord, et détruire ensuite les heureux effets produits
par des institutions qui, pendant plus d'un demi-siècle, ont assuré la
conservation de la paix dans l'atelier et au foyer domestique.
C'est
en l'année 1820 que fut fondé à Oberbruck,
petit village situé presque au pied du ballon d'Alsace, dans la vallée
de Masevaux (Alsace-Lorraine) le premier établissement industriel de MM.
Zeller.
C'était
un tissage à bras. L'année suivante, en 1821, une filature de coton fut
créée ; enfin, depuis cette époque, d'autres branches d'industrie
prirent successivement naissance, de sorte que, depuis 1855, les établissements
dirigés par MM. Zeller comprennent, outre la filature et le tissage du
coton, des ateliers de teinturerie d'échevettes, une usine de produits
chimiques, dérivés de la distillation du bois, des moulins, des
scieries, et enfin une exploitation agricole.
Ces
différents ateliers occupent un personnel de 650 à 700 ouvriers. Ils présentent
ces deux avantages sur lesquels notre École a tant insisté en montrant
par les faits les heureux résultats qu'ils produisent au point de vue
moral et économique d'être situés à la campagne, loin des grandes
agglomérations urbaines, et de n'occuper que des ouvriers nés dans le
pays même où ils travaillent, et, pour la plupart propriétaires de leur
habitation et de quelques pièces de terre. On ne trouve donc pas à Oberbruck
de ces ouvriers nomades, de nationalité étrangère, qui sans attache au
sol, ne sont le plus souvent que des fauteurs de désordre, et d'actifs
agents de désorganisation. En outre, les ouvriers étant pour la plupart,
comme je l'ai déjà dit, propriétaires de leur habitation et d'un petit
champ qu'ils peuvent cultiver en dehors du travail d'atelier, trouvent
dans ces occupations étrangères un supplément de ressources, qui leur
assure, non seulement le pain quotidien, ce premier besoin de l'ouvrier,
mais leur permet, encore de vivre honnêtement, d'élever une nombreuse
famille, et de satisfaire leurs besoins moraux et intellectuels.
Je
dois, pour compléter ce tableau, ajouter que les patrons ont leur
habitation à Oberbruck même, au
centre de leurs exploitations, et qu'ils peuvent ainsi se trouver
constamment en contact avec leurs ouvriers. On le voit donc, ces établissements
sont dans des conditions excellentes pour conjurer l'antagonisme qui ne règne
que trop souvent dans le monde du travail.
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Organisation
du travail.
Nous
devons noter d'abord, que depuis la création des usines, le repos
dominical est religieusement observé. Jamais, sous aucun prétexte, le
travail du dimanche n'a lieu, sauf dans les cas où des réparations
urgentes aux machines sont nécessaires pour éviter un chômage dans le
courant de la semaine.
La
durée maximum du travail est de 12 heures. En aucun cas le travail de
nuit n'a lieu. La moyenne du salaire varie, pour les hommes, entre 2 fr
50 et 3 fr., et pour les
femmes entre 1 fr. et 2 fr. 50 par jour mais ce n'est là qu'une
moyenne. Les ouvriers travaillant tous à la tâche, les plus habiles et
les plus laborieux arrivent facilement à augmenter leur paie dans des
proportions souvent considérables.
Ainsi,
les ouvriers fileurs arrivent à gagner 4 fr. 50 et même 5 fr. par jour
; les pareurs de chaînes, 4 fr. 50 ; d'autres ouvriers, les tourneurs
sur bois ou sur fer, les ajusteurs, les menuisiers qui sont employés à
l'entretien et à la réparation des machines, arrivent à des salaires
très élevés 6 et même 10 fr. par jour. Ce sont, il est vrai les
privilégiés, les spécialistes. Les tisseurs ne peuvent que rarement dépasser
3 fr. Les enfants ne sont admis à travailler dans les ateliers qu'à l'âge
de quatorze ans. Ils gagnent alors de 60 à 75 centimes par jour. Le
taux du salaire est comme on le voit, très élevé.
La
paie se fait tous les quinze jours. Elle est arrêtée le samedi soir,
mais le salaire n'est donné à l'ouvrier que le jeudi suivant. Je dois
signaler ici une excellente coutume : l'argent n'est remis à l'ouvrier
lui-même qu'autant qu'il n'a pas de famille dans le cas contraire, le
salaire de tous les membres est remis directement au chef de famille.
Il
est regrettable que la paie ne puisse pas se faire le mardi, veille du
marché, ce qui permettrait aux ménagères de faire toutes leurs
provisions pour la quinzaine, et d'acheter à meilleur compte.
Malheureusement, la force des choses n'a pas permis d'adopter cette
combinaison. Le mercredi en effet, jour de marché pour toute la vallée
de Masevaux, est en même temps le jour de Bourse de Mulhouse. Les
industriels, qui ont tous leurs fonds déposés dans les maisons de
banque de cette ville, vont à la Bourse ce jour-là pour leurs
affaires, et profitent de leur voyage pour retirer les fonds qui leur
sont nécessaires. Ils ne peuvent être de retour soit à Masevaux, soit
à Oberbruck que dans la soirée,
ce qui les oblige à remettre la paie au lendemain.
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Institutions
de patronage et d'assistance.
La
sollicitude des patrons pour leurs ouvriers, les a déterminés à créer
quelques institutions destinées à exciter l'ouvrier à l'épargne, et
à le placer autant que possible, à l'abri de ces mille et mille
accidents qui peuvent mettre une famille ouvrière en péril. A cet
effet, MM Zeller ont créé 1°une caisse d'épargne, 2° une société
de secours mutuels, 3° une caisse d'assurance contre les suites des
accidents, 4° enfin, des habitations qu'ils louent à des prix très
modérés.
1°
Caisse d'épargne. Pour engager les ouvriers à faire des économies,
une caisse d'épargne a été créée, il y a une dizaine d'années ;
elle accepte toutes les petites sommes que l'ouvrier veut y placer. Les
dépôts sont reçus tous les quinze jours, au moment de la paie Le
dépôt peut être augmenté à volonté. Il peut également être
retiré à volonté, après avis préalable toutefois. L'argent déposé
produit un intérêt de 4 % l'an.
2°
Une Société de secours mutuels existe depuis environ trente ans. Son
but était de procurer à l'ouvrier des secours en cas de maladie ou de
chômage, et même de faire des avances d'argent à ceux d'entre eux qui
se trouveraient momentanément dans la gêne. Mais, en raison des abus
auxquels cette organisation avait donné lieu, MM. Zeller ont été
obligés de la modifier profondément et de supprimer certaines de ses
branches Aujourd'hui le seul objet de la société est d'assurer aux
ouvriers les secours médicaux. En cas de maladie, l'ouvrier a droit aux
soins gratuits du médecin, et à la délivrance également gratuite des
médicaments. Deux sœurs hospitalières sont entretenues par la caisse
de la Société, pour soigner les malades à domicile et veiller au bon
emploi des médicaments. Le médecin de la Société est tenu de donner
ses soins non seulement aux ouvriers, mais encore à leur famille.
La
caisse de la Société est alimentée 1° par une retenue obligatoire de
1 % sur le salaire 2° par le produit intégral des amendes 3°par des
subventions volontaires des patrons. La Société est administrée par
un conseil exclusivement composé d'ouvriers. Ce conseil gère les
affaires sous la surveillance et avec le concours d'un employé de la
maison qui est de droit trésorier et secrétaire du conseil
d'administration. Les patrons, pour échapper à des soupçons, qui,
pour être injustes, n'en existent pas moins quelquefois, ont toujours
refusé de participer à la gestion de la Société. Ils se bornent à
veiller à ce que les retenues faites sur les salaires soient
effectivement versées à la caisse de la Société, à la masse comme
l'appellent les ouvriers.
3°
Assurances. Les ouvriers
sont assurés aux frais des patrons contre les suites des accidents
arrivés pendant le travail. Voici comment est organisé ce système
d'assurance.
MM.
Zeller versent à la Compagnie une prime d'assurance qui varie avec les
risques plus ou moins grands qu'offre chaque groupe d'industrie, et dont
le taux est en rapport avec l'importance de la totalité des salaires.
La moyenne des primes payées pour toutes les usines et exploitations
est d'environ 0 fr. 40 pour 100 fr. de salaires. Moyennant ce versement
la Compagnie s'engage, en cas d'accidents, à payer aux ouvriers des
indemnités qui varient suivant les bases ci-après indiquées. En cas
d'incapacité totale et temporaire de travail, l'ouvrier reçoit 50 % de
son salaire calculé sur le salaire moyen de la quinzaine précédente,
sans toutefois que ce secours puisse lui être donné pour une période
de plus de six mois.
Si l'incapacité de travail est absolue et incurable, l'ouvrier,
sauf accord entre les patrons et lui, a droit à une indemnité fixe
Cette indemnité est égale à mille fois son salaire quotidien elle
peut donc varier entre 3 000 et 10 000 fr. Cette somme n'est pas remise
en nature à l'ouvrier, elle est placée à la Compagnie d'assurance en
rente viagère sur la tête de la victime. Le taux de la rente varie
suivant l'âge de l'ayant droit, entre 5,09 % et 9,70 % du salaire par
an. Le taux de 9,70 % est le taux de la rente servie aux ouvriers qui
ont au moins 60 ans d'âge.
Lorsque
l'accident a entraîné la mort, il est payé au bénéficiaire indiqué
dans la police, ou à ses ayants droit, un capital fixe égal à mille
fois le salaire quotidien de la victime. Moyennant une surprime de 0 fr.
55 pour 100 fr. de
salaires, la Compagnie s'engage, en outre, à payer, en cas de mort, aux
héritiers de l'ouvrier, une somme fixe de 15 000 fr.; si, au contraire,
l'accident n'entraîne qu'une incapacité absolue et permanente de
travail, ce capital est placé en rente viagère sur la tête de
l'ouvrier invalide.
4°
Enfin, pour terminer l'énumération de cet ensemble d'institutions, il
me reste à dire que, MM. Zeller ont construit, pour ceux de leurs
ouvriers qui n'ont pas d'habitation propre, des maisons qu'ils leur
louent à des prix très modérés.
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II.
Mentalité
des ouvriers.
L'esprit
général de la population ouvrière était excellent jusqu'en 1870.
L'ouvrier était religieux et moral. Aujourd'hui, malheureusement,
quelques symptômes inquiétants de désorganisation commencent à se
montrer. J'y reviendrai plus loin. Quoi qu'il en soit, durant cette
longue période qui va de 1820 à 1870, les meilleurs sentiments
animaient les ouvriers d'Oberbruck ; et
aujourd'hui encore, bien que le mal commence à se révéler, beaucoup
d'excellentes coutumes des ateliers prospères sont encore pratiquées
dans ce milieu. Cela tient surtout à ce fait important que je signalais
au début, l'absence complète d'ouvriers étrangers à la localité.
MM. Zeller n'emploient que des ouvriers du pays, qui ont par conséquent
des attaches au sol, et dont la plupart sont propriétaires de leur
habitation et de quelques pièces de terre. Aussi ne songent-ils pas à
quitter
leur pays, et n'abandonnent ils les ateliers que lorsqu'ils ne sont plus
en état de travailler. Quand ils se décident ainsi à prendre un repos
bien gagné par toute une vie de travail, ils trouvent dans les soins du
ménage et la culture de leur champ une occupation saine. C'est tout à
la fois une distraction pour eux et une source de revenus, qui ajoutés
à ceux que leurs enfants employés aux usines leur procurent,
contribuent beaucoup à assurer le bien-être de la famille.
L'esprit
d'épargne est développé chez eux, et tous ceux qui sont parvenus à
la dignité de propriétaires n'ont pas de plus grand désir que
d'arrondir leur petit domaine. On comprend aisément que ,dans cette
situation, la permanence des engagements soit la règle générale. Les
ouvriers, surtout les ouvriers propriétaires sentent parfaitement
qu'ils ne trouveraient pas dans les grands centres industriels comme
Mulhouse, par exemple, où les salaires ne sont pas plus élevés qu'à Oberbruck
et où, en revanche, la vie est très chère, les avantages qu'ils
rencontrent chez MM. Zeller. Leurs salaires sont élevés, la vie à la
campagne peu coûteuse, et de plus, les produits de leurs champs leur
assurent des ressources qui leur manqueraient dans les grandes villes.
Ils savent de plus, par une longue expérience, que le travail est assuré
dans les usines. Pourquoi dès lors songeraient-ils à quitter un pays où
tout les retient ? La permanence des engagements s'est donc établie par
la force même des choses, et on n'a pas été obligé de l'encourager
ou de la protéger, comme on est obligé de le faire ailleurs, au moyen
de diverses institutions.
L'ouvrier
étant assuré de la possession "du pain quotidien", n'est pas
travaillé par des sentiments d'envie ou de révolte, il n'est pas tenté
de demander aux grèves un prétendu remède à des maux dont il ne
souffre pas.
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1870
: une grève imposée.
Depuis
1820 jusqu'à 1883, le travail n'a été suspendu que pendant trois
jours, et encore ne l'a-t-il été que par une circonstance indépendante
de la volonté des patrons et des ouvriers, et voici comment.
Peu
de jours avant la déclaration de la fatale guerre de 1870, une grève
éclatait à Mulhouse. Le prétexte était toujours le même :
augmentation du salaire et diminution de la journée de travail. Une
bande de 200 à 300 grévistes partie de Mulhouse s'est précipitée sur
Thann, puis a envahi la vallée de Masevaux, et a imposé, par la force,
la cessation du travail.
Deux
compagnies d'infanterie mandées en toute hâte de Belfort, arrivèrent,
et, par leur seule présence, rétablirent l'ordre. Le soir même de
l'arrivée de la troupe, la déclaration de la guerre était connue.
Cette nouvelle fit sur les grévistes l'effet d'une douche d'eau froide,
ils se dispersèrent, et nos soldats mirent sac au dos pour aller se
faire tuer à Soultz-sous-Forêt. Coïncidence
bien singulière, cette grève qui éclatait en même temps que la
guerre, était dirigée et organisée par des ouvriers charpentiers
allemands et suisses ! Quoi qu'il en soit, la grève venait de Mulhouse
et non d'Oberbruck, et dès le départ
des grévistes, les ouvriers ont repris avec empressement un travail
qu'ils n'avaient pas volontairement abandonné.
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Pour
cinq points sur six, une organisation conforme à la doctrine de Le Play.
Telle
est la situation morale et matérielle des ouvriers d'Oberbruck.
On peut la résumer en deux mots. La population ouvrière est
religieuse, et sa moralité est prouvée par ces deux faits : fécondité
des mariages et rareté des naissances naturelles. Au point de vue matériel,
elle est assurée de la possession du pain quotidien, grâce à la
permanence des engagements, à un salaire rémunérateur auquel viennent
s'ajouter encore les produits des terres dont la plupart de ses membres
sont propriétaires. Enfin la possession du foyer donne à la famille
une stabilité qu'on ne retrouve plus que rarement.
En
étudiant cet intéressant groupe manufacturier, j'ai été vivement
frappé de l'importance extrême qu'il y a, au point de vue de la
conservation de la paix sociale, à faciliter à l'ouvrier l'accès de
la propriété de son habitation, et des heureuses conséquences qui découlent
de l'union indissoluble de la famille et du foyer. Dans les usines que
j'essaie de décrire, c'est cette union féconde qui a assuré le règne
de l'harmonie, de la stabilité et du bien-être, et c'est à elle que
l'on doit encore aujourd'hui, malgré l'invasion du mal, la conservation
de la paix, et l'espoir fondé de pouvoir enrayer le mouvement de désorganisation.
C'est
grâce à elle, que cinq de ces fondamentales coutumes des ateliers
prospères, dont Le Play a tracé, dans le chapitre II de l'Organisation
du travail un si magistral tableau, sont nées en quelque sorte spontanément
de la nature même des choses.
C'est
en effet, parce que l'ouvrier est propriétaire, qu'il ne songe pas à
abandonner son pays natal pour aller chercher dans d'autres ateliers un
travail peut-être plus rémunérateur ; or, cela constitue ce que notre
maître a appelé la permanence des engagements réciproques du patron
et de l'ouvrier, première coutume des ateliers modèles.
C'est
parce qu'il est propriétaire, et que, par cela même, la permanence des
engagements est assurée, qu'est née l'entente complète touchant la
fixation du salaire, deuxième coutume des ateliers modèles.
C'est
parce qu'il est propriétaire qu'a pu naître l'alliance des travaux de
l'atelier et des industries domestiques rurales ou manufacturières,
troisième coutume des ateliers modèles.
C'est
parce qu'il est propriétaire, qu'il comprend tous les avantages de
l'ordre et de l'économie, et qu'il a contracté ces habitudes d'épargne
qui
assurent
la dignité de la famille et l'établissement de ses rejetons, quatrième
coutume des ateliers modèles.
Enfin,
c'est parce qu'il est propriétaire, qu'a pu s'établir cette union de
la famille et du foyer, cinquième coutume des ateliers modèles.
Seule,
malheureusement, la sixième coutume qui assure le respect et la
protection dus à la femme, en réprimant les mauvaises mœurs, en séparant
les sexes dans les ateliers etc..., est encore inconnue à Oberbruck. A
quoi tient cette lacune ? peut-être à l'organisation des ateliers qui
ne se prête pas à la séparation des hommes et des femmes, peut-être
aussi à ce que le besoin d'une protection particulière de la femme ne
s'est pas encore fait sentir. Quoiqu'il en soit, je suis persuadé que
le jour où ils en apercevront l'utilité, les intelligents
manufacturiers d'Oberbruck n'hésiteront
pas à faire régner cette 6°coutume des ateliers modèles. Tous ces
faits que je viens d'indiquer sont, comme je le disais plus haut, une
nouvelle confirmation des doctrines de notre Ecole. Les coutumes des
ateliers prospères ont assuré à Oberbruck,
comme elles l'assurent partout, le règne de la paix dans le monde du
travail ; et l'application de ces coutumes a rendu inutile la création
de ces diverses institutions dont le but comme l'a dit Le Play, est de
remédier plus ou moins à l'imprévoyance et au dénuement de
l'ouvrier, mais qui ne sont que des palliatifs jugés inutiles dans tous
les ateliers qui conservent un état traditionnel de prospérité, et
qui doivent disparaître dès que la réforme est accomplie Voilà
pourquoi on ne trouve pas chez MM. Zeller ce luxe d'institutions de prévoyance
qui sont nécessaires dans d'autres ateliers.
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Dégradation
de la moralité ouvrière.
Il
y a, malheureusement, et je l'ai déjà fait pressentir, une ombre à ce
tableau. Tout ce que je viens de dire de l'esprit général des
ouvriers, de leurs sentiments religieux et moraux, est surtout vrai,
pour cette longue période qui va de 1820, date de la création des
usines, jusqu'à 1870. Mais depuis l'annexion, certains symptômes inquiétants
de décadence se manifestent. Sans doute, l'esprit général est encore
bon, on le considérerait même comme excellent dans beaucoup de centres
industriels L'ouvrier est
toujours religieux, mais moins peut-être qu'auparavant. On constate de
plus que sa moralité a subi de graves atteintes. Le nombre des enfants
illégitimes n'est pas encore considérable eu égard au grand nombre
d'ouvriers, mais, ce qui est singulièrement alarmant, on remarque une
diminution sensible des naissances légitimes. Les familles qui avaient
en moyenne 7 ou 8 enfants n'en ont plus que 4 ou 5. Le mal n'est pas très
grave encore, je le sais, et nous serions bien heureux de pouvoir
constater, en France, une moyenne de 5 enfants par famille mais, en
somme, il est certain que la limitation systématique du nombre des
enfants commence à être pratiquée, et sur cette pente on va vite ! De
plus, autre symptôme inquiétant pour l'avenir, les habitudes
d'ivrognerie tendent à se propager, en même temps que tend à disparaître
l'esprit d'ordre et d'économie. Sans doute, je le répète, le mal
n'est
pas encore très grave, mais il existe, et il est certain que si l'intéressante
population ouvrière d'Oberbruck
est encore religieuse, morale, économe, elle l'est beaucoup moins
qu'avant 1870. La paix règne encore, mais elle est menacée.
Aussi,
comparant les ouvriers d'aujourd'hui avec ce qu'ils étaient avant la
guerre, l'un des propriétaires des usines à qui je demandais quel était
l'esprit général de ses ouvriers, m'écrivait récemment :
"L'esprit
général de nos ouvriers était très bon jusqu'à la fin de l'Empire.
Travaillés alors par des influences pernicieuses, les ouvriers sont
devenus mauvais, et l'abus de l'alcool à bon marché auquel ils se
livrent de plus en plus depuis l'annexion n'est pas fait pour les
ramener à de meilleurs sentiments. Les ouvriers sont plutôt attachés
au sol qu'aux patrons, et s'ils ne quittent pas facilement le pays,
c'est qu'ils sont presque tous propriétaires. L'ordre et l'économie
qui étaient un des caractères distinctifs de l'habitant de ce pays,
tendent à se perdre aujourd'hui. Nous constatons avec regrets une
transformation très marquée dans la manière de vivre de nos ouvriers.
La tendance au bien-être qui envahit toutes les classes de la société,
envahit la classe ouvrière et se traduit chez elle par la satisfaction
des appétits les plus grossiers. Tous les moments de loisir dont
disposent les ouvriers sont passés dans les auberges, où se consomment
des eaux-de-vie à bon marché. Cette fatale passion jointe aux
incitations pernicieuses de quelques mauvais conseillers, à la lecture
de publications malsaines, et peut-être aussi à de mauvais exemples
venant de plus haut, détruit peu à peu tous les sentiments honnêtes.
Les liens de famille se relâchent. Au lieu d'inculquer par de bons
conseils et de bons exemples à leurs enfants le sentiment du devoir,
les parents se livrent devant eux à des conversations obscènes, à des
discussions violentes souvent entremêlées de coups. Les enfants
perdent ainsi tout le respect qu'ils doivent avoir pour leurs parents,
et beaucoup les quittent dès qu'ils ont un salaire suffisant pour vivre
seuls."
Ce
tableau est affligeant. Les causes du mal, MM. Zeller nous les
indiquent, ce sont les mauvais conseillers, les lectures malsaines et
surtout l'ivrognerie.
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Ravages de l'alcoolisme.
Ce
terrible fléau a pris depuis l'annexion un développement redoutable en
Alsace. Le vin est très cher, seul l'alcool est d'un bon marché
fabuleux. Aussi l'ouvrier, qui ne peut plus se procurer de vin, se
rejette sur l'alcool, qui, pur, vaut 1 fr. le litre, et qui, coupé avec
de l'eau, lui est vendu à raison de 0,50 fr le litre ! L'usage de cette
affreuse boisson a été introduite en Alsace par les Allemands, et
aujourd'hui il n'y a pas un seul cabaret, pas un seul épicier qui ne débite
la "Blanche", c'est le nom donné à cet alcool mêlé d'eau.
Le
mal est d'autant plus terrible, que l'alcool consommé est de l'alcool
de pommes de terre plus ou moins bien débarrassé du plus terrible
poison stupéfiant
existant dans les alcools, l'alcool amylique. Depuis l'introduction en Alsace de ce breuvage d'outre-Rhin, le nombre des aliénés augmente
dans des proportions effrayantes (1).
La
chambre de commerce de Mulhouse et la Société Industrielle de la même
ville, ainsi que la chambre de commerce de Colmar se sont émues de
cette situation et ont, séparément d'abord, puis collectivement, fait
entendre leurs doléances au gouvernement. Elles ont adressé une pétition
demandant l'abaissement des droits d'entrée sur les vins, et une
augmentation des droits sur les alcools, mais jusqu'ici l'autorité a
refusé d'accéder à ces vœux bien légitimes pourtant, sous le prétexte
qu'il faudrait créer une seconde ligne douanière pour l'Alsace qui
fait comme tous les pays de l'Empire, partie de l'union douanière, et
que, dans tous les cas, pour créer ainsi aux provinces annexées une
situation particulière, il faudrait une loi d'Empire que le
gouvernement ne veut pas proposer.
L'Allemand
du Sud boit de la bière, celui du Nord, de l'alcool, et ils s'en
trouvent bien, à dit M. de Bismarck. De quoi donc se plaignent les
Alsaciens ?
Ainsi,
c'est bien entendu, on ne fera rien. Liberté pleine et entière pour
les cabaretiers d'empoisonner l'ouvrier, en lui vendant à vil prix un
alcool qui mine sa santé ! Que l'ouvrier, empêché par de lourds impôts
et par les droits exorbitants qui pèsent sur les vins venant de France,
ne puisse plus boire de vin, tant pis, il boira de l'alcool, il
s'adonnera à cette funeste passion qui enrichira le cabaretier en le
ruinant ; il perdra à l'auberge avec son argent, tous ses sentiments
honnêtes, peu importe encore une fois pourvu que la ligne douanière
soit sauve.
Eh
bien ! à cette situation grave, il faut un remède. La paix est menacée
; la prospérité et l'union dont les ateliers d'Oberbruck
ont joui pendant plus d'un demi-siècle sont aujourd'hui mises en péril
par l'action néfaste d'une législation dangereuse.
En
Alsace, comme en France, la multiplicité des cabarets est un vrai
danger social. Mais puisqu'il est certain qu'aucun secours ne viendra du
gouvernement, c'est aux patrons de travailler, d'unir tous leurs efforts
pour conjurer un danger qui les menace eux-mêmes en menaçant leurs
ouvriers.
Qu'ils
donnent le bon exemple, qu'ils usent de la persuasion, des bons conseils
; qu'au besoin ils instituent des récompenses pour exciter l'ouvrier à
la tempérance ; qu'ils prononcent impitoyablement l'exclusion de tout
ouvrier incorrigible, qu'ils soient en un mot, des patrons dans toute
l'acception de ce beau nom, et le danger pourra être conjuré !
Donat
Béchamp Docteur en droit,
Avocat à Lille.
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(1)
Pour se rendre un compte exact des ravages effrayants causés par
l'alcoolisme en Alsace, le lecteur pourra consulter l'intéressant
ouvrage qu'un de nos confrères des Unions, M. l'abbé Cetty, vicaire à
Mulhouse, vient de publier sur la famille ouvrière en Alsace, et dont
il a été donné une analyse dans la Réforme. Voir en particulier le
chapitre III.
|
Henri
Ehret, mai 2017.
Contacter
l'auteur.
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Sources
:
L'article
de Donat Béchamp est publié sur le site : https://gallica.bnf.fr/
Sites
consultés pour la présentation de Frédéric Le Play :
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Frédéric_Le_Play
- https://www.herodote.net/articles/article.php?ID=89&get_all=1&ID_reac=1558&tout=1#1558
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