Histoire locale d'Oberbruck.


L'industrie textile à Oberbruck.

Les usines textiles Zeller-Frères dans la haute-vallée de la Doller et à Étueffont.



Du textile à domicile aux manufactures.

Le textile était une activité pratiquée dans la haute-vallée depuis le Moyen-age. On y cultivait, filait et tissait le chanvre et le lin. C’était alors une activité artisanale, individuelle et familiale. Pendant la mauvaise saison, les tisserands, par ailleurs paysans ou bûcherons, travaillaient sur leur métier installé dans une chambre ou une grange. Avec l’arrivée du coton au XVIIIe siècle, le textile prit une nouvelle dimension. Des commissionnaires, engagés par des entreprises mulhousiennes, apportaient aux tisserands les filés de coton et emportaient les toiles tissées. Vers 1800, sont créées des "boutiques", regroupant dans un atelier plus vaste cinq à dix métiers ; ce sont les premières formes de manufactures textiles.

Le véritable essor du textile fut provoqué par l’apparition des métiers à tisser mécaniques qui eut pour effet de concentrer les productions dans des usines. Ce passage vers l’industrie fut réalisé par des familles d’entrepreneurs qui ont concentré les capitaux, acquis des domaines, construit des bâtiments et introduit les innovations techniques. Ainsi se sont illustrées, entre autres, les familles André et Koechlin à Masevaux et Bian à Sentheim.

À Oberbruck, ce rôle pionnier a été l’œuvre de la famille Zeller.



Joseph et Ferréol Zeller.

Vers 1815, les frères Joseph et Ferréol Zeller, originaires de Giromagny et employés dans l’entreprise Gros-Roman à Wesserling, faisaient parfois halte à Oberbruck, à mi-chemin entre leur résidence familiale et leur lieu de travail. Ils ont été séduits par les avantages du site pour la création d’une industrie textile : présence d’une force hydraulique déjà aménagée, main-d’œuvre industrielle disponible, position de carrefour entre les villages de la haute-vallée. En même temps, raconte Paul Zeller, arrière-petit-fils de Joseph Zeller, "un autre charme opéra, celui des filles du maire et aubergiste du village, Caroline et Marie Steger." 
En 1816, Joseph épouse Caroline et Ferréol épouse Marie ; les deux couples s’installent à Oberbruck dont ils vont profondément marquer l'histoire.

 Tombe de Joseph Zeller au cimetière d' Oberbruck.


En 1819, Joseph et Ferréol fondent la société en nom collectif "Zeller-Frères" dont la première initiative est la création d'une manufacture de tissage, constituée d’une centaine de métiers manuels dispersés à Oberbruck et dans la haute-vallée.

En 1822, les deux frères acquièrent les ateliers du taillandier Jean Uhlen, situés au centre du village, sur la rive gauche du torrent le "Rimbach", à l’emplacement actuel des Ets Motoculture Gilles et Fils et de la Brasserie Dioller. Dans ces bâtiments où fonctionnait un martinet mû par une roue à aubes, ils installent une filature à énergie hydraulique. Leur objectif est de fabriquer localement, à partir du coton brut importé des États-Unis, d’Égypte ou de Russie, les filés nécessaires aux métiers à tisser de la haute-vallée.

Cette filature grandit avec les années : de 1 800 broches en 1822, elle passe à 5 400 broches en 1829, 8 200 broches en 1841 et 15 000 en 1879. (La broche est la tige métallique qui supporte la bobine où vient s’enrouler le fil ; ainsi, une filature de 15 000 broches peut fabriquer en même temps 15 000 fils.)


La filature.

Ci-contre un métier à filer du type  "Self Fartin" comme il en existe deux dans l’usine Zeller en 1859. On aperçoit à gauche la silhouette d’un enfant occupé à nettoyer sous la machine.

La filature Zeller possède également à la même date quarante métiers du type "Mule-Jenny" importés d'Angleterre qui est alors à la pointe de la technologie textile mondiale.



L'expansion des usines Zeller.

La filature d'Oberbruck devient une usine d’une bonne capacité productrice, d’autant plus qu’en 1837, véritable tournant de la révolution industrielle locale, la première machine à vapeur y est installée. Désormais, la production reposera sur deux énergies combinées, l'hydraulique, gratuite mais irrégulière selon le débit de la rivière, et la vapeur, régulière, mais coûteuse en combustible.

La première machine à vapeur, construite par Stehelin à Bitschwiller, délivre 12 chevaux et consomme 1000 stères de bois par an. Plus tard, elle est remplacée par une machine de 30 chevaux tandis que le bois est abandonné au profit du charbon. Avant l’arrivée du chemin de fer à Oberbruck en 1901, ce combustible est amené par chariots tirés par des chevaux ou des bœufs depuis Ronchamp. Il faut 4 jours à un attelage pour faire l’aller-retour entre Ronchamp et Oberbruck ! 

 

 

 

Lettre de 1871 illustrant les relations entre les établissements Zeller et les houillères de Ronchamp.


Ainsi, après avoir été le centre de la métallurgie de la haute-vallée, Oberbruck devient également la principale place locale pour le textile. Le développement de l’entreprise permet à Joseph Zeller d’acquérir en 1855 l’ensemble des propriétés de la famille Broglie. Tous les sites autrefois consacrés à la métallurgie, les forges d'Oberbruck et la manufacture de fer-blanc de Wegscheid passent sous le contrôle de l’industriel textile qui y trouve les moyens de son expansion. Par la même occasion, la famille Zeller prend possession de la maison de maître (appelée "le château" par les villageois) datant de 1787 et située dans son parc au bord du Rimbach.

Progressivement, la société Zeller-Frères va regrouper tout un ensemble d’usines.

À Oberbruck même, la société Zeller-Frères prend pied à la la Renardière avec ses installations métallurgiques. Jusqu'en 1860, elle continue à y travailler le fer en produisant de la grosse quincaillerie. En 1856, Gaspard Zeller y implante une petite fabrique de produits chimiques dérivés de la distillation du bois à destination de l'impression des tissus. Après la fermeture de cette unité en 1883, la Renardière se spécialise dans la préparation de tissage et la teinturerie de coton en échevettes.

Au cours des décennies suivantes, l'activité textile s'étend à d'autres villages de la haute-vallée. À Sewen, à Dolleren, à Wegscheid et à Kirchberg-Langenfeld, la société possède des usines qui tissent les fils fabriqués à Oberbruck. [pour voir ces usines, cliquez ici]

Diverses variétés de tissus sont fabriqués : calicots, croisés, percales, jaconas, nansouks, brillantés, façonnés... Vers 1870, la production annuelle est d'environ 50 000 pièces de 100 mètres de tissu en largeurs variant de 80 cm à 140 cm. Des médailles obtenues lors d'expositions à Paris et Lyon reconnaissent la qualité des produits de la société. Soixante ans après, une publicité parue dans la presse indique que la société a pour spécialités : " renforcés, croisés, finettes, cretonnes, longottes, jacquards, tous articles façonnés, percales pour l'aérostation et l'aviation."

Cachets de l'entreprise au XIXe siècle :

 

 

période française.

 

 

période allemande.


Après l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne en 1871, Zeller-Frères ouvre également une succursale à Étueffont. A vol d'oiseau, cette commune du Territoire de Belfort n'est qu'à 10 Km d'Oberbruck, mais elle est en territoire français, au-delà de la nouvelle frontière franco-allemande qui passe par la crête du Baerenkopf.

Pour plus de détails sur ces usines, suivre le lien ci-dessous :

Les établissements Zeller à Étueffont.



Victor Zeller (1833-1896)
:                     
Notice biographique de Victor Zeller.

Fils de Joseph Zeller, il séjourne plusieurs années en Angleterre, à Oldham près de Manchester, où il fait son apprentissage de filateur dans l'entreprise Platt Brothers, acquérant ainsi une bonne connaissance des machines et des méthodes de production anglaises.

Au printemps 1870, dans le contexte de la crise engendrée par le traité de commerce franco-anglais de 1860, Victor Zeller, qui est alors à la tête de l'entreprise familiale, témoigne devant la Commission parlementaire chargée d'enquêter sur les effets de l'abandon du protectionnisme.

Pour accéder au document, suivre ce lien :

En 1870, Victor Zeller défend l'industrie cotonnière alsacienne devant la Commission parlementaire. 


Lien : Les usines Zeller : localisation, photos, historique.



Conduite forcée et turbine.

Dans la deuxième partie du XIXe siècle, l’entreprise perfectionne également l’utilisation de la force motrice de l’eau. Pour augmenter la réserve d’eau utilisable, le lac supérieur du Neuweiher est rehaussé de 12 mètres en 1858. En 1861, une turbine remplace la roue hydraulique. Pour l'alimenter, le système des canaux à ciel ouvert est abandonné au profit d'une conduite forcée : celle-ci alimente la turbine avec l'eau du Rimbach déviée dans un canal usinier aménagé sur le coteau de la Strueth qui domine l'usine à l'Est.

En 1905, une turbine plus moderne apporte davantage de puissance (320 chevaux) mais exige une chute d'eau supérieure. La nouvelle conduite forcée prend son départ à l'étang réservoir situé à la sortie d'Oberbruck vers Rimbach, sur le versant Est du vallon. Depuis cette retenue remplie par les eaux du Rimbach et celles provenant du Neuweiher, l'eau sous pression est amenée par un tuyau métallique de un mètre de diamètre et long de 850 mètres, avec une  chute d'eau de 60 mètres, jusqu’à la turbine. Celle-ci, par un système de courroies, entraîne une dynamo Siemens et Schluckert installée dans le bâtiment actuel du foyer communal, longtemps appelé "dynamo" par les villageois. Ainsi, l’énergie électrique fait son apparition à Oberbruck bien avant la réalisation du réseau public en 1926. Outre la filature et la Renardière, Zeller-Frères fournit l'électricité à quelques bâtiments la commune. Ainsi l'église et l'école sont dotées de l'éclairage électrique à partir de 1907.

Les anciens habitants d’Oberbruck se rappellent ces tuyaux qui n’ont été enlevés qu’au début des années 70. Ils les appelaient "Dichel", de l'allemand "Teuchel" désignant à l'origine des conduites d'eau creusées dans des troncs d'arbre. La turbine, quant à elle, est toujours enfouie dans le sous-sol de l’ancienne usine, en face de la Brasserie Dioller.

 

 

 

 

 

La conduite forcée a fait partie du paysage pendant des décennies  (photo prise dans les années 60)

 

 

 

 

 

 

Les vestiges actuels de la conduite forcée au départ du réservoir.

 

 

 

 

 

La turbine dans son état actuel, dans le sous-sol de l'ancienne usine. 

 

 



 Éclairage au gaz.

Avant la généralisation de l'éclairage électrique, l'usine d'Oberbruck et quelques rues du village sont éclairés au gaz manufacturé. Ce sujet est traité sur cette page :

Quand Oberbruck était éclairé au gaz
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La condition ouvrière.

L’essor des usines Zeller a généré un nombre d’emplois appréciable pour les villages de la haute-vallée qui ont connu alors une nette croissance démographique. En 1840, 460 personnes étaient employées par Zeller- Frères, et environ 600 à la fin du
XIXe siècle. Les conditions de vie et de travail de ces ouvriers étaient malheureusement à l’image de celles de tout le prolétariat du début de l’ère industrielle : misérables. Au début du siècle, en l’absence de toute législation du travail, les ouvriers sont victimes d’une exploitation impitoyable. L’horaire journalier est de l’ordre de 12 heures, six jours sur sept et il n’existe pas d’autres congés que les dimanches et jours de fête religieuse. Les usines emploient de préférence des hommes très jeunes, des femmes et des enfants. Ceux-ci sont encore moins payés que les hommes et peuvent grâce à leur petite taille se glisser sous les métiers, renouer les fils ou ramasser ce qui est tombé. Selon les chiffres indiqués par Paul Zeller, une journée de dix heures de travail d’un enfant à la filature lui permet tout au plus d’acheter deux kilos de pain.

Les ateliers bruyants et malsains en raison de la chaleur et de l’humidité nécessaires au travail du textile sont dangereux pour la santé des ouvriers qui sont livrés à eux-mêmes en cas d’accident ou de maladie. En 1845 est créée une Société de Prévoyance et d'Économie qui devient en 1858 la Société d'Économie et de Secours Mutuel nommée "La Masse". C'est une première ébauche de protection sociale. Les ouvriers doivent obligatoirement y cotiser pour constituer un pécule de prévoyance en cas de maladie ; le patron y participe par des subventions volontaires.

Dans le dernier quart du XIXe siècle, les ouvriers du textile bénéficient de l’introduction des lois sociales allemandes : horaires de travail allégés (journée de travail de 11 heures pour les ouvriers du coton en 1890), protection des femmes et des enfants, progrès de l'hygiène dans les usines, assurance obligatoire des risques professionnels tels que maladie (1883), accidents (1884), vieillesse et invalidité (1889). En même temps, de grandes grèves comme celles de 1870 et 1890 et la pression des organisations syndicales sur le patronat permettent au prolétariat d'obtenir des salaires un peu plus décents.


 
Document : En 1883, la vie ouvrière dans les usines Zeller analysée par un disciple de Frédéric Le Play.

Pour accéder au document : cliquer ici.


 


Pourtant la situation sociale reste difficile pour les ouvriers du textile dans la haute-vallée de la Doller. Certains de leurs patrons en ont conscience ; dans un esprit de charité chrétienne, ils souhaitent venir en aide à leur personnel dans le besoin. Ainsi Gaspard Zeller, à sa mort en 1887, lègue une somme de 6000 Francs (plus de 20 000 Euros) destinée à créer un asile pour les ouvriers nécessiteux et les invalides du travail. Ce projet est repris par son frère Charles. En 1892, dans son testament, il indique avoir doublé la mise initiale de Gaspard et de l'avoir encore accrue par la suite. Ce capital est déposé sur un compte sous la dénomination de "Réserve de bienfaisance" et ne pourra, selon les mots de Charles Zeller, "en aucun cas être affecté à un autre usage que pour une œuvre de bienfaisance en faveur de la classe ouvrière et des malheureux du pays qui resteront sans ressources."

 


 
Document : Le carnet de Gaspard Zeller, rédigé de 1878 à 1886.

 

Pour accéder au document : cliquer ici.

 


 

Malheureusement, les crises à répétition du textile à la fin du XIXe siècle contrarient le dessein généreux de l'industriel. Charles Zeller désespère de réunir les fonds nécessaires non seulement à la création d'une institution, mais aussi à son fonctionnement pérenne. En 1894, il se résout à renoncer à construire un asile à Oberbruck. Les revenus de la  réserve de bienfaisance sont alors affectés à verser des pensions aux anciens ouvriers ou à leur famille.

 

Charles Zeller (1828 - 1905), un industriel philanthrope.

(Source : Le testament de Charles Zeller présenté par M. Patrick Bureau dans le bulletin de liaison des familles Zeller, Coze et Madelin.)

 


Après le retour à la France, les salariés alsaciens bénéficient de la loi de 1919 qui légalise la journée de 8 heures ; mais les ouvriers travaillent 6 jours sur 7, soit 48 heures par semaine. Par ailleurs, ils doivent lutter pour maintenir les acquis sociaux allemands bien supérieurs à la législation française de l’époque.


L'équipe des ouvriers d'entretien de l'usine d'Oberbruck en 1917. Chacun pose avec les outils de sa fonction : scie, marteau, clés...  A droite, un membre de l'encadrement vêtu d'un costume et chaussé de cuir tient un carnet dans une main et un pied à coulisses dans l'autre. Les ouvriers d'entretien, notamment les "Schlosser" [mécaniciens] étaient des professionnels aux salaires bien supérieurs à ceux de la main d'œuvre de production.
(Photo mise à disposition par M. Nathan Levasseur ; photo colorisée.)


Malgré les progrès accomplis, le salaire d’un ouvrier du textile ne suffit pas à faire vivre une famille. Pour cette raison, presque chaque foyer d’Oberbruck exploite aussi un petit train de culture. Dans chaque maison on élève une vache ou deux, on entretient une petite basse-cour, on cultive quelques ares de pommes de terre, on plante ses légumes, on soigne des arbres fruitiers. Ainsi est née la catégorie bien spécifique de notre région des ouvriers-paysans dont le seul horizon était un travail incessant. Dès l’aube les soins aux bêtes, puis l’usine pour une longue journée, puis à nouveau le travail à l’étable ou aux champs. Un labeur sans répit ni loisir, tel est le destin de la classe laborieuse tant que sa vie est déterminée par les usines textiles.

Les familles des fabricants quant à elles mènent une vie sans commune mesure avec celle de leurs salariés. Vastes demeures, personnel domestique, voitures avec chauffeurs, précepteurs pour les études de leurs enfants, c’est une vie bourgeoise typique de la "Belle Époque". À côté de leur rôle économique, les industriels assument également celui de notabilités politiques. Ferréol Zeller est maire d'Oberbruck de 1832 à 1842, Édouard Zeller de 1871 à 1881 et Charles Zeller de 1881 à 1898.

 


       
Photo : automobile de la "Belle Époque" dans la vallée de la Doller.


 


Apogée et déclin.


Carte postale représentant Oberbruck à l’apogée de l’industrie textile. On voit à gauche et au centre les imposants bâtiments de la filature construits en 1928-1929, dominés par une nouvelle cheminée de section circulaire et haute de 42 mètres. Au fond à droite, l’usine de la Renardière, sa cheminée carrée et son étang. Première maison à partir de la droite, le nouveau presbytère et au premier plan, la Winkelmatte où aurait du être édifiée une nouvelle église.

 

Vers 1955 : l'usine occupe densément l'espace entre le ruisseau Le Rimbach et les coteaux de la Strueth.

 


L’industrie textile atteint son apogée à Oberbruck au début du
XXe siècle.

Après 1919, la société Zeller-Frères est dirigée par René Zeller résidant à Étueffont. L'usine d'Oberbruck est gérée par Jules Madelin (époux de Méry Zeller, fille de Victor Zeller) la partie commerciale étant sous la responsabilité de Paul Febvrel (petit-fils de Gaspard Zeller).

En 1928-1929, l’ancienne filature, devenue obsolète, est démolie pour laisser la place à des bâtiments fonctionnels avec toitures à sheds abritant des machines plus modernes pour un total de 25 000 broches.

Malheureusement, cet investissement ne peut porter ses fruits car à partir de la fin des années 1920, la grande crise économique mondiale frappe durement les activités cotonnières. La concurrence des pays anglo-saxons est acharnée et les prix de vente chutent vertigineusement, tandis que le cours des matières premières sont fluctuants. Surproduction et mévente mettent la société Zeller-Frères, endettée par les récents agrandissements, dans de graves difficultés financières. Les actionnaires tentent d'y remédier par des mises de fonds prises sur leurs disponibilités et un emprunt est lancé auprès des membres de la famille des industriels. Mais les résultats se dégradent encore. Pour éviter le dépôt de bilan, un accord de reprise est conclu en 1935 avec les Établissements Boissière, un groupe industriel originaire de Notre-Dame de Bondeville en Normandie et spécialisé dans le blanchiment, la teinture et l'impression des tissus. L'acquéreur garde la raison sociale "Zeller-Frères", la famille Zeller ne conserve que la maison de maître (le "château"), son parc et les jardins attenants.

Avec le nouveau propriétaire, les usines de la société maintiennent leur activité pendant une quinzaine d'années. Mais si la filature d'Oberbruck bénéficie de quelques modernisations comme en 1937 l'installation d'un turbo-alternateur Alstom de 900 kw et l'électrification des ateliers, ce n'est pas le cas des tissages qui fonctionnent avec des métiers archaïques dans des bâtiments d'un autre âge. En 1950, une enquête de productivité de l'industrie cotonnière révèle que les tissages Zeller-Frères sont très en-dessous de la moyenne. Peut-être est-ce pour pallier ce constat alarmant que le groupe Boissière envisage en 1951 la construction, entre l'étang de la Renardière et la gare, d'un tissage moderne avec 192 métiers automatiques.

Mais dans le contexte général de la crise qui décime alors le textile français, ce projet ne verra pas le jour, et les tissages Zeller-Frères, handicapés par leur manque de compétitivité, sont condamnés à la fermeture entre 1936 et 1954.

Au début de l'année 1953, face à la menace du chômage, les salariés tentent une expérience unique en France : ils créent la "Coopérative ouvrière de production - CFTC" pour gérer les tissages de Sewen et Wegscheid ainsi que l'usine de préparation de la Renardière à Oberbruck. La société Boissière loue les usines à la coopérative contre un loyer symbolique de 1 Franc par an et s'engage d'une part à fournir la matière première et d'autre part à racheter les tissus fabriqués au prix de la concurrence. Malheureusement, avec des machines centenaires et des méthodes dépassées, les vieux tissages locaux ne peuvent rivaliser avec les usines modernes. En avril 1954, c'est la fermeture définitive des trois sites de la coopérative.

À Oberbruck, la filature dirigée par Paul Benner passe de 243 salariés en 1951 à 186 en 1954 ; en juin 1955, 50 nouveaux licenciements sont prononcés. En 1959, elle passe aux mains de la Société Cotonnière de la Doller qui poursuit l'exploitation avec un effectif réduit de 55 ouvriers jusqu’à sa faillite en 1961. Sa haute
cheminée s’arrête définitivement de fumer. De ce fait, l’industrie textile, qui employait 700 personnes un demi-siècle auparavant, cesse d’exister dans la haute-vallée de la Doller.


La sirène qui a rythmé les journées de travail des ouvriers pendant des générations s'est tue définitivement.

 



Photo : la chute de la dernière cheminée des usines Zeller à Oberbruck
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Conclusion :

Pendant plusieurs siècles l’industrie et l’agriculture ont permis à nos ancêtres de subsister. La prospérité de l’industrie attirait une main-d’œuvre nombreuse et le village a compté jusqu’à 600 habitants. La fin du textile a provoqué un traumatisme pour les centaines de personnes qui ont perdu leur emploi. La petite agriculture de l’ouvrier paysan ayant également disparu, c’est la quasi-totalité des ressources qui se sont évanouies au milieu du XXe siècle, menaçant gravement l’avenir de la collectivité. Depuis les années 1970, les nouvelles données économiques ne permettent plus d’imaginer la renaissance d’une industrie de production à Oberbruck. Aujourd’hui, les usines s’implantent à proximité des grands axes de circulation ou aux abords des centres urbains. Une grande majorité des habitants doit à présent accepter un déplacement quotidien pour se rendre à son travail. Des activités nouvelles ont tenté de prendre la relève. Ainsi le CET installé initialement par M. Georges Scheibel sur le site même des anciennes usines Zeller, mais qui en ce début de XXIe siècle a dû à son tour quitter Oberbruck pour se rapprocher de la plaine.

Pour l’avenir de la haute-vallée de la Doller, formons le vœu que de nouveaux pionniers, à l’image des Anthès et des Zeller, sauront adapter les technologies les plus récentes pour créer des activités génératrices d’emplois.

Henri Ehret, février 2005.

Actualisation et compléments : novembre 2011,novembre 2016, janvier 2024.

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Photo : le site principal de l'industrie textile aujourd'hui
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Sources :

Cet aperçu historique, paru également dans le bulletin municipal, "L'Écho d'Oberbruck" en janvier 2005, reprend les données des articles de J.M. Ehret parus dans ce même "Écho d’Oberbruck" dans les années 1980 et 1990, ainsi que de l’article de P. Zeller publié dans Patrimoine Doller n° 2 de 1992. Plusieurs chiffres et documents proviennent du mémoire de maîtrise de M. Verazzi, intitulé "L’impact de l’industrialisation dans la vallée de Masevaux (1800-1870)" et réalisé en 1995. Ont également été consultés :

 - L’essor industriel de la vallée de Masevaux. par R. Mattauer et L. Ulrich.

 - L’Alsace, une histoire. sous la direction de B. Vogler, Éditions Oberlin, 1991.

 - Un village au temps du Reischsland. de Paul F.Specklin, 1993.

Les souvenirs d’habitants anciens ou actuels d’Oberbruck ont permis de préciser bien des points obscurs. Plusieurs sites Internet ont aidé à définir les termes techniques et à trouver des illustrations. Les autres photos sont de l'auteur ou ont été aimablement mises à disposition par Mme Maria Ast (étangs du moulin), par Mme Bernadette Comte (chute de la cheminée, turbine) et par M. Philippe Scheubel (vue aérienne du site).

En 2016, l'exposition consacrée aux usines Zeller à Oberbruck par la Société d’histoire de la vallée de Masevaux, et les articles parus dans Patrimoine Doller n°26 : S'exiler pour réussir... itinéraire de Constant Zeller, de la vallée de la Doller à Ollwiller de Bertrand Risacher et La maîtrise des énergies dans les usines Zeller de la haute vallée de la Doller entre 1850 et 1950 de Christophe Weinzaepflen, ont permis d'ajouter d'utiles compléments à l'article initial de 2005.

 



Les usines Zeller : localisation, photos, historique.

          La vie ouvrière dans les établissements Zeller au XIXe siècle.

       Les établissements Zeller à Étueffont.

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