La
communauté humaine.
Le
village n'est pas seulement un territoire, il est aussi une communauté humaine.
La plupart des 400 à 600 habitants naissent, vivent et meurent dans le village
; les mariages ou les gens attirés par le travail en usine ne renouvèlent que
peu la population où les mêmes familles traversent les générations.
Dans
le village, tout le monde connaît tout le monde ; non seulement on sait
l'identité de chacun, mais aussi ses traits de caractère, ses maladies, ses
projets et ses soucis, son histoire familiale, ses propriétés, son degré
d'aisance ou de pauvreté. A cette époque sans ouverture sur le monde,
pratiquement sans livres ni journaux, tout l'appétit de savoir des classes
populaires, leur curiosité des on-dit, leur engouement pour les historiettes
locales, tout gravite autour de la vie des seuls humains qu'ils connaissent réellement,
leurs concitoyens.
L'enfant qui grandit dans cet environnement reconnaît tous les humains
qu'il côtoie et il s'attend à ce que tous sachent qui il est. Croiser un
visage inconnu est un évènement rare ressenti d'emblée comme intriguant,
voire inquiétant, et traverser le village voisin peuplé d'inconnus constitue
une expérience intimidante et déstabilisatrice.
L'intimité
entre les habitants fait du village entier le territoire familier de l'enfant.
La sécurité y est totale : il va de soi que tout habitant, même s'il est en
froid avec la famille de l'enfant, lui apportera son aide s'il le voit en
difficulté. Aussi, dès qu'à trois ou quatre ans ils les jugent assez
raisonnables pour ne pas tomber dans la rivière ou l'étang, les parents
laissent-ils leurs enfants sortir sans surveillance dans la commune, y compris
les forêts proches. À partir de cet âge, personne n'imagine accompagner les bambins
à l'école ou à l'église ; au contraire, dès l'âge le plus tendre, on
charge sa marmaille de faire des commissions, d'apporter un outil jusqu'aux
champs, de chercher du petit bois en forêt, de mener une bête sur le pré.
Autant de pas économisés pour les adultes toujours débordés et harassés.
Après
avoir sillonné la commune pendant ses années de jeunesse, l'enfant connaîtra
à vie ses chemins, ses sentiers et ses passages les plus dissimulés. Arbres et
bosquets, gués et raccourcis lui seront familiers. Et, comme après la
Saint-Michel le 29 septembre, l'usage autorise chacun à marcher à travers l'ensemble des prés
et champs, les parcelles de tous les propriétaires auront eu sa visite.
La mentalité
villageoise.
Être
connus de tous impose aux enfants une attitude respectueuse à l'égard des
adultes qui attendent d'eux qu'ils les saluent poliment, qu'ils leur parlent
avec correction et qu'ils obtempèrent sans sourciller à un ordre ou une
demande de coup de main. Quelques incartades d'un galopin suffisent pour donner
la réputation d'être mal élevé, au grand dam de ses parents.
L'ensemble des villageois forme une communauté éducative qui dicte ses règles
et transmet ses valeurs. Répétés de génération en génération, ses préceptes
et ses interdits forgent le particularisme de chaque village comme le font aussi
la prononciation du dialecte ou l'emploi préférentiel de certains mots du
vocabulaire. De ce fait, des villages éloignés d'à peine quelques kilomètres
se différencient les uns des autres. Chaque localité se forge son esprit de
clocher : on s'autoproclame plus évolués, plus habiles, plus finauds que
ses voisins. Ainsi à Rimbach on se vante que "As mia schà sewa Jüde
komma fer a Rembàcher versäckla !"[Il
faut au moins sept Juifs pour rouler un Rimbachois !"] Ainsi
se renforce la cohésion du groupe au prix d'inépuisables moqueries et
sobriquets à l'adresse des autres villages pourtant si semblables !
Devenus adultes, les villageois continuent leur vie sous le regard de leurs
concitoyens, une coexistence relevant à la fois d'une intimité
protectrice et d'une promiscuité pesante.
Les relations de voisinage impliquent une entraide qui ne peut être refusée.
Inconditionnelle en cas de maladie ou de décès, elle est aussi de rigueur pour
les nécessités du quotidien. S'il s'agit d'une aide pour le travail, de prêter
un outil ou un véhicule, de garder des enfants en bas âge ou plus simplement
de dépanner d'un produit qui manque, il y a toujours une famille proche à qui s'adresser.
C'est
sur les femmes que reposent les relations de voisinage. Elles se rendent dans la
maison proche, frappent pour la forme à la porte de la cuisine et y entrent
sans attendre de réponse, tellement celle-ci va de soi. Dans la journée, on ne
juge pas intrusif qu'une voisine arrive inopinément car la perception du caractère
privé de l'habitation s'accorde avec les nécessités du prochain. Ainsi l'accès
à l'eau a priorité sur les prérogatives individuelles et personne
n'interdirait aux vaches du voisin de passer sur sa cour pour aller s'abreuver.
Maintes maisons n'ont d'autre accès qu'en passant sur la propriété d'autrui ;
de père en fils on se plie aux usages immémoriaux car leur remise en cause
ruinerait la paix sociale.
Dès que le jour est levé, le logis perd son caractère privatif absolu et
s'ouvre aux relations de proximité. Pendant la journée, on n'imagine pas une
porte fermée à clé : ce comportement serait perçu comme offensant et détruirait
la confiance réciproque.
Vols et effractions sont quasi inexistants. Bien que les villageois disent
craindre les malfaiteurs, leurs maisons sont peu protégées, les hangars où
sont abrités charrettes et outillage n'ont pas même de porte, les enclos des
potagers ne ferment que par de simples loquets, les poules divaguent librement,
les étables sont aérées dès que la température le permet. Et dans les
champs, les cultures sont à la portée de tout passant.
Peut-être l'absence de vols est-elle due au sens moral des habitants élevés
sous la férule catholique ; plus certainement résulte-t-elle de la
surveillance générale que chacun exerce sur chacun. Une personne étrangère
au village est immédiatement repérée et suivie par de multiples paires d'yeux
soupçonneux tout au long des rues. La sérénité ne revient que lorsque la présence
de l'inconnu est expliquée. Passe encore si c'est un parent éloigné qui
visite sa famille ou bien un représentant de l'administration, mais s'il s'agit
de tsiganes vendeurs de vannerie, la méfiance est maximale !
Impossible
pour un habitant indélicat de se servir impunément chez autrui, et réussirait-il
à dérober un instrument ou un accessoire qu'il ne pourrait pas s'en servir car
tout le monde reconnaîtrait le bien mal acquis.
La
vigilance des villageois confine la malhonnêteté là où les préjudices sont
bénins ou encore là où le risque d'être pris est minime. Le maraudage de
fruits par quelques polissons est presque rituel, tout comme en forêt la coupe
d'un arbre à la limite des parcelles. Réalité ou fabulation, les paysans soupçonnent
certains de leurs congénères d'être des "Màrksteirucker" [mot
à mot : pousseur de bornes"]
qui iraient nuitamment déplacer de quelques décimètres les bornes de leurs
propriétés pour les agrandir.
Les
atteintes aux personnes sont exceptionnelles : il faut sonder les mémoires
sinon les archives pour trouver trace d'un homicide dans la haute-vallée.
Certes des échanges de coups peuvent survenir, ils trouvent généralement leur
origine dans des querelles d'ivrogne ou bien dans des affrontements entre jeunes
hommes du cru et galants d'un village voisin venus chasser sur leur terre.
Toutefois la sécurité et la quiétude de la vie villageoise ne s'étend pas
jusque dans l'intimité des familles. Autant l'activité visible de chacun est
scrutée, autant ce qui se passe la nuit entre les murs des maisons est ignoré,
et violer cette réserve serait tabou. Aussi n'est-ce que par des rumeurs et des
médisances dont personne ne veut être l'auteur que des vilenies sont évoquées.
Un tel battrait sa femme, une telle se réfugierait dans l'alcool, tels enfants
seraient livrés à eux-mêmes. De possibles cas d'inceste ou d'abus sexuels
sont encore davantage occultés ; tout au plus insinuera-t-on, mais sans que
quiconque ne bouge, que telle fille de ferme serait abusée par son maître ;
mais n'est-ce pas le lot de ces pauvresses ? La paix du village passe avant la
moralité et la justice, tout le monde s'accorde pour que les turpitudes
commises à l'intérieur des maisons n'en sortent pas.
La soumission aux
règles.
La sécurité et la solidarité dont profitent les villageois ont pour
contrepartie l'absence de confidentialité, d'indépendance et de liberté. Dès
l'instant où une personne sort de chez elle, commence un travail ou entame un déplacement,
ses actes sont publics et soumis aux critiques de tous.
Du lever au coucher du soleil, le village est une ruche bourdonnante où
personne ne passe inaperçu. Les gens circulent
à pied et chaque rencontre est l'occasion d'un regard et d'une parole. Les
attelages se croisent, les femmes font la lessive dehors, les enfants jouent
dans la rue. Toutes les activités rurales se passent en plein air, chacun en
est l'acteur et le public.
Sur
les champs, minuscules parcelles contiguës, les paysans travaillent presque au
coude à coude. Des siècles de conformisme ont abouti à ce que tous œuvrent avec les mêmes gestes, les mêmes outils, selon le même calendrier. Sans en
avoir l'air, chacun épie le voisin et ne manquerait pas de relever toute
entorse aux méthodes usuelles, transgressions qui seraient rapidement colportées
aux oreilles avides de médisances.
Dans les rues et sur les chemins, les salutations des gens qui se croisent sont
en réalité une quête d'informations. Quand le paysan, la faux sur l'épaule,
rencontre un homologue, celui-ci lui demande : "Alors, tu vas faucher
?" Le fauchage étant évident, la réponse attendue est un supplément de
renseignements : "Oui, je vais couper telle parcelle", ou bien
"Je vais aider Untel sur tel pré". Lorsque la villageoise rencontre
une voisine qui revient de la cueillette de mûres ou de myrtilles, elle
s'enquiert : "Ça y est, tes seaux sont pleins"? La cueilleuse ne peut
que résumer sa sortie : où elle a cherché les baies, la qualité et
l'abondance de la récolte, son intention d'y retourner ou non.
Dans les deux ou trois magasins du lieu, la ménagère fait ses achats sous les
regards des autres clientes qui entendent ce qu'elle demande et observent les
achats que la vendeuse empile sur le comptoir. Toute la collectivité sait ce
que sa famille va manger, de quels ustensiles elle se sert, quels habits elle
envisage de coudre. Et tout le village, au regard de ses dépenses, mesure son
pouvoir d'achat et la situe dans la hiérarchie sociale.
Pour vivre en harmonie malgré l'absence de vie privée en dehors de l'intimité
du foyer, les habitants se mettent à l'unisson de la communauté. Ils jouent le
jeu de se livrer à leurs prochains comme ces derniers s'ouvrent à eux. Pour ne
pas heurter l'opinion générale, ils se plient aux pratiques traditionnelles et
perpétuent les valeurs de leurs prédécesseurs.
Dans ces conditions, les initiatives personnelles, et les innovations encore
davantage, sont aventureuses. L'audacieux novateur doit non seulement braver la
méfiance séculaire de ses concitoyens, mais aussi vaincre la peur ancrée dans
l'âme de tout villageois, celle de se "blàmiara" publiquement. [sich
blamieren, se ridiculiser]
Car
le village est prompt à railler celui qui dévie de la ligne coutumière.
Essayer un outillage inconnu, tenter d'acclimater une plante nouvelle, se lancer
dans l'élevage d'un animal inhabituel, c'est s'offrir en victime à
l'inquisition collective. Car seule la réussite est admise et pardonnée ; l'échec
est brocardé et collera à la peau de celui qui a eu la présomption de se
croire supérieur à la tradition.
L'intégration
dans la société villageoise implique donc de se conformer aux usages de façon
à ne pas se faire remarquer. Cet ajustement, primordial dans le travail,
s'applique aussi à l'habillement, aux horaires, à la pratique religieuse, au
respect des dimanches et jours de fête et même à la façon de parler. Car un
simple mot inusité ou maladroit peut déchaîner la cruelle goguenardise
villageoise et attribuer au malheureux qui l'a prononcé un sobriquet ridicule
pour la vie.
La loi du village s'empare du destin de l'individu. Des parents modestes
viseraient-ils trop haut pour le métier de leur enfant que l'opinion
villageoise les rappellerait à leur réalité : monter l'échelle sociale soit,
mais seulement d'un barreau sinon on se heurte à la réprobation générale. Le
mariage n'échappe pas à la sentence collective : si un couple passe outre et
persévère à sceller une union jugée mal assortie, seul son départ de la
commune lui permettra de vivre en paix.
S'il veut s'intégrer à la communauté, l'individu a intérêt à contrôler sa
conduite. Celui qui se laisserait aller à la vantardise, prendrait des libertés
avec la ponctualité, ou pire encore, ne tiendrait pas la parole donnée serait
vite étiqueté comme une personne indigne de confiance, une mauvaise réputation
dont il ne pourrait pas se défaire.
La
pression de l'opinion sur l'individu porte aussi des fruits positifs. Pour ne
pas perdre la face, des mères négligentes, voire mal-aimantes s'obligent à
nourrir et habiller correctement leurs enfants. Des pères oublieux sont rappelés
à leur devoir d'éducation si leur garçon se dévergonde. Et on ne verra
jamais dans la localité un vieillard solitaire à l'abandon, un pauvre hère
sans toit ou un miséreux mourir de faim car le village obligerait moralement
leurs proches à assurer leur survie.
L'autorité du
village.
La force de ces contraintes communautaires vient grandement du fait que
personne ne sait qui les décide. Ce que les villageois craignent avant tout, ce
sont les réactions des "Litte"
[die Leute, les gens]
autrement dit d'eux-mêmes et de leurs semblables. Que vont dire les "Litte"
si je m'habille ainsi ? Que vont penser les "Litte" si je commence les
foins avant la Saint-Antoine ? Que vont imaginer les "Litte" s'ils ne
me voient pas à tel office ?
L'opinion
des "Litte" se forge de façon mystérieuse. A l'héritage des générations
précédentes s'ajoutent les amendements résultant des évènements présents
et des mutations de l'époque. Les conversations des femmes qui attendent leur
tour chez les commerçants, leur papotage au lavoir, les propos échangés à la
sortie de l'église, les discussions des hommes au bistrot participent à la
formation d'un point de vue non formulé mais agréé par tous, sorte de dénominateur
commun adopté car il respecte la personnalité du village et assure sa pérennité.
Même si leur influence existe, le maire, le curé, l'instituteur, le notable ne
peuvent à eux-seuls donner le ton. C'est le village qui est l'autorité.
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