Nous vivons aujourd'hui dans une société obsédée par le principe de précaution et gagnée par la judiciarisation à tous les niveaux. Dès qu'un accident arrive, qu'une maladie se déclare, la victime, sa famille, son assurance ou l'État cherchent un coupable pour lui faire porter la responsabilité des dommages.

Je n'ai pas été élevé dans cette perception des risques de la vie humaine.

Dès mon âge le plus tendre, on m'a inculqué le principe que, lorsqu'un malheur m'arrivait, le seul  responsable c'était moi ! Et que ce malheur était un juste châtiment, car je n'avais pas su l'éviter en étant assez prudent et clairvoyant. 

Pourtant, notre environnement n'était pas exempt de dangers, bien au contraire !

Pour le bambin qui faisait ses premiers pas ou le garçonnet qui s'ébattait avec insouciance, notre maison présentait bien des traquenards. Aucune barrière ne l'empêchait de chuter dans la fontaine en contrebas de la cour ou bien dans la profonde fosse de l'escalier extérieur de la cave. Pas davantage de garde-corps pour sécuriser le chien-assis donnant accès au fenil, ou la trappe par laquelle on jetait le foin dans la grange, trois mètres plus bas. Tout le matériel agricole était redoutable. Les lourdes charrettes aux roues cerclées de fer et aux timons pesants auraient brisé un membre comme du verre. Les outils coupants et piquants, faux, fourches, couteaux, crochets à foin... étaient en nombre. La barre de coupe de la motofaucheuse cachait entre ses pointes acérées des lames triangulaires tranchantes comme des rasoirs. Et que dire de la soufflerie à foin ? poulies et courroies tournaient sans protections, et c'est à mains nues que nous libérions son ventilateur des bourrages de foin.  

Il ne fallait pas moins se méfier des animaux. Les vaches, avec lesquelles nous étions quotidiennement en contact, pouvaient écraser un pied, donner des coups de corne ou lancer des ruades. Les porcs mordaient, les lapins griffaient quand on les portait pour les changer de cage, et même les mères poules se précipitaient le bec en avant sur les mollets des gosses.

Aux alentours immédiats, un étang et une rivière constituaient un risque mortel. Pour dissuader les très jeunes enfants de s'en approcher, les parents leur racontaient qu'un sinistre personnage, le "Hàkamànn" y était tapi. Avec une longue perche munie d'un crochet, il attrapait les marmots et les entraînait à jamais au fond de l'eau noire. Quand, vers cinq à six ans, les enfants ne croyaient plus à cette fable, on jugeait qu'ils étaient alors assez conscients de leurs actes pour ne pas aller se noyer.

 

 

 

Mon dressage à la prudence se fit par l'imitation des adultes qui me tançaient avec rudesse au moindre oubli de ma part. J'intégrai ainsi pour le reste de ma vie des règles intangibles. Une faux se portait sur l'épaule, la lame pointée vers le ciel, et se rangeait suspendue à son crochet. Dans les prés, les fourches et les râteaux devaient être fichés en terre et non couchés sur le sol. Même si on me pressait, je ne courais pas en portant une hache, une pioche ou même un simple couteau. Et si je donnais un de ces outils tranchants à quelqu'un, je le lui tendais le manche en avant. Rien ne devait traîner à terre, surtout dans les passages, derrière les portes et dans les escaliers.

Quand mon père fauchait, fendait du bois, coupait un arbre, manœuvrait avec une charrette, il m'inculquait à quelle distance je devais me tenir. Il m'apprit les précautions pour utiliser une échelle :  vérifier sa stabilité avant d'y monter, passer le bras sous un montant pour m'assurer lors de la cueillette de fruits dans l'arbre, redescendre le dos tourné vers le vide.

J'appris à m'occuper des animaux avec une autorité mêlée de défiance, en gardant à l'esprit la possibilité de réactions intempestives. Ainsi je sus qu'il ne fallait pas surprendre une vache par l'arrière, qu'on pouvait la faire bouger en lui parlant tout en la poussant. Et si, à l'extérieur, il fallait que, tout gamin, j'interdise le passage à ces bovidés vingt fois plus lourds que moi, je devais leur faire face en levant les bras prolongés d'un bâton ou d'un fouet.

Même si l'utilité de ces consignes m'échappait parfois, la dureté des remontrances des adultes les ont transformées en réflexes, et, aujourd'hui encore, j'aurais du mal à les transgresser. Des années plus tard, je découvris dans un film muet le gag où une personne marche par inadvertance sur la traverse d'un râteau, si bien que le manche bascule et lui frappe le visage. Je n'en goûtai pas l'effet comique. Au contraire, j'étais déconcerté qu'un râteau ait pu traîner à terre, de plus avec les dents pointées vers le haut ! 

Pour mes parents, la prudence érigée en vertu cardinale devait éviter heurts et malheurs. Pour l'enfant que j'étais, le secret de ma sécurité, c'était d'avoir bien plus peur des réprimandes parentales que des dangers eux-mêmes !

 

 

Ainsi conditionné, j'ai traversé l'enfance sans accident sérieux. Cependant, un épisode malheureux m'a marqué au point que j'en ressens encore l'amertume aujourd'hui. 

Un jour, je devais avoir six ou sept ans, toute la famille était sur le champ le plus éloigné de la maison à planter des pommes de terre. Mon père tenait la charrue, mon frère aîné conduisait l'attelage, ma mère mettait les semences dans les sillons. Quant à moi, je lanternais à proximité en attendant que l'on m'ordonne une tâche dans mes cordes. Après une attente qui m'a semblé bien ennuyeuse, ma mère me héla et me commanda d'apporter aux travailleurs la boisson qui avait été déposée en bordure du champ. Ravi d'avoir enfin l'occasion de me rendre utile, je pris dans une main un verre et de l'autre la bouteille que je serrai sous le bras et courus vers mes parents par dessus mottes et sillons. J'allais arriver près d'eux quand je trébuchai sur le sol bosselé et m'étalai, la tête en avant. Je lâchai la bouteille qui tomba sans se casser dans la terre meuble, tandis que le verre toujours dans ma main, se brisa sous le choc de la chute. Un tesson tranchant m'ouvrit le cuir chevelu au-dessus de l'oreille droite. 

En une fraction de seconde, je passai de l'euphorie à la détresse. Ce n'est pas tant la douleur de la blessure qui m'affligeait que le dépit d'avoir failli à ma mission et l'angoisse des réactions parentales. Celles-ci ne se firent pas attendre, ce fut une avalanche de reproches. "Tu ne peux pas faire attention ? Tu sais bien qu'on ne court pas avec des objets fragiles en main ! Tu ne peux pas regarder où tu mets les pieds ? Tu fais des bêtises exprès ?" Seul le sang qui dégoulinait a dû m'épargner la raclée à laquelle je m'attendais.

Ma mère pressa un mouchoir sur la blessure, mais comme le sang continuait de couler, elle finit par se résoudre à me ramener à la maison. Il nous fallait redescendre sur un bon kilomètre le chemin de terre qui serpentait entre les parcelles. Je trottais tant bien que mal aux côtés de ma mère. Elle tenait toujours son mouchoir contre ma tête et de temps en temps entretenait ma confusion par de nouvelles remontrances. "Ton imprudence nous fait perdre du temps !" "Tu vois ce que tu as fait : ton père et ton frère doivent finir seuls le travail ! " "Tu vas nous faire honte devant tous ces gens."

C'est que notre passage dans une posture insolite n'avait pas échappé aux paysans qui travaillaient sur leurs champs. Tandis que les hommes continuaient leur tâche avec discrétion, les bonnes femmes se débrouillaient, mine de rien, pour se rapprocher du chemin et venir aux nouvelles. A chacune, ma mère s'obligeait à raconter ma maladresse et ses conséquences. Pour compatir avec elle, la commère émettait un commentaire qui m'enfonçait davantage dans l'humiliation. "Ah ! ils ne font pas attention à cet âge ! il faut les dresser !" ou bien "Ah ! on en voit avec ces galopins, ils ne nous épargnent rien !" Autant de femmes au bord du chemin, autant de stations à mon calvaire.

Quand nous arrivâmes à la maison, le sang s'était arrêté de couler. Ma mère nettoya la plaie, y posa un linge propre et m'intima de rester couché sans bouger. J'obéis sans peine car je me sentais profondément accablé. J'étais anéanti en mesurant combien un instant de négligence avait suffi pour me blesser physiquement et attirer sur moi un blâme unanime. Nul doute que cette leçon ne serait pas vaine, que je redoublerais de prudence à l'avenir pour ne pas revivre un tel cauchemar !

  

 

 

Dans le monde de mon enfance, les connaissances en hygiène et en prophylaxie étaient fort modestes. Aussi, la prévention des maladies était bien plus incertaine que celle des accidents. Les injonctions parentales visaient surtout la nourriture et l'habillement. "Ne mange pas ces fruits trop verts !" "Ne bois pas après avoir mangé des cerises !" "Mets ton bonnet par ce froid !"  "Ne reste pas les pieds mouillés !" 

Alors que les maux dus au travail sous le soleil ardent ou sous la pluie battante étaient acceptés avec résignation, les avertissements abondaient  pour les activités de loisirs. "Gare à toi si tu es malade après la baignade !" "Ce n'est pas sain de transpirer tellement en jouant au foot !" "Ne t'étonne pas si tu prends froid à luger pendant des heures !"

Dans mon esprit d'enfant, la crainte de tomber malade par ma faute rejoignait celle d'être victime d'un accident par ma négligence, comme je l'ai vérifié à mes dépens lors d'une autre mésaventure.

 

 

Je devais avoir neuf ou dix ans. C'était la sortie de l'hiver, probablement un jeudi, jour alors sans école. Avec un camarade de mon quartier, nous profitions du soleil revenu pour musarder dans le village à la recherche d'une occasion de nous distraire. Nous arrivâmes sur la Strueth, grand pré assez plat où un groupe de gamins avait improvisé une partie de football. C'était une aubaine ! Après les interminables mois d'hiver sans jeu de ballon, quelle délectation de se donner à nouveau corps et âme à l'effort sportif ! Malheureusement, il y avait un hic : je portais mes chaussures de cuir avec lesquelles il m'était strictement défendu de jouer au foot, de crainte de les abîmer. Et comme le pré était gorgé d'eau, impossible de jouer sans que les chaussures détrempées ne dénoncent mon forfait.

Je trouvai une solution qui conciliait ma soif de jouer et l'interdit parental. J'enlevai chaussures et  chaussettes, les déposai dans un endroit sec et me lançai pieds nus dans le match. Bien sûr, j'avais conscience qu'il était imprudent de me mouiller les pieds dans l'herbe froide, mais j'escomptais que ma faute resterait sans conséquence et surtout ignorée de mes parents.  

Bientôt, je ne sentis plus que le plaisir du jeu, même si j'avais la tête en feu et les pieds transis. La partie battait son plein quand je vis approcher une silhouette féminine. C'était la vieille Walburga, une femme du quartier qui possédait sur la Strueth un lopin qu'elle visitait quotidiennement. Les gamins se méfiaient de cette commère : elle supportait d'autant moins les enfants qu'elle n'en avait pas elle-même. Quand elle nous croisait, elle avait toujours une récrimination à notre endroit : nous n'étions pas assez polis, trop bruyants, trop occupés à jouer, pas assez enclins au travail…

Quand je la vis nous dévisager en longeant notre terrain de jeu improvisé, j'eus soudain la sensation qu'elle fixait mes pieds nus. Une question me crispa le ventre : n'allait-elle pas me dénoncer à ma mère ? Rapidement, le doute gâcha la joie du jeu, et je ne tardai pas à sécher tant bien que mal mes pieds glacés et à me rechausser. Puis, en lambinant assez pour que mon visage ne porte plus, ni le rouge de la suée, ni celui de la culpabilité, je regagnai la maison.

Le lendemain matin, j'étais brûlant de température. Je dus garder le lit plusieurs jours. Dans le délire de la fièvre, revenait sans cesse le spectre de l'horrible Walburga qui rapportait mes frasques à ma mère. Quel ne sera pas mon châtiment lorsque je serai confondu ? Alors que je sentais déjà ma mère courroucée du surplus de travail à s'occuper d'un alité, qu'allais-je subir lorsqu'elle saura que j'avais délibérément provoqué la maladie ? 

Après une semaine de diète et de tisanes, la fièvre avait disparu, mais je restais flageolant. J'étais content de rester cloîtré pour ne pas risquer, en rencontrant Walburga de réveiller ses souvenirs. J'aspirais à ce que le temps travaille pour moi, à ce que le cours des jours éloigne ma faute. Hélas, ma mère jugea peu après qu'il fallait que je retrouve l'air et le soleil. Elle décida que je l'accompagnerais jusqu'au cimetière où elle voulait préparer des plantations sur la tombe familiale, je pourrais l'aider à porter les outils. Catastrophe ! le sentier pour aller au cimetière traversait la Strueth. Quelle tuile si nous trouvions Walburga sur notre chemin !

Je cheminai aux côtés de ma mère, la serfouette sur l'épaule, avec le moral du condamné qui va au supplice. Bientôt le cimetière fut en vue, ainsi que ma déconfiture redoutée : Walburga travaillait sur sa parcelle. Quand ma mère s'arrêta près d'elle pour échanger les potins d'usage, je me fis le plus petit possible, tâchant de rester caché à la vue de mon ennemie par le dos maternel. Avais-je encore une chance de me sortir de la nasse ? 

Oui, je l'ai eue, le pire n'est pas toujours sûr ! Walburga ne parla pas de moi ! Ai-je dû mon salut à l'indifférence qu'elle éprouvait pour moi ? ou bien avait-elle oublié l'épisode du football qui remontait à une dizaine de jours ? ou bien encore, égaré par la culpabilité, avais-je entièrement inventé son regard appuyé sur mes pieds nus ? Je ne l'ai jamais su, et me suis bien gardé de creuser la question.

Quand ma mère et Walburga eurent fait le tour des ragots et se furent lamentées sur notre triste sort dans cette vallée de larmes, nous continuâmes jusqu'au cimetière. Je m'y sentis comme au paradis après un long purgatoire car j'avais gagné la conviction que mon manquement à la prudence resterait impuni. Aveuglé par la peur de ma mère, je ne réalisais pas que mon châtiment, si châtiment il y avait, je l'avais enduré lors de ma semaine de maladie.

  

 

 

Mon éducation à la prudence péchait par son excès. Appliquée à des enfants sensibles, elle produisait des êtres timorés, incapables de prendre la vie à bras le corps. Aujourd'hui, plutôt que de charger l'individu de toutes les responsabilités, on cherche à lui éviter les aléas de la vie avec une pléthore de précautions. Mais n'a-t-on pas abouti à un résultat similaire ? L'obsession d'un illusoire "risque zéro" et l'épée de Damoclès des sanctions judiciaires peuvent à leur tour décourager les initiatives et paralyser les innovations. 

Mes chers petits-enfants, puisse le XXIème siècle vous permettre une attitude pondérée face aux écueils de l'existence ! Je vous souhaite de devenir des hommes et des femmes qui sachent décider quels risques ils sont prêts à accepter pour mener une vie libre et créatrice. 

Henri Ehret, janvier 2010.

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Illustration du titre : statue du  Hàkamànn (Hakenmann, en luxembourgeois Kropemann), figure centrale de la fontaine érigée place de la mairie à Redange-sur-Attert (Luxembourg).     
 

 

 Suite des Fragments de vie : "3. Secrète embellie."

 

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