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Mon
enfance a été tourmentée par de longues heures de solitude et d'ennui ;
même cinquante ans après, leur évocation m'afflige encore. Pourtant, un
bref mais lumineux intermède avait ouvert à mon âme une échappée insoupçonnée. Pendant
mes douze premières années au moins, quand ma mère partait travailler sur
les parcelles dispersées sur le ban communal, il allait de soi que je
l'accompagne, pour porter du matériel, donner un coup de main, ou, tout
simplement, ne pas traîner seul à la maison. Aussi,
je m'éloignais dans les environs, et c'est là que je sentais la solitude
et l'ennui m'envelopper et m'étreindre. Que faire dans ces parages fouillés
et sondés depuis des années ? Avec qui rire et jouer ? Qui écouter ? A
qui me confier ? Agir sans complicité, penser sans s'exprimer, rêver sans
partager, quelle tristesse ! La compagnie des arbres impassibles, des fourrés
renfermés et des ronciers hostiles ne me désennuyait pas. Je me sentais
exilé dans une nature froide et muette, et le temps semblait se figer pour
exacerber la souffrance de l'isolement moral où je me morfondais.
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Ce
jour-là, je devais avoir neuf ou dix ans. C'était la fin de l'été ;
nous étions sur l'un des champs en terrasses qui s'étageaient sur le
versant de la montagne. |
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Prés de 60 ans après, j'ai retrouvé l'abri aménagé dans le muret de soutènement des champs en terrasses à présent entièrement envahis par la forêt. Là, c'est ma petite-fille Ezia qui s'y blottit. |
Cinq
parcelles étagées me séparaient de la forêt. Je les escaladai,
contournant à leur extrémité les murs de soutènement, là où ils font
place à un talus herbeux. La dernière terrasse était déjà assombrie
par la forêt toute proche où je pénétrai, le cœur battant. Ce n'était
pas une futaie, mais un ancien champ regagné par un taillis où se mêlaient
sorbiers, bouleaux, aulnes et noisetiers. Bientôt j'aperçus un ancien
muret dont les pierres, descellées par les ronces et les
drageons, s'éboulaient par endroits. Plus je montais, plus les arbres
avaient prospéré. Des chênes et des hêtres avaient eu le temps de
dominer les autres essences depuis que les terres cultivables avait été
délaissées. J'étais captivé par le spectacle :
le passé revivait sous mes yeux et je mesurais l'âpreté de la
lutte séculaire entre l'homme et la nature.
Je parvins enfin sur une plate-forme plus vaste, et, à ma grande surprise, j'y découvris les vestiges d'une construction. Un rectangle de fondations en pierres naturelles envahies de mousse donnait les dimensions de la bâtisse et les restes des séparations intérieures révélait l'organisation des pièces. Je pénétrai dans l'enceinte. La prolifération des fougères et l'enchevêtrement des tiges et des troncs n'arrivaient pas à dissimuler que ces ruines avaient été un foyer. Des gens y avaient vécu ; ils y avaient aimé, souffert, espéré. Je réalisai avec émotion que là où je marchais, des enfants étaient nés, des vieillards étaient morts. Cette pensée me troubla, mon imagination se mit à galoper et me fit soudain ressentir le caractère angoissant du lieu. J'étais seul dans ces bois, seul avec les ombres des habitants de cette demeure que je venais de déranger. Mon courage tout neuf me quitta et je n'eus qu'une pensée, fuir ! Dans
l'affolement, plutôt que de revenir sur mes pas, je filai droit devant
moi sur ce qui semblait être l'ancien chemin d'accès de la maison en
ruines. J'espérais ne pas tarder à atteindre l'orée de la forêt. A mon
grand soulagement, le sous-bois devint bientôt moins obscur et enfin la
clarté de la lisière vint calmer ma panique. Au moment où je ralentissais
ma course, je crus entendre des bribes de voix. Je m'arrêtai pour mieux
écouter : effectivement, je percevais des rires et des éclats enfantins.
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Il ne me restait qu'un rideau de bosquets à franchir, et je débouchai sur un petit pré presque plat. Des haies vives l'entouraient de toutes parts comme les murs d'une maison, créant un sentiment d'intimité protectrice. Et là m'apparurent ceux dont les voix m'avaient guidé jusqu'à eux. A l'ombre d'un bouquet de noisetiers, quatre enfants étaient assis en cercle, trois bambins bien plus jeunes que moi et, s'occupant d'eux, une fille d'une douzaine d'années dont je connaissais le nom, Marie-Ange. Le bruissement des branches à mon passage dans la haie leur fit tourner la tête. Après une seconde de surprise, je vis leurs visages s'éclairer de larges sourires, et Marie-Ange me dit : "Viens près de nous !" Aimanté par sa voix chaude et son regard clair, j'allai prendre place dans leur ronde. D'emblée, je fus accueilli sans remarque ni question ; je ne sentais que de la bienveillance à mon égard. Marie-Ange distribuait le goûter à ses protégés. Le garçon était son petit frère et les deux fillettes des cousines de passage. Les bambins mangeaient de bon cœur des tranches de pain tartinées de confiture que leur aînée sortait d'un panier où elles étaient enveloppées dans un linge blanc à rayures rouges. A
genoux, assise sur les talons, le port altier, la jeune fille menait son petit monde avec une douce autorité.
J'étais
sous son charme. A l'âge où la jeune fille naît sous l'enfant, elle
alliait un air mutin et une grâce déjà féminine. Ses cheveux châtain
mi-longs s'allongeaient sur les côtés en
accroche-cœurs
qui encadraient un visage rond égayé de deux fossettes irrésistibles.
Par-dessus un corsage en vichy bleu et blanc, elle portait ouvert un gilet
marine traversé de torsades horizontales et une jupe en
tissu écossais qui tombait en corolle jusque sur
l'herbe. Depuis
toujours, je connaissais Marie-Ange de nom et de vue, de même que je
connaissais tous les enfants du village. Mais l'éducation de l'époque séparait
si strictement les garçons et les filles que je ne l'avais jamais approchée
et ne lui avais jamais parlé. Ségrégation à l'école, à l'église,
dans les travaux, dans les jeux, chaque sexe était élevé comme si dans la
vie adulte il ne devait jamais rencontrer l'autre. Garçons et filles
vivaient en parallèle et, pour un enfant qui, comme moi, n'avait pas de
sœur, une fille était un être mystérieux, proche en apparence, mais
inaccessible en
réalité. Et là, au milieu des boqueteaux, j'étais à côté d'elle, dans son cercle familier, buvant la gentillesse de ses paroles et à l'affût de ses gestes gracieux. C'était un moment de sérénité et d'enchantement et, pour la première fois, je connus le bonheur si simple et si pur d'être ensemble. Peur, morosité, solitude, tous les crève-cœur qui m'accablaient quelques instants auparavant étaient évanouis. La paix de l'âme et le bien-être du corps se conjuguaient pour m'élever dans une harmonie nouvelle. J'étais en-dehors du temps. Une autre réalité m'était révélée, réconfortante et riche de promesses pour l'avenir, celle où la tendresse et l'humanité prennent le pas sur la froideur et la dureté.
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Soudain, la pensée
de ma mère resurgit et troubla ma béatitude. N'avais-je pas quitté son
champ depuis bien longtemps ? Et si elle m'avait appelé sans que je
l'entende ? La fébrilité me gagna et le charme fut rompu. Je me levai
gauchement et balbutiai :" Je dois y aller, maintenant." Les trois petits me
suivirent des yeux, consentant à mon départ comme ils avaient accepté
mon arrivée. Marie-Ange leva la tête et, avec un sourire où je crus
lire de l'amitié, me dit : " Reviens nous voir quand tu veux !" Aiguillonné
par la crainte d'arriver trop tard, je galopai vers notre champ, m'écorchant
les jambes aux buissons traversés au plus droit. Par chance, aucune réprimande
ne m'attendait.
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Origine de l'image du titre : site "MemoClic." |
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Suite des Fragments de vie : "4. Sombre Premier Mai."
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