Dans mon enfance, j'attendais le 1er mai avec impatience. C'était un des rares jours où mon père n'allait pas du tout à l'usine. Il consacrait ce jour férié, sauf s'il tombait un dimanche, à des travaux sortant de l'ordinaire. J'appréciais alors de lui tenir compagnie. Je le sentais plus détendu que d'habitude ; lui aussi goûtait cette journée où par un temps clément et dans la clarté printanière retrouvée, il pouvait vaquer à ses tâches sans contraintes horaires.

 

 

L'année de mes neuf ans, le 1er mai tombait un vendredi. Le jeudi soir, au vu d'une météo favorable, mon père nous informa que le lendemain matin mon frère aîné et moi l'accompagnerions couper du bois de chauffage dans une sapinière éloignée, au lieu-dit "Kàltaburn."*  (* Kaltenburn : Fontaine ou source froide) 

Ce projet m'enchantait ! Je me couchai, la tête pleine de rêves. D'avance, je me réjouissais de la journée à venir. Je nous voyais déjà gravir à pas mesurés le chemin forestier escarpé et caillouteux menant à notre parcelle. Mon père et mon frère porteront les haches et la scie. Moi, je serai chargé de la serpe et du mètre de bûcheron, cette règle en bois munie à une extrémité d'une pointe et à l'autre d'une griffe avec laquelle on marque l'écorce d'une éraflure à l'endroit où l'on sciera le tronc pour le débiter en bûches. Le temps passera vite malgré les trois kilomètres à parcourir. Mon père nous racontera des anecdotes ou nous dévoilera quelque curiosité de la nature dont il avait le secret. 

Le bûcheronnage aussi me séduisait : j'aimais l'écho des coups de cognée dans les futaies, l'odeur de la sciure fraîche, le crissement incisif de la scie qui mord le bois. Et j'adorais l'émotion qui me faisait frissonner au moment décisif où, avant un ultime craquement, l'arbre vacille puis s'abat lourdement dans le fracas des branches brisées.  D'avance, je me régalais du casse-croûte que nous prendrons au milieu de la matinée. Assis sur une souche ou un tronc couché, nous mangerons le pain et le fromage dont le goût sera mêlé à celui de la résine qui poissera nos mains. Puis, chacun boira quelques gorgées d'eau rougie de vin, s'essuiera la bouche d'un revers de manche et crachera dans ses mains pour reprendre la besogne. Je comptais bien mettre la main à la pâte. Mon rôle sera surtout d'entasser les branches de sapins, mais j'espérais aussi aider à l'ébranchage avec la serpe. Et qui sait si je n'aurai pas le droit de donner quelques coups de la grande hache tenue des deux mains, ou si on ne me laissera pas essayer, à genoux face à mon père, de tirer à l'horizontale sur la scie pour tronçonner une bille pas trop grosse.

Et enfin, ce sera le joyeux retour, sans effort dans la descente. Les corps seront fourbus, mais les esprits légers à la pensée de l'ouvrage accompli. 

  

 

 

Le lendemain matin, je devais d'abord aller à l'église pour sept heures car j'étais l'un des deux servants de messe de service.* Ah ! comme j'avais hâte que le rituel routinier en finisse ! Je restai cependant concentré sur mes gestes et mes répons : ce n'était pas le jour d'irriter Stahstreng* par une bévue, il aurait pu me retenir après l'office pour une de ces interminables admonestations dont il était coutumier. Par bonheur, tout se passa sans anicroche et, dès la sortie, je fonçai vers la maison paternelle. A mes camarades étonnés que je ne reste pas avec eux à baguenauder comme d'habitude les jours sans école, je lançai fièrement : "Je suis pressé, nous allons couper du bois dans la forêt !"             *Mémoires d'un servant de messe/Stahlstreng : cliquez ici.

J'étais hors d'haleine en arrivant devant notre maison. Je m'étonnai du calme qui y régnait. Je pensais trouver mon père en train de préparer les outils, mais certainement étaient-ils déjà sur l'escalier, prêts à être répartis. J'approchai : rien sur l'escalier. Intrigué, j'entrai dans la cuisine où je trouvai ma mère devant l'évier. Tout en finissant de rincer un seau, elle me dit : "Ils sont déjà partis, dépêche-toi de te changer et va les rejoindre." J'étais estomaqué. Je balbutiai : "Pourquoi ne m'ont-ils pas attendu ?" Ma mère répliqua avec un début d'agacement : " Ils étaient prêts, ils n'allaient pas perdre du temps à t'attendre sans rien faire !"

Anéanti par la déception et l'incompréhension, j'allai comme un automate mettre des habits de travail. Quand je revins dans la cuisine, ma mère s'aperçut vite que je tergiversais sur ce que je devais faire. D'un ton courroucé, elle me lança : 

  - Ils ne sont pas partis depuis longtemps; dépêche-toi et tu les rattraperas.

  - Et si je ne les rattrape pas ?

  - Tu sais bien où est notre bois au "Kàltaburn" !

  - Je n'y suis jamais allé tout seul !

  -  Ne sois pas plus bête que tu ne l'es. C'est facile : après la "Lànga Bràcha"*, tu montes le sentier à gauche. Et maintenant, file !                                                                              (* Lànga Bràcha : Longue friche)   

Les larmes aux yeux et la mort dans l'âme, j'obtempérai. La partie de plaisir rêvée s'était muée en cauchemar. La désillusion me coupait les jambes et plutôt que de m'engager dans le chemin forestier, j'aurais préféré me cacher dans un coin pour pleurer. Mais il fallait bien obéir au diktat maternel. 

A force de marcher, le chagrin s'atténua et un peu d'espoir revint. Si j'accélérais le pas, ne pourrais-je pas effectivement rattraper mon père et mon frère qui montaient certainement d'un pas bien tranquille ? Je me mis à courir dans mes tennis de toile légère à travers lesquelles les pierres du chemin me meurtrissaient les orteils. Encore deux tournants et je déboucherais sur une portion droite bien dégagée au bout de laquelle j'apercevrais peut-être les deux marcheurs. Malheureusement, personne à l'horizon. Haletant, je dus ralentir pour retrouver un second souffle et ranimer l'espérance. J'en avais bien besoin car au bout de la ligne droite, le chemin disparaissait sous le couvert angoissant de la forêt. Me faisant violence, j'y pénétrai, le cœur affolé par l'appréhension qui amplifiait encore l'essoufflement de la course. A nouveau, je croyais pressentir que je talonnais ceux que je poursuivais et qu'il ne restait qu'un détour du chemin pour les dissimuler à mon regard. Hélas, chaque virage suscitait l'espoir tant que je l'avais en ligne de mire, mais apportait la déconvenue lorsque je l'avais dépassé.

Au bout d'une vingtaine de minutes, j'arrivai au lieu dit "Lànga Bràcha", un ancien pâturage à présent regagné par la forêt. Un long passage en faux-plat me permit de reprendre haleine et de recouvrer un peu de lucidité car il fallait maintenant trouver le sentier qui menait à notre bois. Je scrutais sur ma gauche le versant amont de la montagne. Je ne trouvai que des layons abandonnés, des pistes tracées par du gibier ou des amorces de sentes qui n'allaient pas plus loin que les premiers sapins. Je désespérais quand le miracle se produisit : j'entendis, venant  des hauteurs sur ma gauche, des coups sourds. Aucune erreur possible : c'était le rythme régulier de deux haches qui frappaient alternativement le pied du même arbre. C'était mon père et mon frère déjà à l'ouvrage. C'était comme si je les voyais : pendant que l'un assénait sa cognée, l'autre la levait pour armer son prochain coup. Guidé par les battements qui résonnaient maintenant haut et fort, je trouvai le sentier d'accès et m'y précipitai. Je surgis des buissons et, avant même de voir les deux bûcherons, je m'écriai, triomphant : "Je suis là !"

 

 

 

C'est là que, pour la seconde fois de la matinée, je fus comme foudroyé. La hache levée, le geste suspendu par mon cri, figés par la surprise, deux hommes inconnus me dévisageaient. La panique s'empara de moi. Sans pouvoir dire un mot, je fis volte-face et dégringolai le sentier à toutes jambes. Comme un cheval emballé, je courus dans la descente du chemin forestier jusqu'à ce qu'un point de côté me freine. Le corps rompu et l'esprit en désordre, j'étais égaré, physiquement et moralement. Que s'était-il passé ? Avais-je confondu les chemins ? Les deux étrangers coupaient-ils du bois dans notre parcelle ? Qu'étaient devenus mon père et mon frère ? Où devais-aller ? L'instinct me dicta de rentrer à la maison ; que faire d'autre ? Je refis la route inverse, des pensées noires plein la tête et des peines amères plein le cœur.

En contrebas de la forêt, des villageois étaient occupés sur leurs champs. La peur me saisit qu'ils me demandent d'où je venais à cette heure encore matinale. Comment pourrais-je leur expliquer ma mésaventure ? Heureusement, personne ne fit attention à moi. Le moment d'affronter ma mère se rapprochait. Je ralentis mon allure comme si les secondes gagnées pouvaient m'épargner la confrontation qui m'épouvantait. Comment allait-elle réagir ? Se contenterait-elle de me tancer d'importance ? Voudrait-elle me punir ? Quelle horreur si elle me renvoyait dans la forêt ! 

Ma mère, dans le potager, préparait des plates-bandes pour les premiers semis et fut évidemment surprise de me voir survenir, la tête basse. Au piteux récit de mes tribulations, elle hocha la tête d'incrédulité d'avoir un enfant aussi bêta que moi. D'un ton excédé, elle résuma son sentiment : " On ne peut compter sur toi pour rien ! Màch di àb !"*    (* Mach dich ab ! : Disparais !)   

Je me sauvai, agité de sentiments contradictoires. M'en tirer à si bon compte me soulageait, mais le jugement de ma mère me mortifiait. Je m'étais donné corps et âme pour rattraper une situation dont je n'étais pas fautif, et me voilà qualifié d'empoté et de poltron. Quelle cruelle injustice ! Comme j'en avais l'habitude quand les adultes m'avaient accablé, je me réfugiai dans le fenil, riche en recoins où je pouvais cacher mon cafard. Parfois, notre chat, qui cherchait lui aussi un îlot de tranquillité, me tenait compagnie. J'y passai le reste de la demi-journée en ressassant mes déboires. Sans cesse, les merveilleux plaisirs que j'attendais de ce Premier Mai se fracassaient sur des écueils insoupçonnés. Qu'aurais-je dû faire pour éviter ce désastre ? L'absence de toute réponse était un tourment de plus.

Du mouvement au-dehors signala le retour de mon père et de mon frère. Il fallait bien que je me montre. Quand j'arrivai près d'eux, ils étaient déjà au courant de ma déconfiture. Mon frère se moqua de mon incapacité à voir les choses les plus évidentes. Selon lui, j'aurais du mal à trouver le clocher si j'étais devant une église, et il insinua que c'est lorsqu'il s'agissait de me rendre au travail que je me perdais en route.

Mon père m'apporta un discret réconfort. Il parut gêné de reconnaître qu'ils avaient pris un autre itinéraire que d'habitude. Au lieu de continuer sur le chemin que j'avais suivi, ils avaient obliqué dans un sentier qui les avait menés en haut de notre bois alors que j'y étais arrivé par le bas. Les deux hommes qui coupaient du bois ? Oui, ils étaient sur la parcelle juste en-dessous de la nôtre. Non, quand nous les avons salués, ils n'ont rien dit d'un enfant qui serait passé par là.

Ces explications répondirent à mon besoin de comprendre ce qui s'était passé, mais me confirmèrent que je devais me résigner à un triste constat : personne, ni mes proches, ni les voisins, ni les étrangers ne me prêtaient attention. J'étais transparent à leurs yeux, et mes propres parents oubliaient mon existence quand j'étais sorti de leur champ de vision.

 

 

 

J'ai longtemps traîné le boulet de ce sombre Premier Mai. J'y avais perdu le petit pécule d'estime de moi que j'avais sauvegardé, et ma confiance dans les autres fut pour le moins ébranlée. Après cette journée pleine de déceptions et d'humiliations, comment pourrais-je encore me faire une fête des beaux lendemains annoncés ? J'étais bien jeune pour perdre déjà l'insouciante propension enfantine au bonheur qui s'étiole si elle n'est pas nourrie par une foi inaltérable dans la bienveillance des adultes.

                                                             Henri Ehret, février 2010.

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 Images du titre : extraits de gravures de Gustave Doré. Origine : Wikipédia.   

 

 

Suite des Fragments de vie : "Bouffées de bonheur, page 1".

 

 

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