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Dès sa prime jeunesse, chaque rencontre, chaque événement, chaque situation parle au petit enfant. Lorsque ces scènes de vie lui apportent, ne fût-ce qu'une bouffée de bonheur, elles deviennent de précieuses pépites qu'il emportera au long de son existence. J'ai plaisir, aujourd'hui, à ouvrir le bagage secret où j'ai gardé la mémoire des instants radieux. 

 

 

Cette nuit, au petit matin, une de nos vaches a vêlé. La maison était en effervescence, mes parents allaient et venaient,  un voisin a été appelé à la rescousse. Moi, je devais rester dans mon lit jusqu'à l'issue de la délivrance. Enfin, le calme revient. Quand je me lève, les visages sont soulagés, tout s'est bien passé. 

"Viens-voir le petit veau !" me dit mon père. A l'entrée de l'étable, l'odeur aigre du placenta m'accueille. Sur sa litière de paille gît, si petit et si fragile, le veau nouveau-né que sa mère réchauffe à coups de langue. Je caresse son poil frisé un peu gluant, et rencontre son doux regard qui me pénètre jusqu'au tréfonds de l'âme. Mais le voilà qui bouge !  Gauchement, il tente de se mettre debout. Mais ses pattes ne le portent pas, il retombe sur la paille. Au troisième essai, à peine une heure après sa naissance, le voilà debout et, à pas hésitants, il va téter sa mère. Le miracle de cette vie nouvelle m'émerveille. 

 

Un maçon travaille près de notre pré. Il répare le soutènement de la conduite forcée qui alimente la turbine de la fabrique. Ce maçon, je l'aime bien : c'est Faustin, qui chaque soir vient chercher son lait chez mes parents. Gentil et blagueur, il ne rabroue pas les enfants. Il est content que je vienne le regarder travailler. 

Il a maçonné à neuf le socle de pierres et, à présent, il l'enduit d'un fin mortier. Avec une truelle triangulaire à bout arrondi, il puise le mélange pâteux d'eau, sable et ciment dans un seau bas et conique et en charge la taloche de bois qu'il tient de la main gauche. Puis, à truellées vigoureuses et précises, il en crépit le muret. Quand la taloche est vide, il s'en sert pour égaliser l'enduit projeté d'un geste circulaire, puis l'aplanit avec le dos de la truelle. Lorsque toute la face du socle est enduite, il prend un platoir à lame d'acier avec lequel il unifie la couche fraîche, élimine les bavures jusqu'à obtenir une surface lisse que l'eau suintante fait briller comme un miroir. Quand il est au bout de son travail, il me dit : " Le ciment est en train de prendre, il ne faut plus toucher à rien !" Pourtant je le vois reprendre une truelle pointue dans le seau où il a déjà rassemblé ses outils. Dans le coin inférieur droit du soutènement, presque au niveau du sol, du bout de la spatule, il grave dans le ciment frais : EF 1953. Ce sont ses initiales et l'année. 

Ce geste m'émeut. J'y vois tout le bonheur de l'ouvrier, modeste, mais fier de laisser derrière lui la trace d'un travail bien fait.

 

 

 

Chaque printemps, mes parents confient à une mère poule une douzaine d'œufs à couver pour le renouvellement de leur basse-cour. La voilà pour vingt-et-un jours dans une caisse basse installée dans un coin sombre du poulailler, à l'écart des perchoirs. Il ne faut surtout pas la déranger. Pourtant, après une semaine, ma mère m'entraîne, une fois la nuit tombée, vers le poulailler où toute la gent ailée sommeille déjà. Nous y entrons à pas de loup pour ne pas effrayer les gallinacés dont quelques amorces de caquetage indiquent qu'ils sont aux aguets. Avec une lampe de poche, j'éclaire ma mère qui s'approche de la poule couveuse, la soulève des deux mains et la repose à côté de son nid. J'aperçois les oeufs serrés en rond sur la litière de paille. Puis, ma mère me prend la lampe des mains. Elle saisit chaque œuf et en éclaire l'intérieur par transparence pour vérifier s'il est fécond. Si une forme sombre est visible, elle le replace dans la couvée, s'il est clair, elle le met dans la poche de son tablier. Enveloppé par l'obscurité, dans un silence à peine troublé de légers gloussements, mon regard suit le faisceau lumineux. Je suis fasciné quand je distingue dans l'œuf l'embryon en développement, le futur poussin. Partie prenante de sa venue au monde, sa fragilité m'inquiète et m'attendrit à la fois. Quand tous les oeufs sont mirés, ma mère remet la mère poule sur la couvée et nous nous retirons précautionneusement. Je ressens le sentiment exaltant d'avoir aidé la nature dans son œuvre de vie.  

 

 

Comme tous les propriétaires de quelque arpent de verger, mes parents sont bouilleurs de cru. Quand nous récoltons les prunes, les quetsches et les mirabelles, les plus beaux fruits donnent des tartes et de la confiture, et tout le surplus va dans un fût où la fermentation transforme le sucre en alcool. A la fin de l'automne, le tonneau est bouché jusqu'au jour de la distillation.

Mes parents se plaignent des tracasseries qui harcèlent les bouilleurs de cru. Ils doivent se rendre au service des impôts pour déclarer la nature et le volume des fruits à distiller, ainsi que la date et les heures retenues pour la distillation. Cette formalité accomplie, ils peuvent, le jour venu, retirer à la mairie le chapiteau de l'alambic qui y est déposé en-dehors des heures de fonctionnement déclarées. Et lorsque l'opération est terminée, ma mère doit encore retourner au bureau du fisc pour obtenir le congé l'autorisant à transporter sa dame-jeanne d'eau-de-vie sur les deux cents mètres qui séparent la brûlerie de notre maison.

A mes yeux, cette profusion de prescriptions fait de la distillation une entreprise teintée de mystère et j'attends avec impatience le moment de me rendre dans la brûlerie que mes parents louent à un voisin pour une journée. Quand j'y pénètre, l'alambic est déjà en activité. Dans le petit local surchauffé, les parfums puissants du moût fermenté et des fruits bouillis se mêlent aux vapeurs d'eau de vie. 

Je m'assois sur un sac de bois de chauffage et contemple l'installation. La chaudière ronfle pour maintenir le moût en ébullition dans un chaudron de cuivre rutilant coiffé du chapiteau sur lequel s'emboîte le col de cygne. Ce tuyau cintré dirige les vapeurs d'alcool jusqu'au serpentin qui s'enroule dans une cuve constamment refroidie par un flux d'eau froide. Dans le serpentin, les vapeurs d'alcool se condensent si bien qu'à son extrémité, c'est un filet d'eau-de-vie qui coule dans un décalitre de fer blanc. Peu de paroles sont échangées, toute l'attention se concentre sur l'alambic qu'il faut conduire sans ralentissement ni surchauffe. Régulièrement, avec le pèse-alcool, mon père contrôle l'eau-de-vie : celle qui titre de 60° à 70° est gardée pour le vieillissement, tandis que les petites eaux seront distillées à nouveau.

J'aime l'ambiance dans la brûlerie, le lent écoulement des heures magiques où les éléments se transforment sous nos yeux. Grands et petits, grisés par d'entêtants effluves, baignent dans une douceur lénifiante. Ni cris, ni gronderies, même les chicaneries de l'administration semblent oubliées. C'est un moment de quiétude si rare qu'à jamais j'associerai les odeurs uniques de la distillation avec le sentiment d'une chaude convivialité.

 

 

Ma cousine Madeleine a dix-sept ans de plus que moi. Avec son mari Jean, militaire de carrière, elle vient de passer deux ans à Madagascar. Aujourd'hui, elle vient rendre visite à mon père dont elle est la nièce préférée. Madeleine est heureuse de raconter son lointain séjour dans cette île qui est encore une colonie française. Au détour d'une phrase, comme si elle se rappelait soudain un détail oublié, elle me tend un objet enveloppé dans du papier de soie. "Tiens, me dit-elle avec un joli sourire, voici un souvenir de là-bas, cela s'appelle une porcelaine." A ce mot, les images se bousculent dans ma tête. Je sais ce qu'est la porcelaine : c'est la matière de notre beau service à café, celui qui est décoré de l'Angélus de Millet et qui ne sert qu'aux grandes occasions. Mais, sous mes doigts, je ne reconnais ni tasse ni soucoupe. Je sens un objet ovale, dur et rebondi. Lorsque j'enlève l'emballage, je découvre un magnifique coquillage. Il mesure presque dix centimètres de long. Sa valve bombée, polie et brillante, est vivement colorée de brun clair tacheté de blanc comme la peau d'un daim. Chaque extrémité effilée et translucide se termine par un orifice. La face inférieure de la coquille est plane. De couleur nacrée, elle est fendue d'une étroite ouverture dentelée qui dessine une ligne incurvée. 

Je ne me lasse pas de contempler le coquillage et d'en caresser l'émail aux reflets irisés. Pour moi, sa beauté surclasse nos tasses de porcelaine pourtant si délicates. Le plus fin céramiste n'est-il qu'un apprenti face à la nature ? Ce témoin du bout du monde devient mon ami et mon confident. Quand je le porte à l'oreille, je n'y entends pas vraiment le ressac de la mer, mais il me parle bien davantage. Chaque jour, il me rappelle que je peux cultiver l'espérance : le monde est vaste et ses merveilles infinies...

 
 

Ce soir, depuis la sortie de l'école, je suis sur des charbons ardents. Mon frère aîné a réussi à emprunter jusqu'à demain un album de Tintin que nous n'avons pas encore lu. L'événement me met en émoi : Tintin et Milou, les héros des jeunes de 7 à 77 ans ! Je viens à peine de dépasser l'âge plancher pour lire cette BD et j'en suis déjà un passionné. Quinze de ces albums d'Hergé sont parus, mais qu'ils sont difficiles à trouver ! Pour mes parents, comme pour ceux de la plupart de mes copains, l'achat d'un Tintin est dispendieux et inutile. Seul espoir : qu'un camarade mieux loti se voie offrir le livre convoité et qu'il accepte de le prêter autour de lui. C'est l'aubaine qui se réalise aujourd'hui. Mon frère s'installe pour découvrir la BD. Bouillant d'impatience, je tourne autour de lui pour tenter de voler quelques images. L'album qu'il a en mains, c'est "Le temple du soleil", la suite des " Sept boules de cristal". Depuis des mois, je me ronge d'inquiétude sur le sort du Professeur Tournesol, enlevé par d'inquiétants Indiens sud-américains. Tintin et le Capitaine Haddock parviendront-ils à sauver leur ami ? Dupont et Dupond leur apporteront-ils une aide efficace ? Les savants plongés dans une mystérieuse léthargie s'éveilleront-ils ? Les dernières minutes d'attente exacerbent ces questions, et déjà je palpite à l'idée de leur résolution imminente. Enfin, ça y est. Mon frère referme la BD et me l'abandonne. 

Je m'isole dans un recoin et plonge dans l'univers délicieux de la lecture. Désormais dans ma bulle, je suis coupé de la réalité et vis en communion avec les personnages. Me voici au Pérou avec eux ; je les accompagne dans leurs aventures, fier de leurs exploits, tremblant quand des dangers les guettent, joyeux de leurs succès. Ma soif d'apprendre s'étanche dans l'expédition où l'auteur m'entraîne. Les Andes, les Incas, les lamas, les condors, les tapirs, les tamanoirs, le guano, l'éclipse, tout m'est nouveau, tout m'est intérêt, tout m'est plaisir. L'aventure de mes héros m'emporte dans un espace parallèle où je renais à moi-même.  Mes désirs enfouis se réalisent, mes sentiments inassouvis s'accomplissent, mes idéaux fantasmés s'incarnent. D'autres humains forment ma société, imaginaires certes, mais plus authentiques que ceux du monde réel. Mes nouveaux compagnons portent haut les valeurs auxquelles j'aspire. Tintin, le courageux, parcourt le monde pour défendre les faibles et combattre l'injustice. Milou, au cœur pur, est le modèle de la fidélité. Haddock, bien qu'alcoolique et colérique, m'amuse et m'apprend la générosité. Tournesol, savant idéaliste, est un génial précurseur. Dupont et Dupond, gaffeurs cocasses, sont touchants de candeur, Zorino et l'Inca, droits et loyaux.

Les aléas de ma vie réelle ont disparu. Quand je les retrouve au sortir de ma lecture, je me sens mieux aguerri pour les dompter. Ma pensée s'est élargie et mon âme s'est forgé des armes nouvelles. Le bonheur intense de la lecture me construit et m'invite à vivre.

 

 

Une fois de plus, la pluie d'avril me surprend au retour des champs. Après une matinée ensoleillée, le vent s'est soudain levé, et les nuages blancs inoffensifs sont devenus de menaçants cumulo-nimbus. Déjà les larges gouttes froides de la giboulée me transpercent. Je me mets à courir pour atteindre l'abri le plus proche, la maison du père Émile, à deux cents mètres. Émile se tient justement à l'entrée du hangar qui jouxte sa petite ferme. Me voyant débouler, il me lance : "Komm geuntersteh !" * Je le rejoins sans crainte car Émile, grand-père placide, ne rembarre pas les enfants comme tant d'adultes de mon village.  * Komm geuntersteh ! : Viens t'abriter.

A présent il pleut à  torrents. La remise n'est pas fermée vers l'Est, mais il suffit de rester un mètre en retrait pour être au sec. Côte à côte, dans un silence complice, nous contemplons l'ondée qui fend l'air, courbe les plantes et frappe le sol. Au-dessus de nos têtes, la pluie crépite sur les tuiles. Le toit n'a pas de chéneaux : l'eau tombe directement des tuiles sur le sol, formant devant nous une cascade de filets parallèles.  J'éprouve un merveilleux bien-être, le sentiment rassurant, venu du fond des âges, d'être à l'abri des éléments hostiles. Et quelle satisfaction de partager cet instant de sérénité avec Émile, par-delà le fossé des générations. 

Une dizaine de minutes plus tard, l'averse se calme. Émile tend la main pour sentir les gouttes, puis scrute le ciel. Il retourne à ses occupations tandis que je poursuis mon chemin. Le moment magique est fini, mais j'en garderai une profonde impression de douceur et de paix.   

Une autre rencontre avec Émile : cliquez ici.

 

 

Chaque fois que j'apprends que j'ai quartier libre pour l'après-midi, je me sens à la fois content et anxieux. Car la bonne nouvelle ne vient qu'à la dernière minute, quand ma mère constate qu'elle n'aura pas besoin de mon aide. Pour cette raison, je ne peux jamais faire de projets avec mes camarades. Je suis livré au caprice du hasard qui me donnera ou non une occasion de jeu. 

Je me dirige alors vers le terrain de football. Distant d'un kilomètre, il se situe à l'extérieur du village, à l'opposé de notre maison. Je m'y rends à pas légers, mais l'esprit tourmenté. Vais-je y trouver, ne fût-ce qu'un ou deux amateurs de football ? Auront-ils un ballon avec eux ou bien, comme moi, en seront-ils démunis et réduits à attendre un joueur plus chanceux qui s'en est procuré un ? Voici les dernières maisons, le stade n'est plus qu'à cent mètres, mais le remblai de la voie de chemin de fer le masque à mon regard. Tout en accélérant mon pas, je tends l'oreille : le claquement sourd d'un shoot ou l'éclat de voix d'un joueur seraient des indices prometteurs. Me voici au pied du talus, le cœur battant, tout se joue maintenant. Dans trois secondes, je serai fixé. D'abord m'apparaît la barre transversale blanche du but, puis le haut des poteaux et enfin la surface de la pelouse. Trois garçons y tapent le ballon ! C'est la décharge de joie pure, l'espoir exaucé, l'assurance de passer des heures formidables. Ce talus de la voie ferrée devient pour mon cœur avide de sport et de compagnie le lieu d'un ressenti intense. Je l'escalade vibrant d'espoir, et quand le sort me sourit, je le traverse puis le dévale comme si je me jetais dans un bain de bonheur. 

Henri Ehret, mars 2010.

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  Bouffées de bonheur : page 2. 

 Origine des images d'illustration :

Titre : site "Photobucket."

Veau : site "Tripadvisor." 

Maçon : site "The last nail."

Poussin : site "Focus Online." 

Alambic : site "Ma passion du verger."

Porcelaine : site "Vogue la galère."The last nail." 

Temple du Soleil :  site "Fnac." 

Pluie :  site "Indap Chile."  

Ballon :  site "Smoc Football." 

 

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