UNE ÉDUCATION ALSACIENNE.
Né en 1945, j’ai vécu mes premières années dans la pesante atmosphère des lendemains de la guerre. Si d’autres régions de France ont pu vivre cette époque dans la fièvre exaltante de la Libération, l’Alsace se remettait difficilement de la période nazie avec son cortège de plaies encore douloureuses. En moins de quarante ans, la génération de mes parents avait changé trois fois de nationalité. Plusieurs fois, ils avaient dû changer de langue sous la contrainte, pavoiser aux couleurs du vainqueur et se plier à sa législation arbitraire. Sans en comprendre les causes, je percevais le désenchantement, voire l’accablement des adultes. Quelles étaient leurs convictions profondes à l’issue des tourments de l’histoire ? Personne n’en parlait, mais sous leur silence, je pressentais drames et déchirures. Dans ce contexte, pour l’éducation de la nouvelle génération, l’heure n’était pas à l’innovation. Les parents s’accrochaient aux valeurs éprouvées dont les maîtres mots étaient obéissance et travail, et dont la religion catholique était la gardienne vigilante. Nombreux sont les matériaux qui participent à la formation d’un être humain et il est malaisé de distinguer les pierres angulaires des moellons secondaires. Dans les récits qui suivent, les historiettes anecdotiques côtoient les relations d’expériences fondatrices. Tous cependant témoignent des réalités d’une époque.
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(Les
prénoms cités dans cette page ne sont pas ceux des personnes réelles qui
ont inspiré les récits.)
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Le berceau de mon enfance se confinait dans une étroite portion de la vallée vosgienne, cocon familier, en apparence retranché de la frénésie du monde. Les crêtes toute proches en fermaient l’horizon et pouvaient inspirer un rassurant sentiment de protection. Pourtant, aussi loin que je me souvienne, j’avais la conscience diffuse que le cours paisible de la vie n’était qu’une façade trompeuse, qu’en réalité j’étais né dans un monde de périls qui avaient déjà durement frappé autour de moi. Car dans le petit village où je grandissais, nombreux étaient les adultes qui portaient en eux les stigmates d’épreuves récentes ou anciennes. Les récits qui suivent relatent comment leurs témoignages m'ont révélé les avatars de l'Histoire ; une Histoire qui m'a éveillé à la vie et à la conscience. |
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Repères chronologiques :
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Marcel, rescapé de Tambov. (1945)
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Dans cet immédiat après-guerre, mon village portait le deuil de quinze de ses jeunes gens tués pendant le conflit, la plupart sous l’uniforme allemand. Plusieurs dizaines d’autres avaient subi les atrocités de la captivité en Russie. Parmi eux, Marcel, le cousin préféré de ma mère, avait été interné dans le camp de Tambov de sinistre mémoire. Il en revint en 1945, pesant à peine quarante kilogrammes et moralement marqué à jamais. Quand il allait dans ses champs, Marcel avait coutume de s’arrêter chez nous pour une pause. Assis sur le banc devant la maison, il affichait un air gai et blaguait avec les enfants. Mais fréquemment, son entrain tombait, son regard se brouillait et un lourd silence s’installait. Visiblement, malgré les années écoulées, les spectres ramenés de Russie le tourmentaient. Pour s’en soulager, il s’abandonnait alors à des épanchements furtifs qui peu à peu me peignirent l’enfer de Tambov. |
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Chaque
confidence
créait dans mon esprit une vision d’horreur qui me poursuivrait. Les
nuits glaciales par - 40°, les baraques semi-enterrées où les
prisonniers s’entassaient sur les bat-flanc, la misérable pitance de
millet et de choux, la faim atroce de ces jeunes hommes moins nourris
qu’à Auschwitz, les ravages de la dysenterie, la tyrannie des chefs de
baraques dont une décision signifiait la vie ou la mort. Une scène
m’avait particulièrement horrifié : chaque matin, un groupe de
prisonniers enlevait les camarades morts pendant la nuit et, ne pouvant
pas creuser de fosse commune dans le sol gelé, empilait les cadavres dans
un hangar. L’évocation du séjour dantesque où cette multitude de
gisants attendaient le printemps me hanterait longtemps. Les récits hallucinants de Marcel nous communiquaient son exécration des Russes dont la cruauté avait remisé au second plan la barbarie nazie elle-même.
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La région Alsace, dans le cadre de sa politique de Mémoire, a entrepris le recensement de toutes les victimes de la Seconde Guerre mondiale et particulièrement des "Malgré-Nous." En février 2008, le sénateur Philippe Richert, alors président du Conseil Général du Bas-Rhin, a effectué un voyage à Tambov pour y rendre hommage aux incorporés de force et promouvoir la coopération avec les autorités locales pour l'entretien des lieux de mémoire et l'ouverture des archives russes qui pourraient permettre aux familles de retrouver la trace de leurs disparus. Lors de la cérémonie de commémoration et du dépôt de gerbes à Tambov-Rada, M. Richert a donné lecture d’une lettre de Monsieur Nicolas Sarkozy, premier président de la République à avoir reconnu le drame des incorporés de force. Sa lettre est reproduite ci-contre. Source : https://www.malgre-nous.eu/
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Baraque du camp
de Tambow, appelée "bunker" par les internés.
Origine des dessins : https://dangel.net/ALSACE/ArthurDangelFrench.html |
Prisonniers de
Tambov à la corvée de bois dans la forêt de Rada
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S’il en avait été besoin, notre détestation des Russes aurait encore été renforcée par nos voisins polonais, Maria et Stanislas. Déportés du travail par les nazis, ce jeune couple avait échoué dans notre village où ils avaient fondé un foyer égayé par trois enfants. Malgré leur allemand approximatif, ils étaient bien acceptés par les villageois qui estimaient leur discrétion et leur capacité de travail. Pourtant, un seul projet absorbait tous leurs efforts : émigrer aux États-Unis. Un jour qu’ils travaillaient avec nous à l’arrachage des pommes de terre, j’entendis ma mère leur demander : "N’êtes-vous pas bien, ici avec nous ? Pourquoi aller tout recommencer si loin ?" Et Stanislas de répondre : "Non, ici on est trop près des Russes ; je ne serai tranquille que lorsqu’il y aura l’océan entre eux et nous !" Je restai confondu par cette réponse qui d’un coup me fit ressentir un danger que je n’imaginais pas si proche. J’expérimentais sans les connaître les notions de péril rouge et de guerre froide. L’effroi
vis à vis des Russes était partagé par tous. Même entre enfants, nous
nous épouvantions en évoquant l’échéance fatale : "Wenn die
Rüssa komma !" *, qui s’ajoutait à la peur lancinante de la fin du monde
que nous instillait en permanence le clergé catholique. *
"Wenn die Russen kommen ! : Quand les Russes arriveront !" D’autres habitants du village dont le destin venait d’être bouleversé par la guerre n’étaient pas en reste pour nous entretenir dans l’horreur des Russes et des communistes.
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Günther, Arnold, Willy, Rudi, anciens prisonniers allemands. (1945) Günther, Arnold, Willy, Rudi et d’autres, anciens soldats allemands prisonniers, avaient préféré, une fois libérés, rester dans notre village plutôt que de retourner dans leur pays natal à présent occupé par les Soviétiques. Ils avaient fait souche ici ; à part quelques prénoms inusités chez nous et des nuances de prononciation de leur parler, rien ne les distinguait des Alsaciens. C’étaient nos voisins, nos compagnons de travail dans les usines et les champs. Leurs enfants étaient mes camarades à l’école, à l’église et dans les jeux. Je m’interrogeais comment des gens à présent si proches avaient pu être naguère des ennemis. | ||
Léa
et Hilde, rapatriées
du Banat. (1948). | ||
Deux jeunes filles banataises, Léa et Hilde, s’étaient mariées récemment avec des garçons de la commune. En même temps que les villageois, je découvris les tribulations de ces descendants d’Alsaciens chassés de leurs foyers par les communistes et spoliés de tous leurs biens. Je comprenais difficilement comment ces personnes aux patronymes familiers et s’exprimant dans un dialecte si voisin du nôtre pouvaient venir de contrées aussi lointaines que la Yougoslavie et la Roumanie.
Source : site "Banatportal" |
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Le procès de Bordeaux. (1953) J’avais à peine sept ans en février 1953 quand mon village et toute la région vécurent des jours dramatiques. Ce dimanche après-midi, la tension qui montait ces derniers jours de façon sourde chez les adultes éclata en crise ouverte. Quand les cloches sonnèrent le tocsin, je partis pour l’église avec mes parents. Je m’aperçus vite qu’il ne s’agissait pas des vêpres banales qui n’attiraient qu’une modeste affluence. Non, de toutes les maisons sortaient des familles entières au visage grave. Et, comportement inhabituel, les gens s’interpellaient et se prenaient à témoin. J’entendis : "C’est une honte !" "On ne peut pas accepter cela !" "Il faut qu’ils comprennent !" "Pourquoi ce sont eux qui doivent payer ?" Même mon père, d’habitude si réservé, dit à un homme de son âge : "Comment peuvent-ils les condamner alors qu’ils n’ont fait qu’obéir aux ordres ?" | ||
![]() Je savais par l’école que ce qui se passait découlait de l’extermination, en juin 1944, de plus de six cents habitants d’Oradour-sur-Glane par la division SS "Das Reich." La sœur enseignante nous en avait fait une description horrible, insistant particulièrement sur le massacre perpétré dans l’église. Tandis que les hommes étaient fusillés à l’extérieur, les femmes et les enfants furent entassés dans le sanctuaire. Les SS y firent exploser un engin incendiaire qui libéra une fumée asphyxiante, puis mirent le feu à des bottes de paille et des fagots, embrasant l’édifice et immolant tous les occupants à l’exception d’une seule rescapée. Ci-contre, journal "ORADOUR SUR GLANE". Origine : site "Histoire de Collection". | ||
Plongés dans l’atrocité de ces scènes, nous apprîmes avec effarement que parmi les auteurs allemands de la tuerie se trouvaient des soldats alsaciens. Alors que nous étions enclins à nous identifier aux victimes, voilà que nous nous retrouvions dans le camp des coupables, à l’instar de ces quatorze garçons de notre région qui venaient d’être condamnés par le tribunal militaire de Bordeaux. La conjugaison de l’horreur et de la culpabilité atterrait nos esprits enfantins. Sur le chemin de l’église, où un office spécial allait être célébré, j’observais les adultes face à la tragédie. Je fus saisi par l’unanimité de leur révolte et la force d’expression de leur incompréhension et de leur rancœur. A l’unisson de toute l’Alsace, mon village ressentait le verdict de Bordeaux comme un outrage et un déni inique du droit. Chaque famille n’avait-elle pas un fils, un neveu, un cousin, un voisin qui avait connu le même destin que les inculpés de Bordeaux ? Parce que la France les avait abandonnés au vainqueur nazi, ils avaient été enrôlés de force dans la Wehrmacht et pour beaucoup versés d’office dans la Waffen-SS alors qu’ils n’avaient pas dix-huit ans. Et maintenant cette même France condamnait ces garçons aux travaux forcés pour crimes de guerre ! Chacun se sentit personnellement blessé par la sentence d’autant plus révoltante que les officiers responsables du massacre n’avaient pas pu être arrêtés et, que sur les vingt-et-un accusés présentés au tribunal militaire, il n’y avait que sept Allemands pour quatorze Alsaciens. Huit ans après son retour, la France risquait de s’aliéner l’Alsace. La loi d’amnistie pour les incorporés de force votée quelques jours plus tard évita la rupture mais ne referma pas de sitôt les plaies ouvertes par le procès de Bordeaux. Je gardai de ce tragique épisode des sentiments complexes : souffrance partagée avec la population alsacienne, culpabilité et compassion envers les victimes du Limousin, mais aussi exaltation de l’union et de la solidarité. Je ne devais jamais revoir mes compatriotes unis dans une telle communion de pensée et d’action.
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Oradour, après l'incendie. | ||
Origine des photos: site : "Oradour souviens-toi". | ||
Récits
de la Première guerre mondiale. Malgré l’actualité brûlante des séquelles de la Seconde guerre mondiale, la guerre 14-18 n’était pas tombée dans l’oubli. En laissant dix-huit de ses enfants sur les champs de bataille, elle aussi avait saigné le village et laissé dans les esprits des rescapés des traces indélébiles. | ||
Ludwig en Sibérie. (1914-1918) Le vieux Ludwig nous racontait ses aventures quand nous gardions les vaches sur le Breuil. Âgé de trente ans en 1914, il fut incorporé dès le début du conflit dans l’armée de Guillaume II et dirigé sur le front de l’Est. Fait prisonnier par les Russes, il vécut une incroyable odyssée dont il nous livrait des épisodes picaresques. La Russie, alliée de la France dans le conflit, était censée libérer les prisonniers alsaciens et les renvoyer en France. Mais le chemin était long car il fallait traverser la Sibérie jusqu’au Pacifique ! Voyage interminable entrecoupé de semaines, voire de mois d’immobilisation où les hommes étaient astreints à des travaux forcés.
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Prisonniers alsaciens du secteur de Thann en Russie en 1916.
Photo parue dans "Patrimoine Doller" n°5. Bulletin de la Société d'Histoire de la Vallée de Masevaux, 1995. | ||
Dans mon esprit impressionnable se sont gravées des scènes liées à la faim, au froid ou aux mœurs arriérées des Russes. Les prisonniers étaient chroniquement sous-alimentés. Ainsi, lors d’une étape en train, la ration du jour se limitait pour tout un wagon à une unique saucisse. Ludwig nous interpella : "Comment pouvions-nous partager équitablement cette saucisse entre une quarantaine d’hommes ?" Il nous laissa languir quelques instants puis nous décrivit comment la saucisse fut soigneusement vidée et diluée dans une marmite d’eau chaude pour en faire un bouillon dont chaque homme put remplir son quart. Parfois, les prisonniers devaient attendre, debout pendant des heures par un froid glacial, que vienne un ordre, un appel ou une affectation. Le froid sibérien était tel que le gel soudait les semelles des sabots au sol. Seule solution : taper des pieds sur place sans arrêt jusqu’à ce que vienne l’ordre de pouvoir se déplacer. Régulièrement, les prisonniers étaient affectés chez des paysans qu’ils aidaient dans leurs travaux. Ludwig n’en revenait toujours pas que les Russes se mettaient à genoux dans la litière souillée pour traire les vaches. Dès qu’il fut chargé de la traite, il s’assit sur un seau retourné au grand étonnement des paysans russes. Ludwig nous assura qu’après ce geste révolutionnaire, il passa pour un génie aux yeux des moujiks ! Dans ses narrations, Ludwig savait nuancer le tragique avec des anecdotes pittoresques. Mais la péroraison en était toujours poignante. "J’ai eu trois fils, aimait-il à nous rappeler. Je leur ai souvent dit : Je préférerais conduire l’un de vous au cimetière plutôt que de savoir qu’il doive endurer les mêmes épreuves que moi." Cependant, par pudeur, Ludwig nous taisait que le destin s’était avéré encore plus impitoyable : lors du conflit suivant, son fils aîné fut également incorporé de force en Russie et il n'en revint jamais. | ||
Émile en Ardèche. (1914-1918)
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La maison du père Émile se trouvait sur le chemin des champs ; il aimait bavarder avec les passants et ne rechignait pas à livrer aux plus jeunes des péripéties de sa jeunesse qui le rongeaient toujours. Âgé de dix-sept ans en 1914, son grand crève-cœur avait été l’évacuation des hommes du Landsturm *. Parti à pied jusqu’à Bussang sous l’injonction de l’autorité militaire occupante, il s’était retrouvé prisonnier de l’armée française qui l’expédia à six cents kilomètres vers le sud, en Ardèche. Il gardait de ce séjour forcé dans un camp de Vals-les-Bains un souvenir cuisant. Dormant sur la paille, chichement nourri de soupe claire, l’ignorance totale du français le murait dans un monde hostile. Quarante ans après, il souffrait encore de l’animosité de la population locale : "Ils nous criaient : Salpoches ! invective dont nous n’avons longtemps pas compris le sens ! Impossible pour eux de faire la distinction entre nous et l’ennemi allemand, ni de supporter que nous soyons là, loin des périls du front, alors que leurs maris, pères, fils et frères côtoyaient journellement la mort." Émile gardait une reconnaissance émue pour une dame de la Croix-Rouge suisse qui visita son camp et lui donna un petit livre d’initiation au français. |
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"Ce livre m’a sauvé, répétait-il ; aujourd’hui encore, je le connais par cœur. Grâce à lui, j’ai pu enfin m’ouvrir à mon entourage et comprendre ce qui se passait." Les
autorités pressaient les jeunes internés de s’engager dans l’armée
française. Pour Émile, c’était impensable : comment aurait-il pu
aller combattre l’armée où servaient les membres de sa famille et ses
concitoyens alsaciens ? Les recruteurs avaient beau promettre que les engagés
seraient envoyés en Afrique du Nord et non sur le front, Émile ne leur
faisait pas confiance. Ayant refusé de s’engager, n’ayant pas pu
obtenir un rapatriement au titre d’un emploi dans une usine
d’armement, Émile resta dans le midi de la France jusqu’à
l’armistice. Il en revint définitivement ulcéré par la France. Désormais
son vocabulaire alsacien s’était enrichi d’une expression nouvelle.
Quand il voulait dire qu’un jeune avait la vie dure, il disait :
"Da Junga hàt Ardèche !" *
* "Dieser
Junge hat Ardèche ! : Ce
garçon subit le régime de l’Ardèche." | ||
Les évacués du Landsturm de mon village à Vals-les-Bains en décembre 1914. Premier debout à partir de la gauche : mon grand-père maternel, Robert Lévêque. A côté de lui, ses deux frères. Photo de famille. |
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Il s’agissait de lettres reçues par un soldat américain cantonné dans ce grenier. Ce soldat se prénommait Andrew ; l’une des lettres avait été écrite le 16 avril 1918 à Ontonagon, sur le Lac Supérieur, et commençait par "Cher frère." Une autre se terminait par "Au revoir cher enfant, ta maman Anna." J’imaginais Andrew, si loin du Michigan, lisant et relisant les lettres de sa famille, puis les rangeant au-dessus de sa tête sous une tuile … où elles resteraient oubliées pendant quarante ans. Ma mère ne fut pas surprise de notre trouvaille car elle se rappelait l'installation des soldats américains dans le grenier de sa maison natale alors qu’elle avait sept ans. J’étais troublé d’avoir accédé à l’intime correspondance d’Andrew avec les siens. Ces missives jaunies me firent toucher du doigt la réalité d’un passé qui jusqu’ici n’était que paroles et imagination.
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La
guerre d'Indochine. |
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Pendant que les événements du passé s'ordonnaient dans mon esprit, le présent apportait à son tour son lot de tragédies. Même si elle se déroulait à des milliers de kilomètres, la guerre d’Indochine fit irruption dans notre vie. J’avais à peine cinq ans quand un jeune officier tombé en Indochine fut enterré dans notre village. Le jour des obsèques, mes parents m’emmenèrent assister à la cérémonie funèbre. Un vaste déploiement de militaires avait changé l’aspect familier de nos rues, pavoisées de tricolore. C’était la première fois que je voyais des soldats. J'étais à la fois intimidé et fasciné par les uniformes, les fusils, les képis des officiers généraux des diverses armes. Les sapeurs-pompiers aux casques étincelants conduisaient le cercueil couvert du drapeau français, tandis que des deux côtés de la route marchaient des soldats portant leur fusil à la hanche droite, le canon incliné vers le sol. Mon émotion fut à son comble lorsque depuis le cimetière retentit la sonnerie aux morts qui sembla se répercuter sans fin dans le village.
Quatre années plus tard, la guerre d’Indochine éprouva à nouveau le village. Un habitant de la commune, jeune père de famille, était à Dien Bien Phû. Quel tourment pour sa famille de découvrir jour après jour les nouvelles alarmantes venues du théâtre des opérations. Dès février 1954, l'encerclement du camp retranché par les troupes du Viet-minh, puis en mars le déclenchement de l’attaque. Les semaines suivantes, la chute successive des points d’appui français baptisés poétiquement de prénoms féminins. Survinrent alors le suicide du commandant de l'artillerie française, désespéré par son erreur de jugement, et l’asphyxie progressive du camp que l’aviation ne parvenait plus à ravitailler. Et finalement, le 7 mai 1954, après 56 jours d’âpres combats, la reddition de la garnison submergée sous le nombre des assaillants. Je vois encore l’énorme manchette du journal local : "Dien Bien Phû est tombé !" Quel était le sort de notre concitoyen ? La publication de la liste des prisonniers apporta une éclaircie dans l’angoisse de sa famille : son nom y figurait. Hélas, ce n’était qu’un apaisement passager. Son épouse attendit vainement le retour de son mari et ses enfants grandirent sans connaître leur père qui fit partie des 7 800 prisonniers dont la France n’eut plus jamais de nouvelle. Ce conflit du bout du monde avait apporté le deuil et la douleur jusque parmi nous. Il prolongeait la chaîne ininterrompue des guerres de notre siècle et me persuadait de l'extrême fragilité de nos existences. |
Plan sommaire du camp retranché de Dien Bien Phû. (d'après Wikipedia)
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Ainsi, entre cinq et dix ans, m’appropriant les bribes de conversations glanées ça et là, et toutes les observations que le regard d’un enfant peut surprendre, j’avais amassé une somme d’indices disparates sur le vécu de mon entourage de traumatisés de l’Histoire. Cette Histoire n’était pas la science de l’érudit qui quête tranquillement les événements dans les archives et les livres, mais la force terrible qui soudain avait fait surgir l’inattendu et le foudroyant. C’était l’empêcheuse de vivre en paix, la tourmente aveugle qui avait dispersé les humains comme fétus de paille et qui, si elle avait épargné leur vie, les laissait marqués à jamais. Je m’imaginais Stanislas, Maria, Franz, Günther, Arnold, Léa, Hilde quand ils avaient mon âge. Comme moi, ils n’aspiraient qu’à vivre heureux dans l’univers tranquille de leur enfance. Puis un jour, le souffle de l’Histoire avait balayé leur quiétude et brouillé leurs plans d’avenir. Arrachés à leur havre de paix, ils s’étaient retrouvés dans un pays étranger, dans une région, dans un village dont ils ignoraient jusqu’à l’existence. Et Marcel, Ludwig, Émile ? Innocents de tout forfait, ils avaient pourtant subi des châtiments pires que ceux qu’on inflige aux criminels et jamais ils n’avaient retrouvé la sérénité. Et moi ? une prochaine bourrasque de l’Histoire m’attendait-elle ? Dans une décennie, aurait-elle emporté ma vie ? ou bien me laisserait-elle estropié au bord du chemin ? ou bien me jetterait-elle au hasard dans un lieu inconnu ? J’aspirais à en savoir davantage et à comprendre. Je sentais que ce serait l’affaire de toute une vie d’ordonner les événements et de leur donner un sens. En attendant, je garderais gravée l’émotion d’avoir rencontré et écouté les plus humbles acteurs de l’Histoire. * * * Henri Ehret, mars 2008
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Une éducation alsacienne, suite : "C'est chic de parler français." |