Travaux d’enfant au fil des années.

Sur le chemin du Senkel.

Les orties.

Le fumier.

L'herbe.

La sciure.

Dans la forêt.

Sur le Breuil. (ci-dessous)

 

Sur le Breuil.

 

En aval de mon village s’étendait le Breuil, vaste surface plane de prés qui couvraient le fond de la vallée, depuis le versant jusqu’à la rivière. Vers la mi-septembre, quand l'herbe avait repoussé après les regains, on y pratiquait un usage hérité du plus lointain Moyen Âge : la vaine pâture. Chaque paysan qui y possédait un terrain, pouvait laisser paître ses bêtes sur l’ensemble des parcelles.

 

 

 

 

 

 

 Localisation du Breuil.

 

 

 Origine de la photo : site "Bienvenue à Kirchberg" de Fabrice Sutter.

 

 

Certains après-midi, mes parents me chargeaient d’y surveiller nos deux vaches mêlées aux autres bovins  du village. Le Breuil étant situé sur le chemin de son usine, mon père m’accompagnait pour y conduire nos bêtes aussitôt après le repas de midi. Il ouvrait la marche, guidant d’une main son cyclomoteur en roue libre et tenant de l’autre le licol de la vache de tête. Je suivais avec l’autre bête que je menais avec une corde qui lui enserrait la naissance des cornes. Le parcours nous prenait une vingtaine de minutes. A l’arrivée, les vaches détachées se hâtaient de rejoindre leurs congénères pour se mettre à brouter.

Mon père partait alors pour son travail et je me retrouvais seul avec la responsabilité des deux animaux, tâche en apparence lourde mais en réalité aisée à assumer.

 

 

En effet, le petit troupeau se gardait tout seul. La grande prairie était bornée par des limites que les vaches ne cherchaient guère à franchir : au sud et à l’ouest des cours d’eau, au nord le talus du chemin de fer et à l’est une zone de prairies humides dont elles boudaient l’herbe sure. De plus, les bergers ne manquaient pas ! Chaque animal était amené sur le pré par une personne âgée ou bien un enfant qui restait sur place jusqu’au moment d’en repartir. 

Les hommes avaient coutume de se rassembler sur un petit rocher dominant de quelques mètres la plaine d’où ils pouvaient suivre les animaux des yeux. 

 

 

 

 

 

En 2008, le promontoire rocheux où se réunissaient les gardiens du bétail est envahi par la végétation.

 

Les femmes préféraient rester plus près des bêtes. Elles les accompagnaient de proche en proche, leur nécessaire à tricoter à la main et un tabouret pliant sous le bras. Lorsque les vaches avaient trouvé une aire où l’herbe était abondante, leurs gardiennes s’asseyaient et ajoutaient quelques rangs à leur ouvrage tout en restant vigilantes.

Car la sécurité des ruminants nécessitait quand même quelques interventions. Parfois il fallait séparer deux bovins qui se chamaillaient et en venaient à un affrontement tête contre tête, cornes contre cornes. De temps en temps, il fallait empêcher une vache en chaleur de se faire chevaucher par une congénère. Le plus souvent il s’agissait de ramener vers le centre de la prairie des bêtes qui se dirigeaient vers la route ou bien vers la zone marécageuse.

Pour les enfants, c’était la belle vie. Défiant le dicton "Chacun son métier et les vaches seront bien gardées", ils pouvaient s’adonner à leurs jeux tout en étant assurés que nombre de paires d’yeux surveillaient leurs bêtes.  

 

 

 

 

 

Le Breuil en 2008 : exploité par un seul agriculteur, il n'accueille plus de pratique communautaire.

 

Les heures que j’ai passées sur le Breuil font partie de mes meilleurs souvenirs. J’appréciais cette atmosphère de vie communautaire et les rapports détendus entre les pâtres d’occasion, jeunes et vieux. Moment rare, les adultes, libérés de la pression du  travail, consentaient à parler aux enfants. Sur le petit promontoire rocheux, les grands-pères se réunissaient autour d’un feu allumé davantage pour le plaisir que pour la chaleur. L’évocation du passé alimentait leurs conversations auxquelles les enfants étaient admis pour arrondir l’auditoire. Captivé par les récits des vicissitudes du destin alsacien, j’y découvrais des pans nouveaux de mon identité. 

Ces instants d’émotion intérieure alternaient avec des activités insouciantes. Tantôt nous traversions la route pour fureter dans la forêt voisine et en rapporter du bois mort pour le feu des anciens. Tantôt nous longions les haies à la recherche du site idéal pour aménager une cabane dans les arbres. D’autres fois nous courions jusqu’à la rivière pour nous amuser au bord du courant ou bien provoquer sur l’autre rive les gamins du village voisin par nos quolibets. Quelquefois nous rapportions dans des récipients de fortune de l’eau pour nous livrer à l’un de nos amusements favoris, la capture de campagnols. Nous repérions sur quelques mètres carrés toutes les entrées de galeries de ces rongeurs. Chacun se postait devant l’une d’elles et au signal, nous versions de l’eau dans quelques uns de ces orifices. Lorsqu’un campagnol était surpris par l’inondation, il apparaissait à l’ouverture d’une des galeries encore sèche. C’était alors le moment d’être rapide et habile pour le saisir et l’enfermer dans ses mains. Nous le déposions dans un seau vide et nous nous égayions de le voir tourner en rond, affolé, avant de lui rendre sa liberté.

 

 

Je participais à ces passe-temps avec plaisir, goûtant la complicité avec mes camarades. Cependant, je leur préférais de loin le sport dont je me sentais si souvent frustré.  

A cette époque, le football était le seul sport connu dans nos villages. Le terrain du club local était justement situé sur le Breuil, à un jet de pierre du point de réunion des bergers d'un jour. Simple pré sommairement aplani et délimité par des lignes de sciure à peine visibles, ses deux buts sans filets suffisaient pour en faire un lieu magique. L’usure des surfaces de but, où l’herbe avait renoncé à repousser, attestait l’assiduité des amoureux du ballon rond.

En effet, les jeunes du village y passaient de longues heures. Au hasard des moments de liberté, chacun venait sur le stade, se joignait aux joueurs présents puis repartait selon son envie ou ses obligations. Personne n’avait de tenue spéciale, on enlevait sa veste ou son pull et en avant ! Aussitôt que deux gamins s’y retrouvaient avec un ballon, le jeu s’engageait spontanément. Dès qu’ils étaient cinq, deux équipes s’opposaient en tirant sur le même but défendu par un gardien neutre. Plus nombreux encore, ils jouaient sur une moitié du terrain, un deuxième but étant matérialisé par deux vêtements posés sur la ligne médiane, écartés par sept grandes enjambées d’enfant.

 

 

 

 Partie de football improvisée entre enfants. Image d'aujourd'hui qui rappelle nos parties d'hier.

 

Origine de la photo : site de Klagenfurt am Wörthersee.

 

Plongés dans le bain footbalistique depuis la prime enfance, nous en connaissions le règlement et le vocabulaire. En nous auto-arbitrant, nous criions :  "goal, fault, corner, penalty, offside", sans imaginer un instant que ce fût de l’anglais, langue dont personne ne connaissait le moindre mot. Les règles étaient allègrement adaptées à notre nombre et à nos terrains variables. L’une de nos lois : "Drei Corner a Elfer" * ravirait certainement les amateurs de buts d'aujourd’hui !  * ("Drei Ecken ein Elfer : Trois corners donnent un tir à 11 mètres [un penalty]" )

 

Ainsi, la garde des vaches me permettait de passer une après-midi entière sur le terrain de football où par beau temps les parties ne s’arrêtaient pas. Je m’y adonnais à corps perdu. J’appréciais l’esprit de compétition, la débauche d’énergie gratuite et la concentration totale sur le jeu, même si par intermittence, je me rassurais en vérifiant par un coup d’œil au loin que nos deux bêtes étaient bien visibles.     

 

 

Vaches sur la pâture.

 

 

Origine de la photo : site "BMVBS"

 

Quand la demie de quatre heures sonnait au clocher de l’église, je devais préparer le retour. Je rejoignais nos deux vaches et les séparant de leurs semblables, je les faisais progresser vers l’entrée du Breuil, là où mon père s’arrêterait en revenant de l’usine. Quand il arrivait, il me rejoignait, jaugeait d’un coup d’œil sur le flanc gauche des bêtes si elles étaient rassasiées, puis leur mettait corde et licol.

 

Vers 17 Heures nous étions à la maison. Assoiffé, trempé de sueur et physiquement exténué, je n’avais pourtant qu’un désir en tête : retourner bientôt sur le Breuil ! 

Henri Ehret, mars 2008.

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