Travaux d’enfant au fil des années.

Sur le chemin du Senkel.

Les orties.

Le fumier.

L'herbe.

La sciure.(ci-dessous)

Dans la forêt.

   Sur le Breuil.

 

La sciure.

 

Dans la petite exploitation agricole de mes parents, la sciure de bois (s'Saagmahl, das Sägemehl) était d’usage quotidien. Tout au long de l’année, elle faisait office de litière pour les vaches. Et les jours qui suivaient l’abattage du cochon, on en brûlait une grande quantité pour fumer lard, jambon et saucisses.

Dès que j’eus six ou sept ans, je secondais mon frère aîné lorsque mes parents l’envoyaient se réapprovisionner en sciure. Nous la cherchions dans la scierie du village voisin où les habitants des environs pouvaient en prendre librement. 

Nous partions avec la "Leiterwagala" marchant côte à côte, chacun tenant d’une main la double poignée du timon. Tirer à deux la charrette vide sur la route goudronnée même montante n’était pas épuisant.

Nous n’avions guère plus d’un kilomètre à parcourir. Pourtant le voyage m’apparaissait comme une expédition excitante : n’allions nous pas quitter notre quartier familier pour pénétrer dans un village dont nous ne connaissions pas les habitants ? Même si dans les années 1950 les rivalités de clocher n’avaient plus la virulence de jadis, traverser les rues de la localité limitrophe pimentait notre équipée d’un parfum d’aventure. Je devais être à peine moins intrigué par les us des gens du lieu que Livingstone au moment d’aborder les naturels des bords du Zambèze ! Leurs mœurs religieuses surtout me préoccupaient car nous devions passer devant un calvaire élevé au bord de la route. Les habitants d’ici allaient-ils, comme dans mon village, me dénoncer si je ne faisais pas le signe de la croix ? Et s’ils voulaient le faire, à qui s’adresseraient-ils ? Finalement, le risque de délation nous semblait minime et nous nous dispensions en général d’afficher le geste de notre piété inculquée. 

En revanche, j’étais apeuré au moment de passer devant la statue de Saint-Nicolas abritée dans un petit oratoire. Au pied du saint étaient représentés les trois enfants tués et mis au saloir, ce qui réveillait en moi les légendes effrayantes liées au patron des écoliers, ressenti à l’époque bien plus redoutable que bienveillant.

 

Le calvaire et Saint-Nicolas sont toujours en place au bord de la route. Impressionnent-ils encore les enfants qui passent ?

 

Le temps de me remettre de ces émotions et nous arrivions à la scierie. Située en contrebas de la route,  au bord du torrent, elle fonctionnait, selon l’abondance de l’eau, soit par l’énergie hydraulique d’une roue à augets, soit par celle d’un moteur diesel.

Laissant notre charrette au bord du chemin, nous descendions un escalier étroit pour gagner la cave du bâtiment, accueillis par l’odeur pénétrante de sapin scié. Intimidé mais fasciné, je pénétrais dans les entrailles de l’installation et en observais la machinerie. Je n’apercevais pas la roue à augets qui était à l’extérieur, mais je découvrais un énorme volant métallique de plusieurs mètres de diamètre. Solidaire de la roue à augets qui lui transmettait son mouvement, il était animé d’une majestueuse rotation. Une longue courroie de cuir reliait le volant à une poulie bien plus petite qui tournait à grande vitesse, actionnant par un mécanisme qui m’échappait le mouvement vertical des lames.  

 

 

 

 

La scierie, aujourd'hui disparue, où nous cherchions la sciure de bois. On voit la roue à augets en bas et à droite de la photo.

 

La scie était installée au niveau supérieur. Nous entendions au-dessus de nos têtes les pas des ouvriers qui manipulaient les lourdes billes de bois. Lorsqu’une grume roulait sur le plancher, le bâtiment entier tremblait et un nuage de sciure et de poussière nous recouvrait. 

Le vacarme était assourdissant. Le va et vient des lames débitait planches, madriers et poutres avec un grincement continu auquel s’ajoutaient le grondement de la chute d’eau, le crissement des courroies et des rouages, la stridulation intermittente de la scie circulaire et selon les jours le ronflement sourd du moteur diesel. 

 

 

 

 

 

 

 La scie à lame unique mue par la roue à augets. Dans les années 1950, fonctionnait aussi une scie à lames multiples qui débitait toute la bille de bois en un seul passage. 

 

 

 

Les photos de la scierie et de la scie sont extraites de "Patrimoine Doller" n°12 paru en 2002, en illustrations de l'article : "La scierie Roger Studer : cinq générations de scieurs." Elles ont été fournies par M. Roger Studer, auteur de l'article et propriétaire de la scierie.

 

La sciure tombait dans le sous-sol en formant sous la lame un gros amas qu’un ouvrier venait étaler régulièrement. En période de forte activité, elle remplissait la cave jusqu’au plafond. Les jours plus calmes, nous devions avancer tout près de la scie pour remplir nos sacs.

Mon frère pelletait la sciure, choisissant les endroits secs et propres et enlevant à la main les débris de bois. Quant à moi, je lui présentais des deux mains l’ouverture du sac que je raidissais à l’aide de deux baguettes. Ma tâche aurait été aisée, n’eussent été les heurts réguliers de la pelle sur mes mains qui parfois me faisaient lâcher le sac. Mon frère s’en irritait et me houspillait car il versait sa pelletée dans le vide.

Lorsque le sac était plein, je rassemblais le dessus de la toile en joignant les deux mains sous lesquelles mon frère nouait une ficelle. Puis nous le hissions tant bien que mal dans l’escalier et le chargions sur notre charrette. Nous recommencions jusqu’à achever le chargement de notre véhicule qui pouvait porter quatre sacs.

Avant de repartir, chacun s’ébrouait et se brossait de la main pour se débarrasser de la sciure accrochée sur nos cheveux et nos vêtements. Mais la démangeaison de la poudre de bois infiltrée sous nos habits nous poursuivrait plusieurs heures. 

Après la petite grimpette entre la scierie et la route, le retour en descente était une sinécure. Mon frère tenait le timon et menait un bon train ; je suivais en freinant si nécessaire avec une corde. Curieusement, au retour, je passais avec plus de hardiesse devant la statue de Saint-Nicolas et la croix du calvaire. Peut-être parce que nous marchions vite et que l’épreuve étant brève, je n’avais pas le temps de me tourmenter l’âme ?

 

Un quart d’heure plus tard, nous étions à la maison et remisions les sacs. Je ressentais agréablement la fatigue de la trotte ainsi que la sérénité recouvrée après les émotions. 

 Henri Ehret, février 2008.

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