Travaux d’enfant au fil des années.

Sur le chemin du Senkel.

Les orties. (ci-dessous)

Le fumier.

L'herbe.

La sciure.

Dans la forêt.

  Sur le Breuil.

 

 

Les orties.

  

Les enfants qui grandissaient au contact de la nature apprenaient vite de quelles plantes hostiles ils devaient se défier. Un ramassage de mûres m’avait fait connaître les aiguillons acérés des ronces qui griffent la peau et déchirent les vêtements. Le framboisier avec ses piquants peu agressifs m’apparaissait plus sympathique que l’églantier qui répondait par le retour cinglant de ses branches barbelées à la cueillette des gratte-cul. Je ne redoutais pas les pointes de l’acacia que je ne côtoyais guère, au contraire des chardons épineux qu’il fallait éradiquer des champs. Les plantes coupantes comme la fougère, qui m’ouvrait la peau jusqu’au sang si je cassais leur hampe à la main, n’étaient heureusement pas trop profuses.

 Cynorhodons sur les branches épineuses de l'églantier. 

Origine de la photo : https://farm1.static.flickr.com/158/365633182_4e1d51a8a4_o.jpg

Mes ennemies intimes, celles qui m’ont poursuivi tout au long de l’enfance, étaient les orties. Elles prospéraient au bord des chemins, dans les fossés, le long des murets et des lisières et, au voisinage des habitations, dans tous les recoins un peu négligés. La grande ortie, avec ses feuilles dentées vert sombre, était facile à identifier car elle se dressait bien au-dessus des autres herbes, mais l’ortie brûlante, la plus agressive, se camouflait dans les prairies et m’infligeait de cruelles piqûres quand j’y marchais en culottes courtes ou bien quand je manipulais des brassées d’herbe coupée.

Les orties stimulaient l’imagination enfantine ; c’était à qui réussirait à éviter leur feu cuisant. Certains prétendaient les toucher sans douleur en s’abstenant de respirer, d’autres arrivaient à les empoigner sans être piqués par les poils urticants. Les plaisantins cueillaient du lamier blanc qu’ils débarrassaient de leurs fleurs pour parfaire sa ressemblance avec les orties et fanfaronner devant leurs camarades.

 Orties communes.

 

Deux ou trois fois par an, j’étais directement confronté aux orties. Derrière la maison de mes parents, s’étendait un enclos d’environ deux ares où était parquée notre basse-cour. A force de gratter le sol à la recherche de nourriture, les poules détruisaient toute herbe à l’exception des orties dont les pousses prospéraient dès la fin de l’hiver. Bientôt trop envahissantes, elle gênaient le passage. C’est alors que tombait de la bouche de ma mère l’oukase à mon intention : "Brennessel maija !" * (* "Brennesseln mähen ! : faucher les orties")

Cette tâche n’était pas une mince affaire car les végétaux à abattre étaient bien plus hauts que moi et je craignais leurs piqûres. Impensable de m’y attaquer en short et chemisette ! Pour me protéger, j’empruntais les habits de travail de mon père, bien trop amples pour moi. J’enfilais une de ses épaisses vestes de travail à manches longues, je me couvrais de son vieux feutre et je chaussais ses bottes de caoutchouc qui m’arrivaient à mi-cuisses. Mes mains restaient vulnérables, mais à l’époque personne ne mettait de gants pour le travail. Ainsi déguisé, j’empoignais mon outil, une vieille faux émoussée qui ne craignait plus les coups ratés et les heurts avec les pierres, et m’aventurais sur les lieux des hostilités. Revêtir mon bizarre accoutrement aurait pu m’amuser, mais la certitude des piqûres étouffait toute gaieté.

Sur le sol ravagé par les nids-de-poule, les orties poussaient en touffes disséminées. Je m’attaquais d’abord aux moins hautes, aux exécrables orties brûlantes que je sabrais avec délectation, comme on savoure une vengeance. Ensuite, j’affrontais les tiges effrayantes de la grande ortie. Souvent je n’arrivais pas à les trancher assez franchement pour qu’elles chutent sur le côté, si bien qu’elles s’affaissaient vers moi. Empêtré dans mes frusques, j’avais du mal à les esquiver et elles me piquaient aux mains et aux cuisses. Les endroits accidentés, talus et bords des clôtures, où justement les orties prolifèrent, étaient impossibles à faucher. J’en étais réduit à passer la lame de faux derrière chaque pied et de le sectionner en tirant l’outil vers moi d’un coup sec.

 

 

Cahin-caha, je finissais par rester seul debout sur le champ de bataille, et une fois toutes les orties couchées, je les piétinais pour les neutraliser définitivement. Pendant que le feu des brûlures s’estompait, j’éprouvais la satisfaction de la tâche achevée, prenant cependant conscience que si le cours de la nature générait l’immuable repousse des orties, le destin de l’être humain impliquait le retour sans fin de besognes amères.

Henri Ehret, février 2008.

Contacter l'auteur.

Suite des récits : "Travaux d'enfant au fil des années." : Le fumier.

Revenir au menu des "Chroniques de mon enfance."