Travaux d’enfant au fil des années.

Sur le chemin du Senkel.

Les orties.

Le fumier.

L'herbe.

La sciure.

Dans la forêt.(ci-dessous)

Sur le Breuil.

 

Dans la forêt.

   

Chaque jour que Dieu faisait, ma mère allumait le feu dans la cuisinière à bois, seul appareil de cuisson que nous possédions. Pour lancer la flambée, elle brûlait de menus morceaux de branchettes et d’écorces de sapin bien sèches. Nous avions dans les combles d’un hangar une réserve de ce petit bois qu’il fallait régulièrement réapprovisionner.

Pour un adulte, ramasser du petit bois aurait été gaspiller temps et énergie. C’était une occupation pour les vieillards ou les enfants dont les heures n’étaient pas comptées. Ils pouvaient utilement passer une demi-journée à rapporter d’une coupe de bois pas trop éloignée leur modeste fagot.

 

 

Aussi, lorsque dans les futaies environnantes retentissaient les coups sourds des cognées et le grincement rythmé des passe-partout, je comprenais que bientôt je prendrais le chemin de la forêt. Car dès que les bûcherons auraient fini d’abattre les sapins, l’ordre tomberait : "Àfihrholz hola !" *   *(Anfeuerholz holen ! : chercher du petit bois" )

 

Un passe-partout. (musée rural de Peppange, Luxembourg)

Avant le règne des tronçonneuses à moteur, les arbres étaient coupés à l'aide de la scie "passe-partout". Deux bûcherons maniaient la scie, tenant chacun des deux mains une des extrémités de la longue lame de plus d' 1,50 m par un court manche perpendiculaire.

 

 

 En début d’après-midi, je quittais la maison pour gagner le lieu de la coupe, une cordelette enroulée en travers de la poitrine et portant en bandoulière, glissée dans la fente d’une planchette, une serpe qui me battait la hanche.

 Je traversais d’abord l’espace familier des terres cultivées au-delà desquelles s’étendaient les versants boisés. Devant moi, le chemin rural grimpait, et après les derniers prés, s’enfonçait sous le couvert des résineux. Je répugnais à pénétrer dans les sapinières. Dès que je m’en approchais et voyais l’entrée sombre de la forêt me guetter tel un œil cyclopéen, l’appréhension montait en moi.

 Une serpe.

Si, sur mon chemin j’apercevais l’un ou l’autre des grands-pères qui avaient coutume d’aller travailler dans les coupes, je pressais le pas pour le rattraper ou bien je lambinais pour qu’il me rejoigne. Même s’il ne me prêtait aucune attention, je me sentais soulagé : je n’aurais pas à cheminer seul dans la forêt. Car lorsque je m’y engageais, livré à moi-même, je me sentais écrasé par la hauteur colossale des arbres et oppressé par l’horizon bouché et le manque de lumière. Je redoutais encore plus les chemins creux et encaissés aux talus abrupts où les bruits les plus banals, envols d’oiseaux dans les taillis ou chutes de branches mortes, résonnaient de façon angoissante.

Après une vingtaine de minutes de progression, la clarté réapparaissait, la vue se dégageait et l’odeur des résineux fraîchement sciés remplissait l’air : j’étais arrivé sur le lieu d’abattage.

 

 

 

 

 

Coupe de sapins  avant le débardage.

 

Parfois, les arbres coupés n’avaient pas encore été tous enlevés et les débardeurs étaient à l’œuvre. A cette époque, les premiers tracteurs forestiers de marque Latil commençaient à remplacer les chevaux de trait. J’étais passionné par leur travail. Certes, j’éprouvais de la sympathie pour le percheron qui, sous les cris stimulants de son maître, acheminait la grume jusqu’au chemin. Mais lorsqu’un Latil était en action, sa puissance me subjuguait. Alors qu’un cheval traînait à grand peine un seul tronc sur cent mètres, le tracteur en tirait quatre sur de longues distances, labourant la piste et écrasant tout obstacle. Et grâce à son treuil, dans les fortes pentes, la machine hissait jusque sur le chemin les grumes tombées en contrebas. Pour moi qui ne connaissais que les cordes et  les chaînes, j’étais stupéfié par la résistance du câble d’acier en regard de son faible diamètre. Quand un tronçon de câble rompu était abandonné sur un chantier, j’allais l’examiner et effleurer du doigt, incrédule, les torons effilochés dont les brins si ténus supportaient de tels tonnages.

   

 

 

Cheval employé au débardage.

 

 

 Origine de la photo : site "Le cheval ambulant"

 

 

Tracteur Latil et son treuil en action.

 

 

Origine de la photo : site de la FAO.

 

 

Cependant, je n’oubliais pas ma mission : rapporter du petit bois. En m’écorchant les jambes dans les enchevêtrements de branchages, de souches, de buissons et de ronciers, je gagnais un endroit où les grumes avaient été enlevées et le plus gros de la ramure récupéré par les villageois qui nettoyaient les coupes pour leur bois de chauffage.

Je confectionnais alors un traîneau improvisé qui servirait à rapporter mon butin du jour. Je déroulais d’abord la cordelette que j’allongeais sur une aire un peu dégagée et proche d’un chemin. Puis j’extirpais de l’amas de végétaux deux branches de sapin bien droites de 2 à 3 mètres de long qui joueraient le rôle de brancards. Avec la serpe, je taillais sommairement le gros bout de chacune pour en faire une poignée. Puis je les posais, l’une chevauchant l’autre, en travers de la corde, les deux extrémités élaguées écartées d’un demi-mètre.  

Sur cette assise, j’empilais les branches de résineux qui serviraient de petit bois. Je les choisissais drues et bien garnies. Quand elles étaient trop longues, j’appliquais d’une main l’extrémité la plus épaisse sur une souche et de l’autre main la coupais à coups de serpe. Quand je n’arrivais pas à trancher un rameau  au premier essai, l’élasticité des branches répercutait douloureusement les vibrations de mon propre coup à travers mon corps. Entre les branches, j’intercalais de longs morceaux d’écorce qui gisaient là où un tronc avait été couché et nettoyé. Car contrairement à aujourd’hui, sapins et épicéas étaient alors écorcés avant d’être évacués, blancs et lisses, de la forêt.

Pour finir, il me restait à lier toute la charge ensemble. Je grimpais sur l’amas de branches pour les tasser au maximum, réunissais les deux extrémités de la corde et les nouais. Puis avec un court bâton passé dans le lien, je  serrais la corde en la tordant.

 

 

La serpe et son étui coincés dans les branches, serrant de chaque main les poignées du brancard de fortune, je prenais la route du retour en traînant le fardeau derrière moi.

Malgré la pente descendante, le poids de la charge et la position de traction incommode m’obligeaient à de fréquentes pauses. C’était parfois une nouvelle occasion d’observer à la tâche les travailleurs de la forêt ou bien les voituriers. Car dans ces années-là, si les camions grumiers sillonnaient déjà les routes, les chars à bœufs traditionnels gardaient encore l’exclusivité des chemins de terre. Le chargement de ces véhicules était une vision éprouvante, tant la masse d’une grume défiait la chétivité des hommes et la fragilité de leurs outils. Pourtant, avec le seul secours des tourne-bille, des chaînes et des crics à manivelles, deux hommes, par paliers insensibles, hissaient les gros sapins sur les deux trains du char.

Je retenais mon souffle car à tout moment je craignais que le lourd tronc ne retombe en arrière et n’écrase un ouvrier. Je repartais avant la fin du chargement car les voituriers n’appréciaient pas d’être observés, surtout par un gamin qui n’était pas censé entendre les jurons que leur arrachait la pénibilité de leur tâche.

 

 

 

 

 

Transport de grumes dans les années 1950. On voit que les troncs reposent sur les deux trains du char séparés par une dizaine de mètres. 

Photo de M. Raymond Mattauer, parue dans "Le temps oublié au fil de la Doller" de Raymond Mattauer et Louis-André Maller.  2001 ISBN 2-9516796-0-2

 

Quand par petites étapes fractionnées, je finissais par arriver à la maison, les bras de mon brancard étaient râpés par le frottement sur le sol pierreux. Bientôt, ils seraient, tout comme les écorces et les branches de sapins, coupés en morceaux aux dimensions du foyer et mis à sécher.

 

Malgré la résine qui me poissait les mains et les aiguilles qui m’irritaient la peau, je goûtais l'apaisement d’être pour un temps libéré de ma tâche et de ses émois. 

Henri Ehret, mars 2008.

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