Travaux d’enfant au fil des années.

Sur le chemin du Senkel.

Les orties.

Le fumier.(ci-dessous)

L'herbe.

La sciure.

Dans la forêt.

   Sur le Breuil.

 

Le fumier.

 

Ce jeudi d’hiver, alors que le jour déclinait déjà, j’étais assis à la fenêtre de la cuisine, à la recherche d’une pâle lumière, et lisais, le livre posé entre mes coudes sur le rebord de la croisée. Étais-je captivé par les exploits de Maurice Herzog dans Annapurna Premier 8000 ? ou bien par les aventures de Pardaillan dans l’un des romans de Michel Zévaco ? Je ne m’en souviens plus précisément, mais j’ai encore en mémoire l’appétit avec lequel je dévorais l’ouvrage. A 13 ans, j’étais frustré de lecture et il était si difficile d’emprunter des livres ! 

Vers 16 Heures, je sursautai quand ma mère me lança l’ordre pourtant attendu : "Meschta !" *            (* "Misten ! : sortir le fumier de l'étable." )

Sachant vaine toute velléité d’obtenir un délai pour finir le chapitre, la page ou même le paragraphe, je posai mon livre pour accomplir la besogne coutumière des jours où j’étais à la maison : sortir le fumier de nos deux vaches de l’étable. Cette tâche incontournable, accomplie chaque jour de l’année sans exception, était entrée dans mes attributions dès que j’eus la force physique de pousser une brouette bien remplie. Je fus bientôt rompu à son rituel acquis en observant mes parents. 

 

 

Je me rendais d’abord dans la grange située entre la cuisine et l’étable. Ce local servait à entreposer le fourrage du jour, quelques ustensiles agricoles et les sabots de la famille. C'était la pièce intermédiaire entre l’espace des humains où l’on ne gardait aux pieds que les chaussons au crochet, et celui des animaux où l'on marchait en sabots. Ce n’étaient plus les sabots creusés à la main que fabriquaient mon grand-père maternel et avant lui ses aïeux, mais des sabots usinés au tour qu’on achetait à l’épicerie du village. Une touche artisanale y était ajoutée par mon père qui clouait une bande de cuir sur le cou-de-pied pour maintenir le pied dans la chaussure et éviter qu’à chaque pas l’arête rigide du bois ne meurtrisse l’avant de la cheville.  

 

 

Sabots analogues à ceux utilisés dans les années 1950.

 

Les sabots aux pieds, je me rendais près du tas de fumier chercher la brouette qui m'attendait, couchée à l'envers pour éviter d'être remplie par la pluie. Cinq planches et une roue suffisaient pour réaliser cet engin rustique ; chacun des brancards était d’une seule pièce, large au niveau de la caisse, effilée à l’avant pour tenir le moyeu de la roue ainsi qu’à l’arrière pour faire office de mancherons. Entièrement en bois, il était tellement bardé de fumier séché que dans mes premières années je croyais qu’il était sculpté dans cette matière.

 

 

 

 

Brouette à fumier. 

 

Je saisissais les poignées de la brouette, la remettais à l'endroit et la traînais derrière moi jusqu’à l’entrée de l’étable. Je la tirais en travers du seuil jusqu’à ce que la roue se cale contre la pierre. Ainsi immobilisée, l’avant à l’extérieur, l’arrière à l’intérieur, elle était prête à être chargée.

Je m’armais alors de la pelle à fumier, outil rectangulaire dont la largeur correspondait à celle du caniveau de l’étable. Cette rigole cimentée en légère pente suivait l’arrière de l’aire où les vaches étaient à l’attache et recueillait leurs excréments. Mon premier geste consistait, avec la pelle retournée, à curer le plancher en raclant les bouses tombées à côté du caniveau. Par des bourrades de la main sur leur flanc, je faisais bouger latéralement les vaches pour accéder aux souillures sous leurs pattes. Souvent les bêtes n’obtempéraient pas ou montraient leur mauvaise volonté par des battements de queue, voire des coups de pied.  

Ensuite j’aménageais tout au long du caniveau rempli du fumier de toute la journée un sillon où s’écoulait la partie liquide des déjections. Ce lisier traversait le mur à travers un petit orifice et rejoignait la fosse à purin enterrée devant l’étable. Du bout de la pelle, j'activais l’évacuation du liquide et de temps à autre débouchais le trou d’écoulement à l’aide d’un bâton.

Enfin je chargeais le fumier dans la brouette en vidant progressivement le caniveau depuis le fond de l’étable jusqu’à la sortie. En hiver, l’alimentation exclusive en foin donnait une consistance des matières plus aisée à travailler qu’au printemps où la première herbe déclenchait la colique chez nos ruminants. Une dizaine de pelletées et tout le fumier était enlevé. Je reposais la pelle et prélevais dans un sac de jute toujours approvisionné des poignées de sciure de bois que je répandais sur le plancher des vaches pour l’assécher et servir de litière. 

Il ne me restait plus qu’à pousser la brouette jusqu’au tas de fumier ; je réunissais mes forces pour franchir d’une traite les quelques dizaines de mètres à parcourir. A l’arrivée, il fallait encore s’engager sur une planche glissante qui s’avançait sur le monceau puis vider la caisse en la culbutant sur le côté. Je retirais la brouette vers le bord du tas en la faisant riper sur la masse luisante et l’abandonnais là jusqu’à la prochaine évacuation du fumier de l’étable.

Pendant cette courte corvée, mes gestes automatisés par la routine n’empêchaient pas mon esprit de continuer à vivre dans le livre que je venais de quitter et que j’avais hâte de retrouver. Pas un instant ne m’apparaissait la discordance entre l’univers sublimé de la littérature et l’environnement de matières fécales. Je ne percevais pas la malpropreté de ma besogne. L’odeur d’étable imprégnait la maison, les ustensiles et les vêtements au point que je n’en avais pas conscience. Bouses et purin, éléments naturels indissociables de l’élevage n’avaient pas de connotation négative ; au contraire, ils constituaient des éléments précieux pour nos ressources et il importait de les traiter avec respect.

Quelques instants plus tard, les mains passées rapidement sous le robinet, j’étais à nouveau plongé dans ma lecture, espérant que ma mère autoriserait bientôt l’allumage de la lumière électrique.

Henri Ehret, janvier 2008.

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Origine des photos :

- sabots : site "Ritterladen.de"

- brouette :  site "Leiterwagen.ch"

Suite des récits : "Travaux d'enfant au fil des années." : L'herbe.

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