Travaux d’enfant au fil des années.

Sur le chemin du Senkel.

Les orties.

Le fumier.

L'herbe.(ci-dessous)

La sciure.

Dans la forêt.

Sur le Breuil.

 

L'herbe.

 

La possession d’une paire de vaches constituait le fondement de la petite exploitation d'un ouvrier-paysan. Ces bovins polyvalents procuraient au foyer les produits laitiers,  la force de traction pour les travaux agricoles et l’engrais nécessaire aux cultures tandis que la vente du lait et des veaux représentait un complément pécuniaire appréciable. Par manque de surfaces pâturables, les bêtes restaient toute l’année à l’étable hormis quelques jours de pacage en automne. Jour après jour, il fallait les traire, les abreuver, les nourrir, les soigner. Si les vaches étaient au service des paysans, ceux-ci étaient littéralement les esclaves de leur bétail.  

Mes parents élevaient deux vaches auxquelles s’ajoutait parfois une génisse. Pendant la moitié de l’année leur fourrage était constitué du foin et du regain récoltés en été, puis, de la fin du printemps au début de l’automne, nous devions leur procurer journellement 150 Kg d’herbe fraîche.

 

 

 

 

 

Un pré de fauche. 

 

Du plus loin que je m’en souvienne, la corvée d’herbe faisait partie de la routine de chaque jour. Elle avait lieu le soir, après la traite, quand les vaches avaient été affouragées pour la dernière fois. La grange était alors vide et il fallait la réapprovisionner de la ration du lendemain. Chaque fin d’après-midi, quel que soit le temps, nous partions sur l’une des parcelles les moins éloignées de la maison réservées au fauchage quotidien.

Si dans mes premières années, je ne faisais qu’accompagner mes parents, peu à peu, j’ai participé utilement à la besogne. Ma première responsabilité, dont je n’étais pas peu fier, a été de m’occuper de la pierre à aiguiser la faux. Je décrochais le coffin de son clou, le remplissais d’eau aux trois-quarts et l’apportais à mon père qui l’accrochait à sa ceinture.

 

 

 

 

Coffin en bois contenant une pierre à aiguiser la faux. Le faucheur l’accrochait à sa ceinture grâce au crochet. La pointe du bas permettait de planter le récipient verticalement dans le sol sans renverser l’eau. A l’origine les coffins étaient des cornes de vache. Il y en eut plus tard en tôle galvanisée.

 

Plus grand, j’eus l’âge de manier les outils : le râteau pour réunir l’herbe et la fourche pour la charger sur la charrette. La faux restait l’apanage de mon père : de peur que je n’en abîme le fil et que je ne gaspille l’herbe en ne la coupant pas assez au ras du sol, il ne m’a jamais initié au fauchage.

L’herbe était ramenée à la maison sur une charrette à bras, lourd véhicule à deux roues que mon père tenait par les brancards et tirait avec une corde en bandoulière, tandis que les autres membres de la famille poussaient à l’arrière.

 

 

 

Charrette à bras du type de celle que nous utilisions pour chercher l’herbe.

 

 

 Adaptation de la photo trouvée sur le site "Interencheres"

 

 

En raison de sa proximité, le pré situé à l’arrière de notre maison était exclusivement exploité pour l'herbe journalière. Mais à cause de sa déclivité, on ne pouvait y utiliser aucun véhicule. L’herbe était alors rassemblée sur une toile dont on nouait les quatre coins et qui était portée sur la nuque jusqu’à la grange. Je n’ai pu faire ce travail de force que vers ma quatorzième année. Je trouvais rude de porter la lourde charge en équilibre instable sur un sentier abrupt et glissant par temps de pluie, tandis que l’eau dégouttant de l’herbe dégoulinait dans mon dos. 

 

 

 Portage de fourrage dans une toile, technique fréquente dans les régions montagneuses.  (Extrait de carte postale)

 

Périodiquement, le fourrage était enrichi de trèfle que mes parents semaient sur les champs en rotation de culture avec les pommes de terre. Petit, j’étais angoissé de récolter cette plante en raison des effrayants récits de météorisme. Si une vache mangeait trop de trèfle, les gaz de fermentation s’accumulaient dans son ventre et elle gonflait jusqu'à en mourir. La description par mon père de l’intervention nécessitée par cette dilatation fatale avait frappé mon imagination. Me montrant sur le flanc gauche de l’animal l’endroit précis, il avait mimé le geste d’y planter verticalement le trocart pour percer la panse et libérer les gaz. Bien que cette dramatique circonstance ne se soit jamais produite, le trèfle a longtemps évoqué le coup de trocart dans mon esprit impressionnable. 

Des trocarts : ils se composent d’un stylet et d’un tube. On perçait la panse avec les deux instruments engagés l’un dans l’autre puis on retirait le stylet, laissant les gaz s’échapper par le tube. Certains couteaux de poche disposaient d’un poinçon, servant à percer en urgence la panse d’une vache atteinte de météorisme.  Origine des 'images : Musée rural de Peppange, Luxembourg.

 

Le samedi, lorsque la pluie empêchait mon père de se consacrer à d’autres travaux, il cherchait une double ration d’herbe pour alléger le travail dominical. Parfois, ma mère et mon frère vaquaient à d’autres occupations et j’étais seul à l’assister dans sa tâche.

Dès le début de l'après-midi, un chapeau sur la tête, chaussés de bottes de caoutchouc et revêtus de vêtements épais mais guère imperméables, nous partions à pied vers un pré sur les hauteurs, à une vingtaine de minutes de marche. Mon père portait sur l’épaule, imbriqués l’un dans l’autre, le râteau et la faux, la lame pointée vers le ciel. Pour ma part, je me chargeais de la fourche. Malgré les intempéries, j’aimais ce cheminement pendant lequel mon père prenait le temps de quelques échanges ou d’évoquer des souvenirs. Un jour, passant devant un champ dont il appréciait le labour rectiligne, il me signala que cette parcelle appartenait à la même famille depuis toujours. Il me cita le nom de l’aïeul qui déjà trimait ici avant 1914 et ajouta : « Nous autres gamins, nous nous gaussions de lui car c’était un ancien combattant de la guerre de 1870, et maintenant j’ai moi-même vécu deux autres guerres». Je fus ébranlé par ce raccourci de l’Histoire : pour la première fois, je mesurais la fuite rapide du temps qui m’apparaissait jusqu’ici presque immobile.  

 

Arrivés sur notre lopin, l’action reprenait le pas sur la parole. Mon père se mettait à couper l’herbe du geste immémorial du faucheur. Régulièrement, il s’interrompait pour tirer la pierre du coffin et réaffûter le fil de la lame en une quinzaine de passes saccadées. J’attendais qu’un premier andain soit terminé avant de commencer à rassembler l’herbe. Nulle nécessité de me presser : j’aurais bien trop de temps pour achever le tas et ratisser proprement la surface fauchée. En effet, quand il avait couché à terre le volume suffisant, mon père retournait à la maison pour en revenir avec le tombereau tiré par les vaches. Le temps d’atteler et des trajets, c’était une bonne heure à patienter. 

 Le faucheur affûte la lame avec la pierre à aiguiser. 

Une fois mon travail fini, que faire ? Les habits mouillés, l’herbe détrempée, l’horizon bouché par la pluie et la brume n’engageaient pas à musarder. Seule évasion possible, la fuite dans l’imaginaire. Accroupi à l’abri précaire d’un muret, je laissais mon esprit s’abandonner à la rêverie. Il papillonnait d’un sujet à l’autre, se replongeait dans les lectures récentes, revivait des séquences scolaires, fantasmait sur les exploits sportifs parus dans le journal local. Le temps passait avec une lenteur d’autant plus cruelle que, démuni de montre, je n’avais aucun moyen d'en mesurer l’écoulement.

Le supplice s’atténuait quand je voyais apparaître au loin l’attelage de mon père. Je savais alors que ce n’était plus que l’affaire d’un quart d’heure.

Le chargement était rapidement exécuté et c’était le retour. Je suivais le tombereau dans la descente, prêt à remplir un rôle maintes fois répété. Certains passages du chemin étaient trop escarpés pour le tombereau dépourvu de freins. Aussi, mon père immobilisait-il l’attelage à l’abord de chaque raidillon ; immédiatement, je me glissais entre les vaches et les roues, déroulais de quelques tours la chaîne fixée au timon, la passais à l’intérieur d’une jante entre deux rayons et l’accrochais à nouveau au timon. Ainsi la roue était bloquée et le véhicule fortement freiné. Au bas de la pente, l’attelage s’arrêtait à nouveau. Mon père faisait reculer les bêtes d’un pas pour détendre la chaîne que j’allais détacher. Je n’avais guère conscience que pendant ces manœuvres, je risquais à la moindre avancée intempestive de l’attelage d’être écrasé par les roues cerclées de fer, ni que j’étais sous la menace du coup de pied d’un bovin irrité ou surpris par un contact inattendu.

 

 

Dans un tout autre contexte, ces deux vaches attelées à un  tombereau évoquent pourtant le chariot utilisé par mon père pour le transport de l' herbe, du fumier ou de récoltes.

 

(Extrait de carte postale)

 

Arrivés à la maison, le tombereau était garé au plus près des deux larges portes ouvertes de la grange, et les bêtes dételées. Une fois que j’avais rangé le joug et ses accessoires, il me restait à aider mon père au déchargement. Monté sur la charrette, il lançait dans la grange des fourchées d’herbe que je poussais ensuite vers le fond du local.

 

Le samedi après-midi était passé. J’étais heureux de pouvoir me sécher et soulagé à l’idée d'être libéré de la corvée d'herbe du lendemain.

  Henri Ehret, février 2008.

Contacter l'auteur.

Suite des récits : "Travaux d'enfant au fil des années" : La sciure.

Revenir au menu des "Chroniques de mon enfance."