RACINES ALSACIENNES.

 

Anne et Aloyse, ouvriers-paysans.

 

 

Comme la majorité des habitants des vallées vosgiennes, mes parents, Anne et Aloyse,  mènent la dure vie des ouvriers-paysans. Dans ce relief montagneux, la pauvreté et l'exiguïté des terres cultivables ainsi que l'extrême division des parcelles à la suite des successions font que l'agriculture seule ne permet pas à une famille de subsister. Depuis des siècles, les villageois ont dû chercher des ressources complémentaires dans un emploi salarié. Ainsi, la plupart des familles mènent-elles une double vie de travail. 

 

Pages sur l'industrie à Oberbruck du XVIIe au XXe siècle : cliquer ici.

 

Dès l'aube, Aloyse, après avoir aidé à nourrir et traire les vaches, prend le chemin de l'usine. Anne et ses enfants, en-dehors des horaires d'école, assurent les travaux domestiques et les tâches courantes dans les champs et les prés. En fin d'après-midi, à la sortie de l'usine, le père de famille rejoint les siens pour une nouvelle séquence de labeur. C'est alors l'heure des besognes qui demandent le plus de force physique : fauchage, rentrée du foin, labourage, plantation ou récolte des pommes de terre. Les travaux de plus d'envergure sont effectués le samedi ou les jours fériés. Même les dimanches et les jours de fête ne sont que des pauses relatives car les animaux demandent à être soignés et, lors de la fenaison, la nécessité de rentrer le foin sec prime sur toute autre considération.

 

 

 

Pour Anne et Aloyse, c'est donc un rythme de vie harassant d'un bout à l'autre de l'année. Le décès du père d'Anne en 1947 et de sa tante en 1949, alors que leurs enfants sont encore petits, les laissent seuls face à une charge de travail qui aurait nécessité bien plus de bras. Mais le sens du devoir dans un contexte de gêne financière les empêche de réduire d'eux-mêmes ce travail dont ils sont bien plus les victimes que les bénéficiaires. 

Février 1961, 12 H 45, départ pour l'usine. 

 

Comme la plupart des ouvriers-paysans, Anne et Aloyse élèvent deux vaches dans leur étable. Cet animal est la base de l'agriculture de subsistance. Il donne à la fois de la nourriture (lait, beurre, fromage), la force de trait pour le transport et le labour, ainsi que le fumier qui sert d'engrais aux cultures. Et, bon an, mal an, un veau peut aussi être vendu pour la boucherie. Ci-dessous, deux scènes datant des années cinquante.

 

 

 

 

 Aloyse fixe le joug sur la tête de la vache avec une longue lanière de cuir, tandis qu'Anne soutient le joug en attendant que l'autre bête de trait y soit attachée.

 

 

 

 

 

La paire de vaches est attelée au tombereau chargé de fumier. Avant de partir vers le champ à fumer, Aloyse brosse le dos des vaches.

 

 

 

 

Travail sur un champ du Senkel : récolte des haricots.

 

 

 

 

Selon le principe ancestral que la main d'œuvre humaine ne coûte rien et que les heures ne sont pas comptées, le travail est essentiellement manuel et l'énergie humaine constamment sollicitée. On coupe l'herbe à la faux, on retourne le foin au râteau, on sort les pommes de terre à la houe à dents, on épand le fumier à la fourche, on bat le seigle au fléau, on débite le bois à la scie à refendre.

Sur la photo, Anne évacue des branchages avec la traditionnelle "Leiterwagala" fabriquée par le charron local. Son nom signifie textuellement "petite voiture à échelles" à cause de ses ridelles à claire-voie. Cette carriole qu'une personne seule peut tirer est utilisée pour transporter toutes sortes de charges : herbe, bois, tonneau, sacs de pommes de terre, paniers remplis.

 

 

 

 

 A l'automne, Anne surveille les vaches qui pâturent sur les hauteurs du Senkel.

 

 

 

 

Parmi les travaux annuels, la préparation du bois de chauffage n'est pas le moindre. Plusieurs stères de résineux et de feuillus, qu'il a fallu auparavant couper, transporter, scier, fendre et monter dans les combles sont brûlés chaque hiver. Ici, au cœur de l'été, entre fenaison et regain,  Aloyse fend les bûches à la dimension des poêles et de la cuisinière.

 

 

La pomme de terre est la principale plante cultivée par les paysans vosgiens. Mieux adaptée aux terres pauvres que les céréales, elle a constitué pendant des siècles l'essentiel de leur alimentation. Ici Anne et Aloyse trient les pommes de terre récoltées en vrac et les répartissent en 4 catégories : les grosses pour la consommation humaine, les moyennes pour la semence de l'année suivante, les petites et les abîmées pour nourrir les bêtes.

Chaque année, un cochon est engraissé pour servir à la consommation familiale. Le jour d'automne où il est tué, on sollicite l'aide de voisins et d'un boucher d'occasion. Traditionnellement du boudin et des morceaux à consommer rapidement sont distribués dans le voisinage et aux religieuses enseignantes. Le lard, les jambons et les saucisses sont fumés pendant des jours au-dessus d'un feu de sciure de sapin. Puis ces morceaux de choix sont suspendus au grenier à l'abri des souris et des chats. 

En plus de l'élevage du porc, la petite exploitation comprend aussi une basse-cour. Ainsi, avec les légumes cultivés en plein champ et dans le potager, les fruits du verger et les baies ramassées dans la nature, l'alimentation familiale est en grande partie assurée. 

 

Bricoleur autodidacte et inventif, Aloyse est féru d'innovations. Il veut compenser par des machines le manque de bras dont souffre sa famille. Dès avant la guerre, il achète la première motofaucheuse du village. Longtemps après il racontait encore comment les voisins sceptiques envoyaient leurs enfants tirer sur les brins d'herbe pour vérifier qu'ils étaient effectivement coupés par la machine ! 

 

 

 

 

Après la guerre, il récupère à l'état de ferraille une soufflerie à foin et la remet en état de fonctionner. 

La voici en activité à la fin des années 50. 

 

En 1960, il acquiert le motoculteur Energic qui aidera aux plus gros travaux jusqu'à la cessation de l'exploitation. Ce motoculteur est aujourd'hui une pièce d'exposition : cliquer ici.

 

 

 

 Ci-contre, vers 1962, Anne et Aloyse cherchant  la ration d'herbe fraîche pour leurs bêtes. La scène se passe dans l'un des anciens étangs du moulin. Le couple a acquis cet étang à l'abandon vers 1950. Aloyse a passé des années à l'assécher et à le transformer en pré.

 

 

 

 

Une charrette de foin ramenée à bon port depuis l'une des parcelles dispersées dans un rayon de 2,5 km autour d'Oberbruck.

 
 

A la fin des années 60, la hausse du pouvoir d'achat des salaires ainsi que la généralisation en France d'une agriculture moderne très productive ont eu raison du travail traditionnel des ouvriers-paysans. L'âge venant et les fils ayant quitté la maison familiale, Anne et Aloyse réduisent progressivement leur activité agricole. Ils vendent ou louent les parcelles éloignées, tandis que celles qui bordent la forêt sont plantées d'épicéas. Bientôt la dernière vache libère l'étable. En 1970, l'aspect ancien de la maison a vécu : la grange est devenue entrée et une partie de l'étable a servi pour installer une salle de bains.  

Pendant les quinze années suivantes, Anne et Aloyse cultivent encore un lopin de terre tout en gardant volaille et lapins.

 

 

 

En 1981 : Aloyse, bon pied bon oeil malgré ses 77 ans, met encore la main à la houe.

Signe de la disparition des ouvriers-paysans : le Senkel, jadis intensivement cultivé, est à présent presque entièrement voué à l'herbe. Bientôt un seul agriculteur l'exploitera pour la production de fourrage.   

 

 

 

 

 

 

 

Jusqu'à un âge avancé, Aloyse aimait vaquer à des occupations au contact de la terre et de la forêt. Ici, il bat la faux selon un geste séculaire aujourd'hui disparu.  

 

 

 

 

 

Toute leur vie, Anne et Aloyse se sont sentis paysans dans l'âme. Leur vie entièrement occupée par le travail leur a apporté la satisfaction de se sentir maîtres sur leur modeste propriété. Ils ont éprouvé la fierté de prendre le relais de leurs ancêtres en faisant fructifier les terres familiales tant qu'ils ont pu. Mais ils savaient qu'ils seraient les derniers à maintenir cet héritage. Avec eux a disparu un mode de vie qui était aussi un système de pensée et de valeurs.

 

 

Description plus détaillée des travaux agricoles dans les années 1950 dans ces pages :

Souvenance des travaux d'antan.

 

 

 

"On ne peut donner que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes."

(proverbe juif) 

J'ai rassemblé ces quelques documents et souvenirs pour que les descendants d'Anne et Aloyse vivant dans la société de consommation du XXIe siècle découvrent la vie menée par leurs aïeux. Qu'ils y pensent avec respect et reconnaissance pour les valeurs morales d'abnégation et de droiture dont ils sont les légataires.

Henri Ehret, janvier 2007.

  Autres étapes du voyage au pays des ancêtres :  

  Racines : page d'introduction.                      Tableau généalogique Ehret-Lévêque

  Racines alsaciennes : Localisation.  

  Racines alsaciennes : Nos ancêtres alsaciens et vosgiens dans leur cadre de vie.

  Biographie d'Aloyse Ehret. 

  Biographie d'Anne Lévêque.

  Racines franc-comtoises.                             Tableau généalogique Bassenne-Bouhelier

 

 

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