RACINES FRANC-COMTOISES.

Souvenirs d'enfance et de jeunesse d'Aline Bouhélier (1898-1981).

Ces souvenirs ont été racontés en 1981 par Aline Bouhélier, épouse Bassenne, alors âgée de 83 ans, à sa fille, Marie-Paule. La conversation a été enregistrée. Le récit ci-dessous présente les souvenirs d'Aline, complétés par des confidences faites à sa fille Françoise, ainsi que par des précisions d'ordre généalogique, géographique et historique.

 

La vie à Valonne : famille, travaux, fêtes.

 


Valonne.

Aline Bouhélier est née le 25 janvier 1898 à Valonne, petit village du Doubs d'à peine 250 habitants. Valonne se situe à 15 km au sud-est de Clerval, sur le premier plateau du Jura, à 450 m d'altitude. Le village est au cœur d'un vaste territoire agricole qui l'entoure d'est en ouest sur plusieurs kilomètres, tandis qu'au nord il s'appuie sur la chaîne boisée du Lomont. 

[situation de Valonne et autres lieux cités : voir les cartes plus bas]

Carte postale publiée sur le site : https://racinescomtoises.net/


La famille.

Les parents d'Aline, Alfred Bouhélier et Augustine Ponçot, étaient issus de vieilles familles d'agriculteurs de Valonne. Dans le village habitaient deux frères d'Alfred : l'oncle Henri qui avait repris la maison familiale, et l'oncle Ernest, le parrain d'Aline. Trois tantes d'Aline, sœurs d'Augustine, ont joué un rôle important dans sa vie. La tante Thérésia vivait au foyer d'Alfred et Augustine et aidait à élever leurs enfants. La tante Philomène vivait également dans la famille d'Alfred jusqu'en 1908, date à laquelle elle est allée s'installer chez sa sœur Victorine mariée à Surmont, village à 12 km de Valonne. L'espérance de vie à cette époque étant bien moindre qu'aujourd'hui, Aline n'a connu très brièvement qu'un seul de ses grands-parents, sa grand-mère maternelle Adèle Gallecier, épouse Ponçot, décédée en 1902.

En dix ans, de 1896 à 1906, le couple Alfred Bouhélier et Augustine Ponçot a eu sept enfants : Marie en 1896, Aline en 1898, Louis en 1900, Anne en 1901, Adèle en 1902, Thérésia en 1904, Alfred (mort-né) en 1906. Vers 1902, la tante Victorine et son mari, l'oncle Jean-Baptiste Pepiot, n'ayant pu avoir d'enfant, ont pris chez eux à Surmont la petite Marie Bouhélier, âgée de six ans, pour l'élever et en faire leur héritière. De ce fait, Aline s'est retrouvée l'aînée de la fratrie.

Sur cette photo prise vers 1910 figurent les membres de la famille Bouhélier-Ponçot cités dans cette page :

- les parents d'Aline : Augustine Ponçot n°9 et Alfred Bouhélier n°10

- Aline n°6 et sa fratrie : Marie n°1, Thérésia n°2, Louis n°3, Adèle n°4, Anne n°5

- les tantes d'Aline : Philomène Ponçot n°7, Thérésia Ponçot n°8, Victorine Ponçot n°11 avec son mari Jean-Baptiste Pepiot n°12.

- la personne marquée par x est l'institutrice, Mme Grangier, qui a offert à Aline la poupée qu'elle tient dans ses mains. (voir ci-dessous le paragraphe "A l'école primaire.")


Les travaux.

Comme la plupart des paysans de Valonne, la famille Bouhélier possédait une exploitation agricole d'une quinzaine d'hectares où, selon les usages immémoriaux, ils produisaient tout ce qui était nécessaire à leur survie ; la polyculture et l'élevage traditionnel fournissaient leur alimentation tout au long de l'année.

Aline appréciait le type de vie de son enfance. Les gens travaillaient sur place et devaient être habiles et compétents dans une grande variété d'activités, tant dans les champs qu'à la maison. Les méthodes et les outils restaient traditionnels. Elle a vu les hommes faucher à la faux, puis l'arrivée des premières faucheuses tirées par un cheval. On chargeait le foin à la fourche sur des voitures à échelles. Une femme perchée sur la charrette disposait le foin de façon à équilibrer le chargement. Le foin était maintenu par une longue perche coincée à l'avant sous le barreau d'une échelotte et immobilisée à l'arrière par les cordes d'un treuil.

À l'orée du XXe siècle, on cultivait encore à Valonne du chanvre et du lin. Dans la maison familiale des Bouhélier, un métier à tisser était installé dans une pièce spécialement réservée au tissage située derrière le poêle
[salle de séjour chauffée]. Avec le fil obtenu à partir du chanvre, du lin ou de la laine des moutons de la ferme, la mère d'Aline tissait du droguet [étoffe grossière] à carreaux noirs et blancs. Pour les femmes de la famille, une tante d'Aline taillait des robes dans ce droguet. Les draps de lit étaient également tissés sur place en lin et en chanvre, et, toute sa vie, Aline a conservé de gros mouchoirs de fil tissés par sa mère plus d'un demi-siècle auparavant. Mais déjà à cette époque, le tissage à la maison tirait à sa fin. Aline se souvient avoir vu des marchands du Nord qui venaient s'approvisionner en matières premières pour le textile : chanvre, lin et laine. Ils les achetaient ou les échangeaient contre de la toile faite en usine. Aline n'a jamais tissé elle-même, mais elle se rappelle que, petite fille, elle embêtait sa mère qui tissait en voulant, elle aussi, lancer la navette.

L'équipement de la ferme franc-comtoise était rustique et n'évoluait que lentement. On s'éclairait chichement à la chandelle ou avec des lampes à huile ; par après, les lampes à pétrole ont apporté un petit progrès, mais l'électricité n'est arrivée que 25 ans plus tard. Pendant longtemps, la maison n'avait que des cheminées à feu ouvert ; vers 1910 un fourneau à quatre feux a été installé dans la cuisine.

Dans le souvenir d'Aline, beaucoup de temps était passé à préparer ce qui se mangeait : le pain une fois par semaine, les confitures dont on remplissait de grands pots de grès, les autres réserves pour l'hiver. Aline a gardé une réminiscence particulière du cidre de son enfance
[elle emploie le même mot pour jus de pommes et cidre]. A Valonne, on allait faire presser pommes et poires du verger dans le pressoir communal. Le jus recueilli servait à la consommation familiale. A Surmont, l'oncle Jean-Baptiste et la tante Victorine avaient une vraie cidrerie : un cheval faisait tourner une grosse meule de pierre qui écrasait les pommes dont la pulpe était ensuite chargée dans le pressoir. Le jus obtenu remplissait des tonneaux entiers.

Deux fois par an, une grosse séquence de travail était consacrée à la lessive. Le linge sale d'une demi-année était d'abord mis à l'air au grenier, étendu par-dessus de longues perches. On le faisait ensuite tremper une journée dans un cuveau d'eau froide qui occupait un bon tiers de la cuisine. Par-dessus ce récipient, on étalait le fleurier, un drap de chanvre très épais qu'on remplissait de cendres de bois. Puis on versait de l'eau de plus en plus chaude sur ces cendres ; cette eau, chargée de la potasse des cendres, traversait le linge et était récupérée par un robinet au bas du cuveau. On la reversait par le haut en rajoutant constamment de l'eau chauffée dans la cheminée. Cela pouvait durer une journée entière. Quand l'eau qui s'écoulait était aussi chaude que celle qu'on versait, on estimait que le linge était à point pour être lavé.

On portait alors le linge dans des seaux jusqu'à la fontaine où quatre femmes devaient être à pied d'œuvre. Le fleurier était tendu par-dessus un bassin de la fontaine où l'eau se renouvelait. Dans l'autre bassin, les femmes lavaient le linge, le frottaient, le tapaient, le tordaient puis le lançaient sur le fleurier où il était rincé. Enfin, elles rapportaient le linge lavé à la maison dans un égouttoir dont le poids nécessitait les efforts de quatre personnes.

Pour tenir entre deux lessives, les gens ne changeaient pas souvent de draps et de linge, à moins d'avoir des trousseaux très fournis. Mais quand dans une famille il y avait des enfants en bas âge, on lavait plus fréquemment : à la cuisine, on trempait et décrassait le linge dans un baquet d'eau bouillante puis on allait le laver à la fontaine.

Dans la société rurale d'alors, les enfants étaient mis au travail dès qu'ils pouvaient se rendre utiles. Aline n'a jamais oublié la tâche qui lui avait été impartie en tant qu'aînée à l'âge de neuf ou dix ans : "aller à l'eau." Faute d'adduction d'eau, il n'y avait pas de robinet sur l'évier ; il fallait chercher l'eau à la fontaine publique la plus proche pour la boisson, la cuisine, la toilette, les nettoyages et faire boire les animaux qu'on ne pouvait pas mener à l'abreuvoir. Or Aline était trop fluette pour porter les gros bidons ronds utilisés pour cette corvée ; aussi ses parents lui ont-ils acheté deux arrosoirs plus légers et, grâce à leur anse, plus faciles à porter. Sa mission était de veiller à ce que les gros seaux de réserve hauts et ovales soient toujours pleins. Combien d'allers-retours entre la maison et la fontaine faisait-elle par jour ? Jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus, tellement elle avait mal aux bras. Heureusement, son père allait parfois lui-même chercher de l'eau dans les gros bidons ronds.

Une fontaine de Valonne où les villageois s'approvisionnaient en eau, abreuvaient le bétail et lavaient le linge. Peut-être la fontaine où Aline "allait à l'eau" ?

Carte postale publiée sur le site : https://racinescomtoises.net/


Loisirs et fêtes.

Dans cette vie de travail incessant, les moments de détente étaient d'autant plus appréciés qu'ils étaient rares. Aline aimait les veillées qui se passaient entre femmes ; celles de la maison étaient rejointes par des voisines. Certaines se livraient à de menus travaux comme préparer des fibres pour le tissage. On devisait à la lueur de chandelles fichées sur des pieds en bois tourné. On mangeait des noix et on buvait des pintées de cidre.

Chaque année, avait lieu à Valonne un bal qui se tenait dans une grange du village où quelques gars jouaient de l'accordéon ou d'autres instruments. Beaucoup de gens de Valonne ou des environs y allaient, mais les parents d'Aline réprouvaient ce divertissement jugé immoral. Non seulement leurs filles n'avaient pas le droit d'aller danser, mais il leur était même interdit d'aller regarder. Tout au plus pouvaient-elles déambuler dans le village de façon à entendre la musique. Octogénaire, Aline avoue qu'elle n'a jamais su danser bien que, plus tard, les fils de son patron auraient été disposés à lui apprendre quelques pas ; mais sans regrets, car pour elle l'essentiel était de ne pas aller à l'encontre des valeurs de ses parents. Elle préférait aller à la messe qui était à la fois obligation et plaisir.

Cependant, la réjouissance par excellence de la vie rurale était la fête du village célébrée le jour du saint patron de la paroisse. Amis et parents s'invitaient réciproquement pour la fête de leur village. La famille d'Alfred Bouhélier avait conservé des liens forts avec la parenté de La Grange, village à dix kilomètres de Valonne, d'où était originaire Joséphine Boillon (1837-1884), épouse Bouhélier, la grand-mère paternelle d'Aline. Ainsi, chaque année, l'un ou l'autre membre de la famille allait fêter la saint Sébastien à La Grange, le dimanche le plus proche du 20 janvier.

La fête s'étalait sur deux jours et comprenait trois repas. On arrivait pour la messe le dimanche matin, puis on mangeait à midi, le soir et le lundi midi chez différents membres de la parentèle. Les invités rentraient chez eux le lundi après-midi, mais parfois la nature contrariait le programme. Ainsi en 1898, Alfred, le père d'Aline, était allé seul à la fête de La Grange, laissant à la maison son épouse proche d'accoucher. En raison d'une importante chute de neige, il n'avait pu rentrer à Valonne que le mercredi 26 janvier : en son absence, le bébé était né, c'était Aline, née le 25 janvier.

Aline n'a participé qu'une seule fois à la fête de La Grange, mais elle en a gardé un souvenir impérissable. Elle avait environ huit à dix ans ; cet hiver là, il faisait très froid et il y avait beaucoup de neige. Le voyage s'est fait en traîneau tiré par des chevaux. La fillette, revêtue d'une pèlerine et coiffée d'une capeline,
les pieds sur une bouillotte, était enveloppée de paille. Elle se revoit dans la plaine de Provenchère où on ne voyait plus les chemins et où les chevaux, excités par l'ambiance neigeuse, allaient à toute allure. Les voyageurs sont arrivés pour l'heure de la messe pendant laquelle l'assistance chantait à tue-tête "Saint-Sébastien est au ciel !"

Pour les repas, les invités ont été reçus par trois foyers des sœurs Boillon, les grands-tantes d'Aline : le ménage Jacquot (Marie Jacquot était la marraine de Tante Anne), le ménage Dole (Ulysse Dole était gendarme à cheval) et le ménage Mange (François-Xavier Mange était un ouvrier des forges originaire d'Audincourt). A cette époque, les filles Dole étaient demoiselles. Aline raconte que des garçons venaient leur conter fleurette à la cuisine et que les mouflets comme elle espionnaient les jeunes gens par l'entrebâillement de la porte. D'autres familles de Valonne étaient à la fête de La Grange, notamment un couple ami des Bouhélier, Marie-Josephte Bailly, épouse de Jules Émile Émonin, avec qui ils ont fait le voyage retour en convoi.

[Jules Émile Émonin et Marie-Josephte Bailly étaient les parents d'Eugène Émonin, futur mari d'Adèle Bouhélier.]

Malheureusement, la guerre de 1914-1918 et le vieillissement des cousins de La Grange ont mis fin à ces invitations réciproques aux fêtes des villages.

Au total, une enfance heureuse à Valonne ? Aline l'a ressentie comme agréable en raison de la convivialité, de la vie en autosuffisance où l'on n'achetait guère que l'huile, le sucre, un peu de café et les médicaments, et de la jouissance d'un cadre naturel préservé.

Pourtant, elle a confié un jour à sa fille Françoise qu'elle ne supportait pas qu'on jette de la nourriture, même un peu avariée car, dans son enfance, elle avait eu faim "parce qu'il fallait d'abord donner aux petits." Et lorsqu'elle parle de sa sœur Marie élevée en enfant unique par la tante Victorine et l'oncle Jean-Baptiste, cultivateurs aisés, une pointe d'envie est perceptible, même 70 ans après, quand elle dit : "Marie a eu une vie d'enfant gâtée, elle avait tout, à 12 ans elle avait atteint sa taille, alors que moi qui turbinais, à 12 ans j'étais toute petite, et même à 14 ans je n'avais pas encore ma taille d'adulte."


 

Les études : l'école primaire, voyager, l'école Granvelle.

 


À l'école primaire.

Aline a commencé sa scolarité à cinq ans à l'école de filles de Valonne qui était alors tenue par Sœur Saint-Michel de la congrégation des religieuses de Villersexel. Sœur Ambroise, du même ordre, prodiguait des soins aux malades. En 1906, les petites élèves ont assisté à une scène qui les a marquées par sa brutalité sacrilège. Depuis la cour de l'école qui donnait directement sur l'église distante d'une vingtaine de mètres, les fillettes horrifiées ont vu des hommes défoncer la porte de l'église à grands coups de haches. Cette scène était un épisode des troubles provoqués par la loi de séparation de l'Église et de l'État de 1905 qui imposait de dresser l'inventaire des biens des églises. La population du Haut-Doubs, très hostile à la nouvelle loi, s'était mobilisée pour empêcher les opérations d'inventaire en bloquant l'accès aux églises. Gendarmes et soldats avaient dû faire usage de la force pour permettre aux fonctionnaires des Domaines de pénétrer dans les sanctuaires et mener leur mission à bien.

[À Cernay-l'Église, 15 paroissiens menés par Paulin Bouhélier (sans parenté connue avec Aline), 19 ans, ont résisté quatre heures à l'assaut de la troupe. Condamné à 90 jours de prison, Paulin reçut à sa libération un accueil triomphal de la population de Maiche.]

Photo prise en 1906 représentant le curé de Valonne (au centre en soutane à rabat et calotte) entouré des paroissiens qui l'ont soutenu dans son opposition à l'inventaire des biens de l'église.

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Les religieuses avaient donc dû quitter Valonne, remplacées par des enseignantes laïques. La scolarité primaire d'Aline a été brillante car dès l'âge de 12 ans elle a obtenu son certificat d'études. En quittant l'école, Mme Grangier, son institutrice, qui l'avait prise en affection, lui a offert une poupée. Ce cadeau lui est resté dans la mémoire et le cœur pour la vie car la fillette n'avait jamais eu le moindre jouet, ses parents n'imaginant pas dépenser de l'argent pour un tel achat. [On voit la poupée dans les mains d'Aline sur la photo ci-dessus, paragraphe "La Famille".]

Les parents Bouhélier savaient lire et écrire et attachaient du prix à l'instruction. Augustine souffrait d'avoir quitté l'école trop tôt, elle aurait aimé être plus instruite. Aussi, contrairement à bien des paysans de ce temps, Alfred et Augustine encourageaient-ils les études de leurs enfants. Tous leurs six enfants ont réussi leur certificat d'études et ceux qui ont voulu poursuivre leur scolarité ont pu le faire.

Cependant, à 12 ans, Aline était trop chétive pour quitter le cocon familial. Elle a alors passé deux années à la maison où le travail ne manquait pas avec ses quatre frères et sœurs de moins de dix ans. Quand elle a eu 14 ans, une amie de la famille, Mlle Noémie Bailly, ancienne directrice d'école à Levier, a convaincu ses parents que l'heure était venue pour Aline de passer le concours des bourses et de poursuivre ses études à Besançon.


[Noémie Bailly (1850-1922) était la sœur de Josephte Bailly citée plus haut lors de la fête de La Grange.]


Voyager.

Pour une jeune paysanne du début du XXe siècle, poursuivre des études après l'école élémentaire, c'était affronter l'inconnu : quitter son village et sa famille, se confronter aux difficultés des voyages, s'adapter à la grande ville, partager la vie de personnes issues d'autres milieux.

Voyager plus loin que les villages environnants était une petite aventure. Dans son enfance, Aline avait encore vu les diligences bien qu'elle ne les ait jamais prises. C'étaient de gros chariots tirés par plusieurs chevaux qui transportaient les voyageurs entre Sancey et Clerval, principalement pour y rejoindre la gare car la ligne de chemin de fer de Besançon à Belfort, construite avant 1870, existait déjà. Les paysans un peu aisés comme les Bouhélier se déplaçaient avec leur propre carriole attelée d'un cheval et aménagée en char à bancs.

Aline a pris pour la première fois le chemin de fer en 1912 pour aller en pension à Besançon. Auparavant, elle avait déjà vu le train en gare de Clerval lorsque son père allait y chercher la cousine Félicie de Grosbois qui, pour se rendre à Valonne, prenait le train de Baume-les-Dames à Clerval.

Quand Aline a commencé ses voyages vers Besançon, les diligences venaient d'être remplacées par des autocars. Clin d'œil du destin, ce nouveau transport automobile avait été créé par Constant Bassenne, père de Paul Bassenne, son futur mari, qu'elle a rencontré une première fois lors d'un épisode survenu avant le départ de Paul pour le service militaire en octobre 1913.

Ce jour-là, Aline, 14 ans, et sa sœur Marie, 16 ans, devaient rejoindre leur école à Besançon. Elles ont d'abord été amenées sur une carriole à cheval jusqu'à Vellerot-lès-Belvoir, à cinq kilomètres de Valonne, où passait le car. Mais lorsque celui-ci est arrivé, il y avait tellement de monde que le chauffeur ne les a pas laissé monter, leur disant d'attendre une voiture plus petite qui suivrait, occupée seulement par le chauffeur. Craintive et méfiante, Aline ne voulait pas prendre cette voiture : sa mère ne lui avait-elle pas inculqué que tous les hommes étaient des polissons et qu'une jeune fille ne devait pas se retrouver seule avec un homme ? Mais sa sœur Marie, moins effarouchée, l'a persuadée de monter dans la voiture dont le conducteur n'était autre que Paul Bassenne, alors âgé de 20 ans, mais que les jeunes filles ne connaissaient pas. Le voyage s'est passé sans problème, le conducteur n'a pas même osé parler à ses passagères pendant le trajet. Arrivées à L'Isle-sur-le-Doubs, les deux jeunes filles se préoccupaient de prendre leurs billets de train quand elles ont vu leur chauffeur s'approcher et leur dire timidement : "Pardon, Mesdames, vous n'avez pas payé vos places, cela fait tant..." Mais pressées par le temps, Aline et Marie lui ont répondu qu'elles avaient peur de rater leur train et qu'elles paieraient à leur prochain voyage sur la ligne, ce qu'elles ont fait, mais plusieurs semaines après.

En arrivant à la gare de Besançon, Aline et Marie engageaient un portefaix qui emmenait leurs bagages sur une charrette ; les deux filles suivaient à pied jusqu'à leur école.


Situation des principaux lieux cités dans cette page.

Origine des fonds de cartes : Google Maps.


À l'école Granvelle.

En 1912, Aline est entrée à l'École Primaire Supérieure Granvelle à Besançon qui préparait au brevet élémentaire, au concours d'entrée de l'École normale d'institutrices et au brevet supérieur. Le brevet élémentaire se préparait en trois années après le certificat d'études et le brevet supérieur en cinq années.

La première classe d'Aline comptait 47 élèves. Se sentant gauche et timorée, gênée d'apparaître comme la paysanne jamais sortie de son trou, elle s'était installée au dernier rang, bien qu'elle ait été parmi les plus petites de ses condisciples. Un jour, la professeure de géographie a posé une question qu'Aline trouvait facile, mais à laquelle aucune élève ne pouvait répondre. La professeure s'était énervée devant cette ignorance ; alors Aline a levé timidement le doigt et donné la bonne réponse. De ce fait, la professeure l'avait remarquée et s'était intéressée à elle. L'appelant "petit bout de chou", elle l'avait fait avancer pour l'installer près de son bureau.

Cette enseignante, c'était Mlle Perrin qui lui a enseigné la géographie au cours des trois années passées à Granvelle. La professeure, qui avait la même origine paysanne qu'Aline, l'avait prise sous son aile et une amitié réciproque et durable s'était installée entre la maîtresse et l'élève. Lorsque trois ans plus tard Aline a quitté l'école, elle a fait à sa professeure préférée un cadeau qui nous permet de mesurer l'évolution de l'échelle des valeurs : "Je lui ai offert une belle pomme de chez nous", se rappelle-t-elle tant d'années plus tard. Les deux femmes sont restées en relations jusqu'au décès de Mlle Perrin, relations épistolaires, mais aussi visites mutuelles à Clerval, Besançon et dans sa villégiature au bord de la Méditerranée. Quand Louis, le fils cadet d'Aline, était en pension à Besançon, elle le recevait à sa table ; aujourd'hui largement octogénaire, Louis n'a pas oublié l'accueil affectueux de l'enseignante retraitée, ni les inévitables carottes qui étaient au menu. Plus tard, Mlle Perrin aurait aimé que Claude, le fils aîné d'Aline, épouse sa nièce... cela ne s'était pas fait.  A la fin de sa vie, Aline était la seule personne dont l'ancienne professeure acceptait encore la visite.

La réussite d'Aline dans les différentes matières scolaires était inégale. Elle se revoit comme une élève ignorante mais habitée par le désir d'apprendre ; quand elle ne savait pas, elle n'hésitait pas à poser des questions.

Aline excellait en calcul : elle se remémore avec fierté le jour où elle a eu 20 sur 20 à un devoir quand presque toute la classe avait eu zéro. En français, c'était plus laborieux : elle attribue ses faiblesses d'alors en orthographe et rédaction au manque de lecture dans son enfance. En revanche, elle était à l'aise en allemand. Sa professeure, Mlle Daubier, lui avait donné de bonnes bases dans cette langue et l'avait aussi "débrouillée" en français. Sans la guerre, si elle avait pu continuer des études, c'est l'allemand qu'elle aurait choisi.

Les bêtes noires de la jeune campagnarde étaient la musique et le dessin où le vocabulaire employé et les notions abordées étaient pour elle, selon son expression "de l'hébreu." Le professeur de musique avait dit d'elle : "Elle fait ce qu'elle peut, mais ne peut guère !" et la professeure de dessin s'était désolée qu'elle ne connaisse pas même le mot "aquarelle." Elle payait le prix du fossé culturel entre le monde scolaire et son milieu familial où l'ouverture à la culture et aux arts se limitait à la lecture du journal local.

Aline ne parle pas de sa vie matérielle en pension, mais a encore à l'esprit ses petits séjours à Voray-sur-l'Ognon (Haute-Saône), à dix kilomètres de Besançon. Quand elle avait des congés d'un jour ou deux, trop courts pour rentrer chez ses parents, elle allait les passer chez des cousins Bouhélier originaires de Valonne et installés à Voray. Son meilleur souvenir de Voray, c'est celui de Henri Séraphin Bouhélier, d'un an plus âgé qu'elle, qui lui a appris à faire du vélo sur la belle route plate et droite entre Voray et Devecey. Un moins bon, c'est celui d'une cousine de six ans son aînée, Marie Louise Bonnet, de Buthiers (à deux kilomètres de Voray) qui l'a entraînée malgré elle au bal où elle s'est sentie très mal à l'aise.

À l'issue des trois années de scolarité à Granvelle, Aline a obtenu le Brevet Élémentaire bien que faible en français et n'ayant jamais abordé des notions comme les racines carrées. Ses parents auraient voulu qu'elle devienne institutrice comme sa sœur Marie, mais, à cause des deux années perdues entre 12 et 14 ans, elle était trop âgée pour préparer le concours d'entrée à l'École normale. Aussi a-t-elle choisi un complément de formation en section commerciale avec dactylographie et comptabilité.

En conclusion de l'évocation de ses études à Besançon, Aline dit d'elle-même : "Je n'étais pas bien calée, mais à côté de ceux qui ne savaient rien..."


 

Entrée dans la vie active : à Surmont, au moulin, naissance d'une forte personnalité.

 


Un hiver à Surmont.

Aline est sortie de l'école Granvelle en 1915 ; à 17 ans et demi, elle ne savait trop quelle route prendre alors que la guerre faisait rage et que l'avenir était incertain. Dans l'expectative, elle a convenu avec sa famille de passer l'hiver 1915-1916 à Surmont, chez ses tantes Victorine et Philomène. Celles-ci s'étaient retrouvées brutalement seules : l'oncle Jean-Baptiste venait de décéder et Marie, leur fille de cœur, avait rejoint son poste d'institutrice à Vaufrey, à 30 km de Surmont, où elle remplaçait l'instituteur mobilisé. La venue d'une jeune fille dans la force de l'âge ne pouvait que soulager les deux tantes vieillissantes.

Pour Aline, ces mois passés à Surmont sont restés comme l'un des meilleurs moments de sa vie. Elle s'y est sentie la plus heureuse des filles malgré certaines corvées comme sortir le fumier que la tante Victorine avait laissé s'accumuler dans la vaste étable où il n'y avait plus qu'une seule vache. L'oncle Jean-Baptiste avait été un cultivateur cossu ; sa ferme était la maison de l'abondance, on n'y manquait de rien. Dans les gros foudres de 500 litres, il restait encore du vin que l'oncle avait fait lui-même en achetant un plein wagon de raisins. Et le verger d'un bon hectare donnait tous les fruits imaginables.

C'était aussi la maison de la gentillesse. Lorsque Aline était à la machine à coudre, la tante Philomène, un peu rhumatisante, s'asseyait à côté d'elle et lui apprenait le "Te Deum" qu'on chanterait quand la guerre serait finie. Aline aimait les conversations avec cette tante qu'elle trouvait étonnamment spirituelle et évoluée pour son temps. De plus elle était très habile de ses mains et fignoleuse ; elle excellait dans la dentelle. De son côté, la tante Victorine choyait sa nièce qui se sentait "comme un poisson dans l'eau." Sauf par grands froids, elle l'autorisait à aller chaque jour à la messe, et, quand elle en revenait, elle trouvait une bonne panade faite avec le lait crémeux de l'unique vache de la ferme.

En avril 1916, la tante Victorine, ayant décelé chez sa nièce des aptitudes pour la couture, l'a envoyée en formation auprès d'une couturière réputée de Sancey. Aline y restait du lundi au samedi et revenait passer le dimanche à Surmont.

La tante Victorine possédait des terres qu'elle louait à des fermiers. Mais à cause de la guerre, beaucoup d'entre eux ne payaient pas le fermage ou en discutaient le prix. Souvent la tante se contentait de ce qu'on voulait bien lui donner. Un de ces mauvais payeurs, le père Brun, en désaccord avec Victorine, l'avait assignée au tribunal de Clerval. La tante n'ayant aucun moyen pour se déplacer, c'est Aline qui s'est chargée de l'affaire. Elle a fait à pied les 12 kilomètres jusqu'à Valonne pour demander à son père de la conduire à Clerval. Alfred a accepté, ajoutant qu'il en profiterait pour aller faire moudre quelques sacs de blé au moulin Villeminot de Chaux-lès-Clerval.

Juchés sur la voiture à cheval, père et fille s'étaient mis en route. En entrant dans Clerval, ne voilà-t-il pas qu'ils ont rencontré le père Brun qui leur a dit : "Moi, je ne veux donner que tant à la Victorine", à quoi Aline a répondu : "Puisqu'elle ne vous demande rien, donnez-donc ce que vous voulez !" En une minute, sur la route, sans juge ni greffier, l'affaire était réglée !

Aline et son père sont ensuite descendus jusqu'au moulin au bord du Doubs. Ils y ont trouvé M. Villeminot ; celui-ci connaissait Alfred Bouhélier qui venait depuis plusieurs années moudre son blé chez lui.

[Il s'agit d'Albert Villeminot, né à Clerval en 1874, époux de Jeanne Bassenne, née à Voillans en 1881.]

M. Villeminot a demandé à Alfred ce qu'étaient devenues ses deux filles qu'il avait envoyées à l'école. Le père a répondu que l'aînée était institutrice et que la seconde, ici présente, ne savait pas trop ce qu'elle voulait faire. Aline a expliqué les études qu'elle avait faites, qu'elle connaissait un peu la machine à écrire, le commerce et la comptabilité. M. Villeminot s'est montré fort intéressé car son comptable avait été mobilisé et ses livres étaient en retard. Il a dit au père Bouhélier : "Celle-ci, il faut me la laisser !"

Comptable au moulin.

Quinze jours plus tard, alors qu'Aline était à son apprentissage de couture qu'elle aurait bien voulu terminer, elle a été convoquée par M. Villeminot. Au matin du dimanche 4 juin 1916, son père est venu en voiture à cheval la chercher à Surmont pour l'amener au moulin. Les Villeminot les ont reçus pour le repas de midi, puis Aline s'est installée dans la chambre qui lui était destinée. Elle était logée, nourrie, blanchie et payée 70 Francs par mois, l'équivalent du salaire d'une bonne.

Malgré cette rémunération modeste, Aline était contente de découvrir ce qu'étaient les ouvrages d'écriture dans une maison de commerce. Au bout de quinze jours, elle avait compris les mécanismes des opérations à enregistrer et pouvait se débrouiller seule. Elle a ainsi travaillé à ce poste pendant les deux années suivantes qui lui ont permis de maîtriser la comptabilité selon les règles ainsi que l'établissement de la paie des ouvriers.

L'entreprise Villeminot comprenait un moulin, une scierie et une usine hydroélectrique qui alimentait Clerval en électricité. 

Carte postale publiée sur le site : https://racinescomtoises.net/


Après l'armistice de 1918, le comptable titulaire était revenu, mais c'était un homme diminué et peu au courant des pratiques modernes. Comme M. Villeminot voulait agrandir son entreprise, il a proposé à Aline de la garder, sans toutefois pouvoir mieux la payer tant que ses affaires ne seraient pas plus prospères. Aline hésitait à accepter car la receveuse de la poste, dont l'aide allait partir, essayait de la débaucher. Les parents Bouhélier l'ont persuadée d'opter pour la poste où l'emploi était plus sûr que chez un commerçant.

Voilà donc Aline à la poste au titre d'une période de probation. Hélas, elle a bientôt été informée qu'elle ne pourrait pas être titularisée. Déçue, elle est allée confier son incompréhension à la receveuse qui lui a expliqué : "Ne soyez pas étonnée, l'inspecteur des postes vient de visiter Clerval et il a appris que vous étiez à toutes les messes et processions. Comme il est franc-maçon, il a mis son veto à votre embauche."

Heureusement pour la jeune fille, sa carrière n'a pas souffert de cette déconvenue. Alors qu'elle était encore à la poste, M. Villeminot a envoyé son neveu lui offrir une place de comptable. C'était M. Piot de L'Isle-sur-le-Doubs dont la famille exploitait une scierie. A la fin de la guerre, M. Piot avait étendu son activité à l'achat et la revente de lots de l'armée : de l'outillage, des véhicules, des fournitures diverses. Il y avait de bons profits à faire, mais M. Piot était incapable de tenir sa comptabilité, il inscrivait les dépenses dans la même colonne que les recettes ! Aline ajoute que M. Piot s'intéressait moins aux chiffres qu'à certaines jeunes dames avec qui il trompait son épouse.

Naissance d'une forte personnalité.

Connaissant l'incompétence de son neveu, M. Villeminot lui avait recommandé d'embaucher Aline pour tenir ses livres selon les règles. Après avoir mis de l’ordre dans les écritures, la jeune fille les a présentées au banquier qui a dit à M. Piot : "Ce n'est qu'une gamine, ce n'est pas du tout ça qu'il faut faire !" Quand M. Piot a transmis cette observation à Aline, celle-ci lui a rétorqué : "C'est à vous de choisir, choisissez les comptes du banquier ou les miens, mais je vous affirme que ce sont les miens qu'il sera obligé d'adopter", ce qui s'est finalement passé.

Aline reconnaît qu'elle était payée grassement pour son travail chez M. Piot : logée, nourrie et 500 Francs par mois. Mais son avenir n'était pas chez lui car l'activité de revente des matériels de guerre touchait à sa fin. Aussi a-t-elle accepté l'offre de M. Villeminot de la reprendre, d'autant plus que son premier patron avait enchéri sur les 500 Francs mensuels payés par M. Piot.

Ainsi Aline a repris son emploi au moulin des bords du Doubs. L'entreprise Villeminot s’était développée, comprenant le moulin, la turbine électrique et la scierie. Elle a compté jusqu'à 50 salariés pour lesquels Aline faisait la paie.

Plus de cinquante ans après, Aline rend hommage à son ancien patron qui lui a toujours témoigné un grand respect. Il lui permettait d'aller tous les jours à la messe si elle le désirait, même si cela la mettait en retard, sachant que, pour compenser, elle restait le soir quand le travail l'exigeait. Aline a d'ailleurs à cœur de souligner qu'elle a toujours eu une conduite irréprochable. La moralité était innée en elle, si bien que personne n'a jamais eu de comportement déplacé à son égard ; même M. Piot, coureur invétéré, n'a jamais tenté de la courtiser. Et, si d'aventure, quelqu'un s'avisait d'être incorrect ou désinvolte envers elle, elle savait le remettre à sa place. En témoigne cet épisode où Aline avait été envoyée par M. Villeminot à Baume-les-Dames pour contrôler la comptabilité d'une affaire liée à la fin de la guerre. Elle était allée présenter ses documents au service des Domaines où quelques blancs-becs ne se sont pas occupés d'elle et avaient l'air de lui rire au nez. Alors elle leur a dit : "Messieurs, je suis là pour faire mon travail, je repars par le train de telle heure et j'exige que ce soit fait !" sur un ton tel que les fonctionnaires ont immédiatement obtempéré et enregistré ses comptes.

Aline est restée comptable au moulin pendant dix ans, jusqu'à son mariage en 1926 avec Paul Bassenne, un cousin germain de l'épouse de M. Villeminot.


Aline Bouhélier vers l'âge de 22 ans.

Aline Bouhélier, épouse Bassenne, est décédée le 7 octobre 1981 à l'âge de 83 ans, quelques semaines seulement après la narration de ses souvenirs.


Écouter deux minutes de l'enregistrement : la rencontre d'Aline avec M. Villeminot.

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Mise en forme des souvenirs d'Aline et compléments généalogiques, géographiques et historiques par Henri Ehret, décembre 2022.

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