Histoire locale d'Oberbruck.

 

ANNEXE 2 : 

Extraits d'Une campagne au Tonkin par le Docteur Hocquard, Éditions Hachette, Paris 1892.

 

Charles-Édouard Hocquard (1853-1911) est un médecin militaire, photographe et explorateur français. Volontaire pour le corps expéditionnaire du Tonkin contre la Chine en 1883, il parcourt le Tonkin et l'Annam pendant 30 mois. Outre son travail de médecin, il est topographe et photographe, réalisant de nombreux clichés de la société vietnamienne. En 1894, il embarque pour Madagascar et les Comores. Ses photos et ses récits de voyage constituent une riche source documentaire.

 

Le Vietnam et ses habitants vus par le Docteur Hocquard en 1883-1885.

Nota : dans son ouvrage, l'auteur emploie indifféremment "Annamites" et "Tonkinois" pour désigner les habitants du nord de l'Indochine.

 

 

Une colonie idéale.

Je regarde dans la campagne de jolies plantations d'arbres à thé, de figuiers à laque, de cotonniers et de mûriers. Partout du reste, aux flancs des coteaux, aux creux des vallons comme dans le delta, le sol est l'objet d'une culture admirablement soignée... et atteste cette exubérance de vie et de population qui caractérise le pays. Il est impossible que nous [les Français] n'arrivions pas à tirer parti de toutes ces richesses ; d'un côté, une population douce et laborieuse, habituée à obéir ; de l'autre, un sol d'une fertilité inouïe, depuis longtemps défriché et cultivé, ne demandant qu'à produire ; en faut-il davantage pour édifier une colonie prospère ?

Un village.

Le village annamite est constitué d'une centaine de cabanes basses d'un aspect misérable, recouvertes de paillotes, et dont les murs, construits avec un clayonnage de bambous enduit des deux côtés de terre gâchée, menacent ruine. Les rues, dont jamais on ne balaye  les immondices, sont étroites, couvertes de flaques d'eau puantes. Une foule d'affreux petits porcs tonkinois, gros comme des bouledogues, au ventre pendant, au dos ensellé, les parcourent en liberté en compagnie de chiens hargneux qui ont une vague ressemblance avec nos chiens de bergers. Les habitants sont à peine vêtus avec des loques rapiécées d'une propreté plus que douteuse et ils se montrent pour la plupart couverts de vermine.

 

Les habitants.

L'Annamite est ordinairement petit, malingre, d'aspect chétif ; ils est malpropre, bruyant ; c'est au point de vue du caractère un grand enfant, s'amusant de tout et quand même, vivant au jour le jour et ne pensant jamais au lendemain. Il est vrai que les conditions misérables dans lesquelles il vit depuis longtemps justifient jusqu'à un certain point son insouciance : à quoi bon faire des économies et amasser à la sueur de son front un petit pécule pour sa vieillesse si le mandarin et les pirates viennent vous en dépouiller avant qu'on ait eu le temps d'en jouir ?

Les Annamites sont de petite taille. Aucun de ceux qui passent auprès de nous n'a plus de 1 mètre 60 ; leur corps un peu grêle, leurs muscles peu développés, leur donnent une apparence chétive. Ils ont le visage très élargi ; leurs pommelles saillantes et leur menton court donnent à leur figure l'aspect d'un losange. La forme losangique de la face est encore accentuée par la coiffure à bandeaux plats que portent les femmes et par les plis du turban qui descendent du milieu du front chez les hommes pour recouvrir les tempes à droite et à gauche. Hommes et femmes ont le nez large et épaté, les sourcils peu fournis et les paupières bridées. Chez les gens comme il faut, ces paupières, dont l'angle externe va en se relevant vers les tempes, sont presque toujours demi-closes. Ils vous écoutent en clignant légèrement les yeux, comme s'ils étaient myopes. 

Les Annamites naissent cependant avec une vue excellente et des yeux noirs très expressifs et très beaux. Malheureusement ils sont sujets à des ophtalmies fréquentes : sur quinze Annamites que je vois dans la rue, il y en a au moins un de borgne ou de strabique.

La couleur de la peau varie chez les Annamites dans de notables proportions : d'un blanc de cire chez les indigènes de haute caste qui ne sortent dans la rue qu'enfermés dans leur palanquin, elle est d'un rouge d'acajou chez le coolie* ou le paysan qui ne craignent pas d'exposer pendant des heures leur torse nu au soleil. Quelle que soit sa teinte, elle est bien rarement intacte. Chez le riche fonctionnaire comme chez l'homme du peuple, la gale s'y montre presque toujours ; elle y trace en paix ses sillons sans que personne songe à l'en chasser; les indigènes la considèrent comme un commensal obligatoire dont la présence est l'indice d'une bonne santé. D'autres parasites foisonnent également dans leurs cheveux noirs et lisses. Quand ils deviennent trop incommodes, les Annamites se rendent volontiers les uns aux autres le service de les poursuivre et de les expulser. 

* Homme employé pour des travaux de manœuvre, en particulier porter des charges.

Hommes et femmes.

Ce qui m'a le plus frappé en arrivant dans cet étrange pays, c'est la difficulté qu'on éprouve dans les premiers temps à reconnaître les différents sexes à première vue. La coiffure est la même des deux côtés. Le costume est à peu près identique aussi. La femme porte comme l'homme un turban, une longue tunique, un large pantalon flottant et une ceinture de couleur vive dont les pans retombent sur le devant des genoux...

Quand les Annamites du peuple ne vont pas pieds nus, ils portent une espèce de sandale qui est formée d'une semelle de cuir retenue sur le cou-de-pied par deux anses de peau...

La physionomie est à peu près semblable, puisque les hommes n'ont pas de barbe et portent un chignon comme les femmes. Il y a cependant certaines pièces du costume qui diffèrent ; le sexe faible porte des pendants d'oreilles et des bagues. Les boucles d'oreille ont la forme de gros boutons de chemise à double tête; elles sont en verre coloré pour les femmes du peuple ; les filles et les femmes de mandarins ont seules le droit de porter des bijoux en métal précieux.

Les Tonkinois ont des cheveux superbes et d'une grande longueur : il n'est pas rare de voir des femmes dont la chevelure dénouée descend jusqu'aux talons. Elles la soignent avec beaucoup de sollicitude, la lavent fréquemment avec une décoction savonneuse et se condamnent ensuite à rester en plein soleil accroupies sur les talons, et les cheveux sur le dos pour les faire sécher.

La barbe pousse très tard chez les Annamites ; ils ne l'ont jamais longue ni bien fournie ; aussi donnent-ils aux Européens dont le menton est toujours très bien garni, un âge invraisemblable. Je suis sûr que la longue barbe des Français est pour quelque chose dans la crainte respectueuse qu'ils inspirent aux indigènes et c'est une des raisons pour lesquelles nos missionnaires ne se rasent jamais. En revanche, et pour le même motif, les Tonkinois nous paraissent toujours moins âgés qu'ils ne le sont en réalité. Il m'arrive de donner douze ou quinze ans à des indigènes qui en ont plus de vingt.

Les femmes indigènes sont petites mais bien faites : leurs extrémités sont assez fines et leur visage serait charmant n'étaient leurs dents laquées en noir. Les enfants sont ravissants jusqu'à sept ou huit ans ; à partir de cet âge leur nez s'épate, leurs pommettes saillent, leurs yeux se brident et ils prennent tous les caractères de leur race.

Plusieurs noms dans une vie.  

Les Tonkinois ont une autre coutume...qui est pour les Européens une cause d'embarras : c'est celle de changer deux ou trois fois de noms au moins. [au cours de leur vie] 

[Dans l'intimité de la famille, les enfants n'ont pas de prénom] ils sont désignés par leur numéro d'ordre. Ensuite, dès que l'enfant commence à marcher, les parents lui donnent un nom provisoire qu'on appelle "nom vulgaire", choisi dans le calendrier chinois. On donne ce nom aux filles comme aux garçons, par exemple Niau-Ngo (le petit buffle), Niau-Mui (la petite chêvre), Niau-Ti (Ie petit rat), Niau-Dan (la petite poule)... 

Les filles conservent ordinairement le nom provisoire jusqu'au mariage. Quant aux garçons, dès qu'ils ont atteint l'âge de la  puberté, on leur donne un second nom, le nom viril, choisi  selon les aptitudes du jeune homme ou selon les sentiments que ses parents nourrissent à son endroit. Ainsi on l'appelle Linh (spirituel) ou Hoa (concorde)... On ajoute souvent à ce nom viril deux noms fictifs dont le premier est pris parmi les noms des huit ou neuf grandes familles du royaume et dont le second n'est autre que les deux titres "van" et "vu" (lettres et armes) qui indiquent la noblesse du pays. Ainsi on dira Nguyen-vu-Linh, Lé-van-Hoa... L'imposition du nom viril est une des plus grandes solennités de la famille : elle marque l'entrée du jeune homme dans la vie civile. Dès ce moment, il se laisse pousser ses cheveux, porte le turban et se noircit les dents.

Outre le nom vulgaire et le nom viril, les hommes ont encore deux autres appellatifs qui sont le nom civique et le nom caché. [Le nom civique est celui sous lequel un homme est inscrit sur la liste de ceux à qui l'État a concédé des terres.] Quant au nom caché c'est celui qu'on donne aux ancêtres au moment de leur mort et qu'on inscrit en lettres d'or sur les tablettes placées pour les représenter sur l'autel de la famille. On ne peut le prononcer sans faire une grave injure aux parents du défunt et sans s'attirer la malédiction des esprits.

Parents et enfants.

Au Tonkin, les femmes portent leurs bébés non pas assis sur le bras, mais à cheval sur la hanche ; cette habitude est fâcheuse à tous les points de vue : elle dévie la taille de la mère et elle arque les jambes des enfants. Les nouveau-nés sont allaités jusqu'à l'âge de deux ou trois ans, mais dès la deuxième année les nourrices leur donnent du riz mâché. Les bébés prennent ce repas d'une façon singulière : la mère introduit dans sa bouche autant de riz qu'elle en peut contenir ; elle le mâche consciencieusement, puis, appliquant ses lèvres contre celles de son nourrisson, elle lui pousse le tout jusqu'à ce qu'il refuse d'avaler.

Les parents n'embrassent jamais leur enfant : quand ils veulent lui prouver leur tendresse, ils approchent leur visage du sien et le flairent comme un chien fait pour son petit. Nos troupiers éprouvaient souvent l'envie d'embrasser ces marmots dont le visage frais et rose fait plaisir à voir. Les enfants reculaient effrayés et les mères protestaient en criant :  "Sao lam" (Malpropres !)

Lorsque, au début de la conquête les mandarins faisaient répandre dans les villages le bruit que nous mangions de la chair humaine et que nous dévorions les petits enfants, les faits dont je parle ne contribuaient pas pour une mince part à accréditer ces contes absurdes dans l'esprit des gens du peuple, naïfs et formalistes. 

On ne fait pas grands frais de toilette pour les enfants. En été ils circulent dans la rue absolument nus ou couverts d'une simple chemise qui leur arrive jusqu'à mi-jambes. Les parents leur attachent souvent au cou des pièces de monnaie ou des amulettes auxquelles ils attribuent la vertu de détourner les malins esprits ou de préserver des maladies. Les tout petits portent les cheveux ras. Jusqu'à dix ans on ne leur laisse guère pousser qu'une petite mèche plantée sur le sommet de la tête ou descendant sur le milieu du front. Quelquefois ils portent deux touffes qui leur pendent sur les tempes de chaque côté comme des oreilles d'épagneul. 

Les Tonkinois aiment beaucoup leurs enfants, surtout les garçons, dont ils se montrent très fiers. Quand nous entrons dans une case, si les marmots ne sont pas trop sauvages et si nous pouvons les prendre dans nos bras pour les caresser, les parents s'approchent tout de suite en souriant pour nous remercier, et la glace est rompue.

Enfants au travail.

Voici nos petites marchandes de charbon, deux enfants de dix ou douze ans qui ploient sous le poids de leurs grands paniers ronds, remplis bien au-dessus des bords. Leur maigre poitrine est à peine masquée par un triangle d'étoffe blanche, échancré au niveau du cou, sur lequel s'ouvre une vieille robe brune toute couverte de pièces et de reprises.

En Annam, chez les gens du peuple, on travaille dès le jeune âge. La famille est presque toujours nombreuse ; il n'est pas rare qu'elle compte douze ou quinze personnes. Si la nourriture est peu coûteuse, il y a beaucoup de bouches à nourrir : aussi l'on met aux filles comme aux garçons un bambou sur l'épaule dès qu'ils sont en âge de le porter et on les loue comme coolies. Grâce à cette sorte d'entraînement qui commence dès l'enfance, les indigènes malgré leur apparence un peu frêle et leur musculature qui semble peu développée, arrivent à porter sur l'épaule des charges considérables.

Mariage à l'annamite.

Un lieutenant de marine français, commandant de poste, parle :

"J'ai acheté une congaï [jeune fille]... Au fait je ne vous l'ai pas encore présentée. Allons, Ti-Sau, viens saluer le capitaine. Ti-Sau (la sixième) est une grande fille de 16 à 18 ans, proprement vêtue d'un ké-ao (robe) de soie violette et d'un ké-kouan (pantalon) de calicot blanc. Elle est chaussée de petites mules et porte aux doigts de jolies bagues d'or.

Nous sommes mariés à l'annamite, me dit mon hôte en riant, c'est-à-dire que je l'ai achetée dix piastres (quarante-cinq francs) à ses parents. En retour, ceux-ci m'ont signé devant les notables de leur village un contrat par lequel ils m'abandonnent tous leurs droits sur elle. Je puis en faire ce que je veux, et même la renvoyer à sa famille si tel est mon bon plaisir. Ses parents sont obligés de la reprendre et c'est bien plus commode que le divorce. En revanche, elle ne peut pas me quitter sans ma permission et si elle s'enfuyait, son père serait responsable. Il lui faudrait, ou me la ramener, ou me rembourser la somme versée : telle est la loi annamite."  

 

 

Une congai tonkinoise.

 

Photo prise par le Dr Hocquard, publiée parmi de nombreuses photos du Vietnam sur le site "Vietnam, mon pays natal, ma passion, mon rêve" de M. Tan Loc NGUYEN. 

 

 

Le culte des ancêtres.

Le culte des ancêtres, que les Tonkinois ont emprunté à la Chine, repose sur une croyance touchante qui est le point de départ d'une foule de coutumes et de pratiques superstitieuses auxquelles les Annamites tiennent par-dessus tout et qu'ils se transmettent de génération en génération avec un soin jaloux.

Les aïeux qui ont été honorés pendant leur vie ne peuvent, disent les indigènes, se détacher complètement après leur mort de ceux qu'ils ont aimés ; leurs âmes reviennent planer aux environs de la maison habitée par la famille et prendre part aux sacrifices qu'on célèbre en leur honneur à certains anniversaires ou dans les circonstances solennelles (mariages, naissances...) à l'occasion desquelles tous les parents sont réunis. Les ancêtres défunts protègent la famille ; ils veillent sur elle constamment ; ils prennent part au bonheur qui lui arrive ; ils souffrent des calamités qui l'atteignent et dont ils cherchent à la préserver ; voilà pourquoi, dans la joie comme dans la tristesse, on voit I'Annamite se précipiter au pied de l'autel des Ancêtres et invoquer les esprits des aïeux.

Mais ces esprits ne sont vraiment heureux que lorsqu'on ne les oublie pas et qu'on célèbre avec exactitude le culte auquel ils ont droit. Il faut que des baguettes d'encens, pieusement renouvelées par les soins de l'aîné, entourent constamment d'un nuage parfumé les tablettes qui, sur l'autel de la maison, portent leurs noms écrits en lettres d'or ; il faut qu'à chaque festin on leur offre sur ce même autel un plat de riz bien blanc, une tasse d'eau-de-vie et la meilleure part des viandes cuites à point. Sinon les esprits des ancêtres souffrent cruellement ; ils errent tristes et désolés dans les espaces aériens où ils finissent par devenir de méchants génies qui tourmentent les hommes.

Cette idée qu'ils seraient très malheureux après leur mort si personne ne leur rendait le culte des ancêtres fait que les Tonkinois attachent une extrême importance à avoir une postérité et surtout des enfants mâles. Le fils hérite des prérogatives attachées à la lignée, à son défaut, c'est la fille. Mais si le mariage d'une fille unique est stérile, son père doit acheter un fils et l'adopter pour perpétuer sa postérité. Telle est l'origine de cette coutume d'acheter et de vendre des enfants qui est commune au Tonkin comme en Chine et qui a donné naissance à tant de fables grossières colportées en Europe. L'Annamite pauvre vend son enfant non pas pour en faire un esclave, mais pour que, étant adopté par une famille riche, il y vive plus heureux que chez lui. Cet enfant adoptif aura sa part d'héritage après la mort de celui qui l'a acheté et qui l'a traité comme son propre fils.

Celle préoccupation constante qu'ont les Annamites d'assumer la continuation de leur race est la principale cause de la polygamie qu'on observe dans ce pays. La loi permet aux indigènes de prendre autant de femmes qu'ils peuvent en nourrir, mais il y en a relativement peu qui profitent de la permission. Quand un Tonkinois se résout à prendre une seconde femme, c'est en général parce que la première est restée stérile et qu'il a peur de mourir sans laisser d'enfant. Dans ces conditions, c'est quelquefois sa propre épouse qui lui en cherche et qui lui en choisit une seconde ; elle trouve la chose toute naturelle; elle ne s'en formalise en aucune façon. D'ailleurs, la femme secondaire que le mari prend ainsi a loin d'avoir dans la maison le même rang que la première femme, et la loi considère la première femme comme la mère légale des enfants donnés au mari par la femme secondaire.

Retour vers les pages : 

Annexe 1 : Bao Nham aujourd'hui.

Deux Oberbruckois en Indochine.

 

 

Revenir à la liste des articles d'Histoire locale.