Un monument original, mais controversé.
Il y a un
siècle, le premier monument aux morts d'Oberbruck a suscité la
polémique.
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Quand
la Première Guerre mondiale prend fin, le 11 novembre 1918, la France
pleure 1,4 million de morts. Ce deuil d'une ampleur jamais connue touche
la nation toute entière et suscite un élan unanime : il faut rendre
hommage à ces hommes tombés pour la Patrie et transmettre leur mémoire
aux jeunes générations pour que leur sacrifice ne soit jamais oublié.
C'est la construction dans chaque commune d'un monument fait pour
traverser les siècles qui s'impose comme la forme d'hommage la mieux
appropriée. De 1918 à 1925, quelque 36 000 monuments aux morts sont érigés
en France sur lesquels sont gravés les noms des enfants de la commune
victimes de la guerre.
La majorité des communes n'ont pas les moyens de financer une œuvre
grandiose. La plupart se décident pour un mémorial en forme d'obélisque
ou de colonne ; d'autres optent pour une simple stèle ; parfois ce ne
sont que des plaques apposées contre le mur du cimetière.
La pierre des monuments est décorée d'éléments symboliques de la
victoire, du martyre, de l'immortalité comme des palmes, des couronnes
de laurier, des épis de blé. Malgré la loi de séparation de l'Église
et de l'État qui interdit les symboles religieux
sur les monuments publics, les croix ne sont pas rares : croix latines
ou croix de guerre à quatre branches.
Les villes plus importantes
couronnent leur monument par une statue ou un groupe statuaire. Ce sont
des allégories qui magnifient la victoire, le sacrifice, la liberté,
la patrie ou bien expriment l'affliction causée par la perte d'un mari,
d'un père, d'un fils. Très souvent, le sujet de la sculpture est le
poilu, casqué et le fusil en main. Sur d'autres monuments, une figure
féminine personnifie la république triomphante ou, dans un autre
registre, représente une piéta qui recueille le soldat agonisant.
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Oberbruck a perdu 18 de ses
fils lors du premier conflit mondial. En 1921, sous le mandat du maire
Alfred Angly, la commune décide la construction d'un monument aux
morts.
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Son emplacement : au bord de la rue Principale, dans le virage en
face de l'entrée de la rue du Château, à la gauche de l'actuel
magasin Proxi.
Photo
de l'auteur.
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Les
édiles d'Oberbruck voient grand ! Le mémorial est un parallélépipède
rectangle vertical, maçonné en blocs de granit taillés.
Sur sa face avant, une colonne centrale en saillie rehausse le
pilier massif et sert de piédestal à une statue de saint
Joseph, en bronze polychrome haute de 1,58 mètre, tenant l'Enfant Jésus dans ses bras.
Les noms des victimes de la guerre figurent sur deux plaques de
fonte surmontées de l'inscription : "En mémoire des
soldats d'Oberbruck tombés pendant la grande guerre
1914-1918." Deux palmes en bronze décorent le milieu
du monument qui s'élève à près de six mètres.
Sur le socle,
deux "Minenwerfer" [mortiers
sur roues]
allemands venant du port de Neuf-Brisach flanquent la
construction. Une grille en fer forgé
entoure l'ouvrage et l'ensemble est encadré par quatre cyprès.
Origine
de l'image : extrait de carte postale.
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Le monument est inauguré le
dimanche 18 septembre 1921 lors d'une cérémonie empreinte de ferveur
patriotique et religieuse. Malgré une froide pluie automnale, la
population du village est présente, avec au premier rang, les orphelins
de guerre de la commune. La musique municipale de Masevaux joue des
hymnes patriotiques. Le prêtre de la paroisse bénit le mémorial qui
est, pour l'occasion, surmonté de deux drapeaux tricolores.
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Si la population d'Oberbruck
semble apprécier le nouveau monument, celui-ci devient rapidement la
cible des critiques de la gauche alsacienne. Le 10 mai 1922, le journal
mulhousien Der Republikaner
[Le Républicain],
l'organe des socialistes du Haut-Rhin, publie en langue allemande un
article intitulé "Der heilige Joseph und die deutschen Minenwerfer" [Saint
Joseph et les mortiers allemands.]
Cet article est un réquisitoire contre le nouveau monument. Il dénonce
le choix, selon lui unique en France, d'avoir mis la statue d'un saint
au sommet de l'ouvrage. Il juge choquant d'associer Joseph et Jésus au
plus grand massacre de notre histoire. Tout aussi inconvenante,
poursuit-il, est la présence des mortiers allemands, engins de mort que
le placide saint Joseph semble bénir.
Pour
le Republikaner il n'y a pas de doute : le pouvoir clérical a
conçu la composition de cette œuvre qui amalgame le Christ, le saint,
les victimes de la guerre et les armes criminelles. C'est l'occasion,
pour le journal, de rappeler que, pendant toute la guerre, le clergé
alsacien a fait prier ses fidèles pour la victoire des armes allemandes*
et de sous-entendre que la sincérité de son ralliement à la France
après l'armistice est douteuse. * [ce
qui n'est pas exact pour Oberbruck — occupé dès août 1914
par l'armée française.]
Les
socialistes voient dans le monument d'Oberbruck la preuve que les curés
se disent épris de paix mais seraient les premiers à approuver une
nouvelle guerre "fraîche et joyeuse" qu'ils présenteraient
comme une volonté divine.
L'article se termine sur ce conseil aux lecteurs : si vous voulez connaître
la position de l'Église catholique sur la question de la guerre, allez
voir ce que symbolise le monument oberbruckois : Saint
Joseph entre les canons allemands.
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Que penser des critiques du Republikaner ? Sont-elles fondées ?
Il semble effectivement avéré que le monument aux morts d'Oberbruck
est bien un des seuls en France qui comporte l'effigie d'un saint chrétien.
Certes, plusieurs monuments sont couronnés par une statue de Jeanne
d'Arc. Le choix de cette héroïne s'explique par sa qualité
de guerrière qui a sacrifié sa vie pour la libération de la France.
De nombreuses statues de la Pucelle d'Orléans exaltant le sentiment
national ont été érigées en France avant la Première Guerre
mondiale (dont celle du Ballon d'Alsace en 1909), bien avant que Jeanne
d'Arc ne soit reconnue comme sainte catholique
en 1920.
À Guewenheim (Haut-Rhin), le monument aux morts est surmonté par une
statue de saint Maurice, le patron de la paroisse. La sculpture montre
l'officier romain sur le pied de guerre. Casqué, tenant glaive et
bouclier, il est représentatif
d'une vie militaire conclue par le martyre. À
Dessenheim
(Haut-Rhin), la commune choisit de couronner son monument par la statue
d'un autre officier romain martyr, saint Sébastien, second patron de la
paroisse. A Ennezat (Puy-de-Dôme) et
à Cuvier (Jura), le
monument aux morts représente l'archange saint-Michel terrassant le
dragon, une symbolique appropriée à la nature des
mémoriaux.
Le choix par la commune d'Oberbruck de saint Joseph portant l'Enfant
Jésus reste inexpliqué. Il n'est pas le saint patron de la
paroisse et les qualités que lui prête la tradition catholique ne
s'accordent guère avec un monument aux morts. Les chrétiens voient en
lui le modèle du bon père de famille, humble, obéissant, travailleur,
protecteur attentif des siens. Quel rapport entre cette paisible figure
du père adoptif de Jésus et la tonalité guerrière du monument qu'il
surplombe ?
La charge des socialistes haut-rhinois contre la présence des mortiers
allemands n'est pas conforme à la pratique et à la mentalité de
l'époque. En effet, de très nombreux monuments arborent des engins de
guerre et particulièrement des canons et des obus. Ces armes sont là
pour rappeler la nature même de l'édifice en mettant sous les yeux de
la population les instruments de mort qui ont provoqué les massacres.
En même temps, les Minenwerfer allemands font office de trophées de
guerre arrachés à l'ennemi, soulignant ainsi la victoire française.
L'accusation finale du Republikaner qui qualifie les curés
d'être des va-t-en-guerre dissimulés apparaît comme un procès
d'intention sans fondement argumenté. Plus sérieuse est l'allusion à
la germanophilie supposée du clergé ou du moins à la tiédeur de son
ralliement à la France. Les arguments ne manquent pas pour étayer ces
griefs : les prêtres continuent d'utiliser la langue allemande pour les
offices et le catéchisme, ils s'opposent à l'introduction
des lois laïques françaises, et des clercs politisés comme l'abbé
Haegy sont à la tête du mouvement autonomiste alsacien.
Au total, la polémique contre le monument aux morts d'Oberbruck n'est
pas seulement une critique de l'œuvre mémorielle. Elle est aussi un
épisode de la lutte des socialistes alsaciens pour la laïcité. Le
monument leur donne l'occasion d'attaquer le pouvoir clérical en
dénonçant son caractère germanophile et belliciste.
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Lutte
des socialistes contre le pouvoir clérical entre les deux guerres, voir
aussi cet article :
"Rouges"
contre "Noirs."
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Photo
parue dans L'Écho d'Oberbruck 2008/2009. Origine : M. Gilbert
Rusterholtz. |
Cérémonie
devant le monument aux morts en 1938. Après la mobilisation partielle lors de
la crise des Sudètes, les réservistes d'Oberbruck déposent une gerbe en
hommage aux victimes de la guerre.
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Le monument aux morts d'Oberbruck
devait traverser les siècles : il n'a duré que 20 ans ! Après
l'annexion de fait de l'Alsace au IIIe Reich lors de la Seconde Guerre
mondiale, le pouvoir nazi ordonne sa destruction.
Comme la très large majorité des victimes alsaciennes de la Première
Guerre mondiale sont tombées sous l'uniforme allemand, le Gauleiter de
Strasbourg se montre accommodant vis-à-vis de la plupart des
monuments aux morts de la province annexée, se contentant le plus
souvent de faire remplacer l'inscription française par l'épitaphe "Gefallen für Deutschland."
[Morts pour
l'Allemagne] En
revanche, le pouvoir nazi se montre implacable envers les mémoriaux
affichant une opinion nationaliste
française ou bien ceux présentant un caractère religieux.
C'est donc bien la statue de saint Joseph qui amène la destruction du
monument, sa connotation indéniablement catholique allant à l'encontre
de l'esprit anti-religieux des nazis qui suppriment aussi le Concordat
et chassent les sœurs-enseignantes des écoles.
À Guewenheim, le monument avec saint Maurice est menacé par les nazis
mais finalement épargné. À Dessenheim, le mémorial n'est sauvé de la destruction que par la présence
d'esprit du maire de la commune. Celui-ci réussit à convaincre la Gestapo que saint Sébastien
était un courageux officier romain mort pour sa foi tout comme les
soldats de Dessenheim sont tombés pour le Kaiser. Avec leur pacifique
saint Joseph, les Oberbruckois ne
peuvent, hélas, pas user de la même argumentation !
Le monument aux morts est démoli en 1941. La maçonnerie est démantelée
et les gravats évacués. On fait place nette : la clôture de
l'enceinte sacrée est enlevée, les quatre cyprès déracinés.
Sont cependant sauvegardées et laissées à la commune la statue de
saint Joseph, les plaques commémoratives en fonte et les palmes de
bronze. Les Minenwerfer sont emportés et disparaissent dans la
tourmente de la guerre, probablement fondus pour en récupérer le
métal.
La polémique contre le monument puis sa brutale démolition ont profondément
marqué la conscience villageoise. Ce traumatisme explique peut-être
qu'Oberbruck, contrairement à toutes les autres communes de la vallée
de la Doller, soit resté 64 ans sans monument aux morts. Ce n'est qu'en
2005, grâce aux efforts inlassables de la conseillère municipale
Bernadette Comte, qu'un nouveau monument a été érigé au cœur du
village sous la mandature du maire André Kippelen. Décoré des palmes
rescapées du monument de 1921, ce mémorial reprend les noms des 18
morts de 1914-1918 auxquels s'ajoutent 17 victimes de la Seconde Guerre
mondiale et 3 victimes de la Guerre d'Indochine.
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La statue de saint Joseph : un
siècle de péripéties.
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Après avoir passé 20 ans sur le pinacle du monument aux morts, la
statue est recueillie par la paroisse qui l'installe sur la tribune de
l'église, à l'arrière de l'orgue. Là elle n'est visible que par les
chantres et les quelques fidèles qui ont leurs habitudes sur le côté
droit de la tribune. Parmi eux, quelques irrespectueux se servent des têtes
de Joseph et Jésus comme porte-chapeaux.
En 1963, la statue rejoint le presbytère où elle est placée à l'extérieur,
près du petit perron donnant accès au bâtiment.
Dans les années 1990, après le décès du dernier curé d'Oberbruck,
le locataire du presbytère l'installe dans une niche formée par l'ancienne
entrée d'un escalier de service.
En 2008, lors des travaux de rénovation de l'immeuble, la statue est
remisée dans la cave où on l'oublie pendant une décennie.
En 2019, la statue est restaurée dans un atelier spécialisé en même
temps que le Christ de la croix du cimetière, puis mise en peinture par
Monsieur Michel Tschirret.
Aujourd'hui, saint Joseph et l'Enfant Jésus ont retrouvé leur place
dans la niche de l'ancien presbytère, à quelques dizaines de mètres
seulement de l'emplacement du premier monument aux morts.
Photo
de l'auteur.
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En
guise de conclusion.
Le destin du premier monument aux morts d'Oberbruck est représentatif
de l'histoire tragique de notre village pendant la première moitié du
XXe siècle. Le monument a d'abord rappelé l'hécatombe de la Première
Guerre mondiale. Il a ensuite été l'objet de luttes politiciennes dont
les enjeux étaient étrangers aux valeurs de la population locale. Enfin, il a
illustré la brutalité du pouvoir nazi qui n'a laissé derrière lui
que morts, blessures et destructions.
Aujourd'hui la mémoire des victimes des guerres est perpétuée dans la
sérénité. Passants qui,
sous le regard de saint
Joseph, empruntez le sentier longeant
l'ancien presbytère, ayez une pensée
pour ceux qui ont vécu ces temps difficiles !
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Henri
Ehret, septembre 2024.
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Sources :
- Journal
de Mulhouse, article du 06/09/1921.
- Der Republikaner, article du 10/05/1922.
-
Bulletin communal L'Écho d'Oberbruck : articles de Mme Bernadette
Comte dans les numéros de 2008/2009 et de 2009/2010 et article non signé
dans le numéro Eté 2021.
- Monument aux morts de Cuvier : https://e-monumen.net/mots-cles/cuvier-39250/
-
Monument aux morts d'Ennezat : https://www.memoire-et-patrimoine-ennezat.org/les-monuments-aux-morts/
- Monument aux morts de Dessenheim : https://c.lalsace.fr/haut-rhin/2018/11/23/l-etonnante-histoire-du-monument-aux-morts
- Monument aux morts de Guewenheim : souvenirs de M. Jean-Georges Uhlrich.
- Wikipedia
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