Histoire locale de la vallée de Masevaux.

 

Rouges

 

contre

Noirs

Épisodes de la lutte entre socialistes et cléricaux dans la vallée de Masevaux entre 1918 et 1939.

Nota :

- les citations non traduites sont entre guillemets et en couleur verte.
- les citations traduites de l'allemand sont entre guillemets et en couleur bleue.

- les traductions et explications complémentaires sont en couleur rouge foncé.
- les titres des journaux sont traduits en français et écrits en italique.


I. La question religieuse en Alsace après 1918.

Quand, en 1918, à l'issue de la Première Guerre mondiale, l'Alsace redevient française, la vie de nos aïeux connaît un profond bouleversement. Les voilà confrontés à une nouvelle administration — souvent hautaine et tatillonne — et contraints de composer avec la langue française que presque personne ne parle. Officiellement, la France a le souci de ne pas brusquer l'opinion alsacienne selon la promesse du général Joffre à Thann, le 24 novembre 1914, lorsqu'il a dit : "La France vous apporte, avec les libertés qu’elle a toujours représentées, le respect de vos libertés alsaciennes, de vos traditions, de vos convictions, de vos mœurs."

Dans la législation de l'après-guerre, cet engagement se traduit par un statut provisoire qui accorde à l'Alsace et à la Moselle des règles de droit particulières (le droit local) ainsi qu'un régime spécifique des cultes qui ne connaît pas la séparation des Églises et de l'État (le Concordat).

Cependant, le centralisme jacobin a rapidement tendance à vouloir étendre à l'Alsace-Moselle le droit français dans son intégralité. C'est notamment au programme du Cartel des Gauches qui arrive au pouvoir en 1924. Le gouvernement d'Édouard Herriot veut supprimer le Concordat et le remplacer par la loi de 1905, autrement dit séparer les Églises de l'État, et introduire les lois laïques dans l'enseignement public.

Le clergé catholique ne veut à aucun prix de la loi de 1905. Très majoritairement formés à l'école allemande, les prêtres alsaciens n'acceptent qu'avec réticence d'être à présent sous la coupe de la République laïque dont ils craignent les politiciens anticléricaux et francs-maçons. Ils comptent sur le soutien de leurs fidèles pour s'opposer à toute remise en cause du statut local de la religion et de l'enseignement.

En revanche, le programme d'Édouard Herriot est accueilli avec enthousiasme par les socialistes alsaciens. Ceux-ci militent pour une société émancipée du pouvoir clérical. Ils voient dans la réintégration de l'Alsace à la France républicaine et laïque l'occasion historique de faire triompher leurs idées.

Ainsi, entre 1918 et 1939, deux partis se font face en Alsace : d'une part les conservateurs, tenants du statu quo religieux ; d'autre part, les partisans d'une société laïque et progressiste. Les premiers, menés par le clergé catholique, sont surnommés les "Noirs" en référence à la couleur des soutanes, les seconds sont qualifiés de "Rouges", couleur symbolique du socialisme et du communisme.

La vallée de Masevaux n'est pas épargnée par l'affrontement entre les "Noirs" et les "Rouges." Celui-ci se manifeste sur le plan électoral ainsi que dans la vie sociale. Les "Noirs", encadrés par un clergé autoritariste, sont la force dominante, mais les "Rouges", aiguillonnés par des militants ardents, sont à l'affût de toute occasion pour combattre les prêtres et contester leur pouvoir. C'est notamment le cas dans la vie associative où les laïcs veulent briser le monopole du clergé. Cela explique qu'il y ait à Masevaux, à côté de la société de gymnastique confessionnelle dite les "Bangala", la société de gymnastique laïque ; à côté de la Musique du Cercle catholique, la Musique municipale ; à côté de la chorale paroissiale, la chorale ouvrière "Liberté." Même dans le modeste village de Sewen, il y a deux sociétés de gymnastique : la "Fraternité", laïque, et la "Sebastiana", confessionnelle.

Ainsi, entre "Rouges" et "Noirs", se succèdent, tout au long des deux décennies de l'entre-deux guerres, bisbilles, chicanes, moqueries, critiques, dénonciations, attaques, souvent clochemerlesques, mais parfois également empreintes de gravité car révélatrices d'enjeux fondamentaux. Ces démêlés apparaissent dans la presse de l'époque qui paraît en langue allemande. Les laïcs s'expriment principalement dans le journal mulhousien Le Républicain, organe des socialistes haut-rhinois à l'avant-garde de la lutte progressiste. Les opinions cléricales sont publiées dans les journaux locaux Le Journal de Masevaux et du Canton et L'Écho de Thann-Masevaux.


II. À Masevaux, une vie politique tumultueuse.

Au lendemain de la guerre, le conseil municipal de Masevaux connaît des remous incessants. De 1920 à 1921, trois maires démissionnent, excédés par les rivalités permanentes entre conseillers "noirs" et "rouges." L'antagonisme est à son comble en 1924 lorsque le conseil veut se prononcer sur la déclaration d'Édouard Herriot annonçant l'introduction des lois laïques en Alsace. Le maire "noir" Jules Ast propose au vote une résolution exprimant la plus vive opposition de la municipalité au projet gouvernemental, mais son texte est repoussé par 11 voix contre 6. Le premier adjoint "rouge" Émile Schmitt, présente alors une motion inverse, félicitant le président du conseil de son intention de réaliser "la séparation de l'Église et de l'État et l'introduction des lois laïques dans les provinces reconquises d'Alsace-Lorraine." Cette résolution est approuvée par 11 voix contre 6 et, bien que le maire ait refusé de la signer, envoyée sous forme de télégramme à Édouard Herriot.

Cependant, la population masopolitaine, et pas seulement les conservateurs, prend mal cette démarche des "Rouges" car elle craint de perdre les sœurs enseignantes de l'école des filles qui seraient menacées par les lois laïques. Une pétition de soutien aux religieuses, signée par la quasi-totalité des mères de famille de Masevaux, est approuvée à l'unanimité par le conseil municipal, avec cette particularité qu'elle n'est votée que par 7 voix car les autres conseillers sont absents le jour du scrutin.

En 1925, les Chrétiens-Sociaux (les "Noirs") transforment les élections municipales en plébiscite en faveur des religieuses de l'école des filles comme le montre l'extrait d'affiche ci-dessous.

Origine de l'illustration : Patrimoine Doller n°10, année 2000.

Avertissement ! Aussi longtemps qu'il est encore temps, les électeurs de Masevaux sont prévenus, ils ne doivent pas se faire d'illusions. L'école laïque sera instaurée à Masevaux si les radicaux-socialistes sont élus au conseil municipal. Lors de leur réunion, ils ont affirmé que l'introduction de la législation laïque était le point capital de leur programme. L'école laïque est une grossière violation de la liberté de conscience et un brutal empiètement sur le droit d'éducation des parents. L'immense majorité des parents de Masevaux seraient obligés d'envoyer leurs enfants dans une école qui ne correspond pas à leur spiritualité et qu'ils considèrent mauvaise pour l'éducation de leurs enfants. Les sœurs enseignantes seront chassées de Masevaux, elles qui se sont dévouées si généreusement  à l'éducation de notre jeunesse féminine. Leur mérite, qui a été si souvent salué par les autorités scolaires, doit être reconnu même par les Radicaux-Socialistes. C'est un infâme mensonge de prétendre que les sœurs pourraient rester malgré l'introduction de l'école laïque. La loi l'interdit.

L'argument porte : sur 23 sièges à pourvoir, la liste "noire" en obtient 21.

Les socialistes sont désormais minoritaires dans le Conseil municipal. En 1935 ils sont aux portes du pouvoir avec 11 élus contre 12 aux chrétiens-sociaux et indépendants, mais ils restent dans l'opposition jusqu'à la guerre. La ligne politique des opposants vise à promouvoir les idées progressistes, à défendre la classe ouvrière et les déshérités, à soutenir les sociétés laïques et à dénoncer les errements des élus "noirs" qu'ils accusent de n'être que les fantoches du clergé. Ils sont aussi le relais des positions des socialistes français sur les problèmes nationaux et internationaux ; ils militent notamment contre le courant autonomiste alsacien soutenu par le clergé.

Voici quelques circonstances qui illustrent l'antagonisme entre majorité "noire" et opposition "rouge."

Agression à l'hôpital.

En juin 1927, l'hôpital de Masevaux est le théâtre d'un grave incident. Un soir, vers 20 heures, un boucher de la ville et son domestique font irruption dans la chambre d'un patient à demi paralysé et le rouent de coups, lui infligeant des blessures constatées par le Docteur Zeller. Malgré les cris de la victime, personne n'est venu à son aide. L'agression suscite une vive émotion au sein de la population, mais les autorités restent étrangement silencieuses. Le Républicain accuse le maire Xavier Rusterholtz, qui se trouve être un ami du boucher, d'avoir étouffé l'affaire avec la complicité de la direction de l'hôpital, des sœurs soignantes et du Journal de Masevaux et du Canton, tous acquis au parti "noir". Seuls les deux élus socialistes, Grudler et Ritz, interviennent au conseil municipal pour défendre la victime et rappeler au maire ses devoirs en tant que président du conseil de l'hôpital.

C'est aux femmes de faire le ménage.

Le 7 juin 1928, le Conseil municipal décide que désormais le ménage des salles de classe de l'école des garçons ne sera plus fait par les élèves, mais par la gardienne de l'école et il vote l'augmentation du salaire de cette employée en conséquence. Le conseiller socialiste Ritz, pour promouvoir l'égalité hommes/femmes, demande que la même mesure soit prise pour l'école des filles. Les chrétiens-sociaux refusent en argumentant
"dass dies die Mädchen lernen sollen"
[que les filles doivent apprendre à faire le ménage.]

Cérémonies concurrentes devant le monument aux morts.

Le 1er novembre 1928, la ville de Masevaux honore les victimes de la guerre au monument aux morts et au carré militaire du cimetière. Mais contrairement à la pratique d'avant les élections de 1925, le conseil municipal à large majorité catholique, n'a pas invité les sociétés laïques à ces cérémonies. En réponse, les sociétés ignorées par la mairie organisent leur propre hommage aux morts. À 10 heures du matin, la Société de gymnastique, la Chorale ouvrière "Liberté", la Société cycliste ouvrière "Solidarité", la Musique municipale, le Football-Club et la Fanfare "Union" se réunissent sur la Place des Blés [actuelle place Clemenceau] puis défilent jusqu'au monument aux morts. Là, une gerbe est déposée tandis que musiques et chorale exécutent des hymnes de circonstance. Ensuite le cortège traverse la ville pour rejoindre le cimetière où le même rituel est renouvelé.

Plus tard dans la journée, le conseil municipal se rend lui-aussi au monument aux morts et, selon Le Républicain, le maire pousse l'indignité jusqu'à déposer intentionnellement sa gerbe par-dessus celle des "Rouges" de façon à cacher celle-ci aux yeux des citoyens.


Mesquinerie "noire."

Un samedi de décembre 1928, un concert de la Musique municipale (laïque) doit avoir lieu le même soir qu'une réunion du conseil municipal. Les élus socialistes obtiennent du maire que la séance du conseil soit reportée au mardi suivant. Pour montrer leur hostilité à la Musique municipale et leur réprobation de la faveur faite aux "Rouges", les conseillers cléricaux ne viennent pas le mardi : le quorum n'étant pas atteint, le conseil municipal ne peut siéger.

Victime de la rumeur.

En janvier 1929, une infirmière, connue pour sa bigoterie, porte plainte à la gendarmerie pour le vol de son vélo. Elle en accuse son voisin, un "Rouge" notoire. La gendarmerie enquête, mais ne peut établir la culpabilité de l'homme suspecté. Quelque temps plus tard, le journal local publie une annonce indiquant qu'un vélo abandonné a été trouvé par un commerçant devant son magasin. En fait, c'était la fille de l'infirmière qui l'y avait oublié. Tout n'est pas bien qui finit bien car entre-temps, le voisin, sur le seul soupçon d'être un "Rouge" voleur, a été expulsé de son logement.

Tous les enfants au Jeu de la Passion.

La première représentation du Jeu de la Passion à Masevaux, créé à l'initiative de l'abbé Louis Hassenforder, a lieu le 16 mars 1930, dans le nouveau bâtiment du Cercle catholique Saint-Martin inauguré en 1926.

 

 

 

Le Cercle catholique Saint-Martin vers 1930.

Avec sa façade longue de 54 mètres et sa salle de théâtre de 420 places, c'est une des plus grandes maisons des œuvres d'Alsace. C'est dans ce prestigieux bâtiment que le Jeu de la Passion de Masevaux s'est imposé comme un spectacle de renommée internationale.

Origine de la photo : extrait de carte postale.

Le samedi 22 mars 1930, une séance spéciale du spectacle est organisée pour les enfants. Les écoles ferment l'après-midi et tous les élèves sont emmenés par leurs maitres à Masevaux pour assister à la représentation qui dure de 13 heures 30 à 19 heures 30. Le Républicain s'indigne que le spectacle ait lieu pendant les heures de classe. Il dénonce le caractère obligatoire de la participation des enfants, sans compter le côté pécuniaire puisque chaque élève doit payer 1 Franc pour l'entrée. Pour stigmatiser l'intolérance des "Noirs", le journal rapporte que des élèves de Sentheim ont été punis par leurs enseignants parce qu'ils ont quitté le spectacle avant la fin pour rentrer chez eux. L'article conclut : "Ein Beweis, wie ein kleriko-autonomistisches Elsaß unter dem Szepter von Abbé Haegy aussehen würde." [Voilà à quoi ressemblerait une Alsace clérico-autonomiste sous le sceptre de l'abbé Haegy.]

Dans son journal Elsäßer Kurier  [Le Courrier d'Alsace] l'abbé Haegy, leader des autonomistes alsaciens, rétorque : "Notre pays est un pays chrétien et nos écoles sont des écoles confessionnelles chrétiennes. Les enfants ne sont pas éduqués selon des critères politiques mais selon leur conviction religieuse. L'enseignement religieux est une matière obligatoire ; l'école peut donc également astreindre les élèves à assister à un spectacle religieux."

Le coin des pendus.

Le 9 janvier 1932, le conseil municipal de Masevaux examine le règlement du cimetière communal. Celui-ci prévoit que les personnes décédées par suicide soient enterrées le long du mur Est du cimetière du bas. La population appelle cet emplacement "G'hangta Ecke" [Le coin des pendus]

Dans le souci de mettre fin à l'opprobre qui frappe les familles dont un membre est inhumé dans "le coin des pendus", la fraction socialiste du conseil municipal propose la modification suivante du règlement : "Toute personne du ban de Masevaux décédée par suicide sera enterrée dans le cimetière de la ville, dans l'ordre normal des tombes." Autrement dit, on ne fera plus de différence selon la nature du décès et les suicidés pourront être inhumés là où les familles le désirent.

Cette proposition met hors de lui le conseiller Sutter qui la qualifie même de criminelle ; il pense que les citoyens n'accepteront jamais d'être enterrés à côté d'un suicidé. Le socialiste Grudler lui répond que tout le monde sait que des suicidés sont parfois enterrés dans le caveau familial en catimini, une fois la nuit tombée, et que personne n'y trouve à redire.

Finalement, l'amendement socialiste est rejeté par 10 voix contre 8 : le "coin des pendus" va perdurer. Une fois de plus, déplore Le Républicain,  les cléricaux et les indépendants se sont alliés pour maintenir une vieille tradition et empêcher tout progrès.

L'année 1936.

Les évènements de l'année 1936 attisent les tensions entre "Rouges" et "Noirs." Le Républicain reproduit l'article que le Journal de Masevaux et du Canton, qui passe pour être l'organe officieux du clergé, a consacré à l'agression dont a été victime Léon Blum, le 13 février 1936. Le journal local se réjouit ouvertement des coups et blessures infligés à celui qui sera bientôt le chef du gouvernement du Front Populaire. Le Républicain s'interroge si le curé Eschbach* et le conseiller général Charles André**, principaux actionnaires du Journal de Masevaux et du Canton, approuvent le discours de haine antisémite de cette publication.

*
Eugène Eschbach (1887-1967), curé-doyen de Masevaux depuis 1932.
** Charles André (1874-1954) industriel et président du Conseil général du Haut-Rhin.

En octobre de la même année, ce même curé Eschbach exprime sa vision de la guerre d'Espagne dans un article du bulletin paroissial intitulé "Die Teufelsfratze" [La face grimaçante du diable.] Pour lui, la guerre civile espagnole est une bataille démoniaque ; il pense que les Républicains espagnols sont envoyés par le Seigneur des ténèbres pour détruire toute religion, toute morale et toute culture.

Le journal socialiste prend le contre-pied de l'opinion cléricale en rappelant que les Républicains espagnols représentent le gouvernement légalement élu de l'Espagne et qu'ils se battent contre des généraux rebelles qui se sont soulevés pour défendre les privilèges des puissants, grands propriétaires terriens et princes de l'Église. Suit une longue liste des atrocités commises par les rebelles nationalistes de Franco et une dénonciation de la dégénérescence spirituelle du clergé espagnol qui, au mépris de la doctrine chrétienne originelle, entraîne Dieu dans ses luttes politiques et guerrières.


III. La lutte anticléricale.

L'opposition farouche des catholiques alsaciens à la suppression du Concordat fait reculer le gouvernement Herriot, tandis que le Conseil d'État réaffirme en 1925 la légalité de son application en Alsace-Moselle. Les socialistes alsaciens ne peuvent plus espérer l'instauration, à court ou moyen terme, de la laïcité dans notre province. Aussi réorientent-ils leur action. Désormais, à défaut de modifier la législation générale, ils visent à affaiblir peu à peu le pouvoir clérical pour libérer la vie sociale de son emprise.

Dans cette perspective, les "Rouges" n'ont de cesse de discréditer les curés en dénonçant leurs écarts de conduite, les contradictions de leurs discours, les abus de leur autoritarisme. Cette stratégie est délicate, car cette politique anticléricale peut facilement passer pour une politique antireligieuse. Or, dans notre vallée, la pratique religieuse est profondément ancrée, y compris chez les "Rouges." A Masevaux, la musique municipale célèbre la bénédiction de son drapeau tout comme son homologue confessionnel, de même que les sociétés laïques se font chaque année une joie de fêter Noël.

Aussi les socialistes placent-ils leur combat sur le terrain même du clergé : celui de la doctrine chrétienne. Ils accusent les curés de trahir le message évangélique par leur comportement despotique et manquant d'humanité. Les "Rouges" n'hésitent pas à se dire les véritables héritiers du Christ comme dans ce résumé du Jeu de la Passion publié par Le Républicain : "L'histoire de l'homme qui fut le premier à prêcher le socialisme aux classes populaires, qui était un ennemi de la réaction et de la caste dirigeante de l'époque, principalement des prêtres, lesquels dans leur haine, ont attaqué l'agitateur Jésus, l'ont crucifié et tué." Le journal veut convaincre ses lecteurs que bien des catholiques sincères n'en sont pas moins des socialistes convaincus mais que souvent ils ont peur de le montrer publiquement car les curés et leurs proches font pression sur la liberté de pensée.

Voici quelques épisodes relevés dans la presse "rouge" de la mise en cause du clergé de la vallée de Masevaux.

Des prêtres pas toujours exemplaires.

Les "Rouges" ne ratent aucune occasion de faire connaître incartades ou délits dont des membres du clergé se rendent coupables. En 1923, un abbé de Masevaux dont le nom n'est pas donné, est pris de boisson dans un café de la ville au point qu'il tombe sur le sol. Le scandale réjouit d'autant plus le parti rouge que cet abbé claironnait à qui voulait l'entendre qu'il ne quitterait pas Masevaux avant que le conseil municipal ne soit composé de membres issus de l'association des jeunes catholiques qu'il préside. Le clergé local voudrait bien étouffer l'esclandre, mais le conseil municipal de Masevaux décide, par 10 voix contre une et 3 bulletins blancs, d'adresser une plainte à l'autorité administrative et à l'évêché.

La même année, l'abbé Joseph Kretz, vicaire à Masevaux, est condamné à 30 Francs d'amende pour avoir porté des coups, pendant le catéchisme, à André Bianchi et Robert Ast, des mineurs de moins de 15 ans.

En 1926, on apprend que l'abbé Louis Hassenforder, très actif dans l'animation du Cercle catholique, est également prodigue de son énergie lorsqu'il s'agit de corriger les enfants à l'église et au catéchisme. Après enquête et interrogatoire des témoins, il est condamné à 88 Francs d'amende pour 11 cas de maltraitance. Ni L'Écho de Thann-Masevaux ni Le Journal de Masevaux et du Canton ne divulguent cette affaire pénale.

Même quand il ne s'agit pas de délits, les "Rouges" ne laissent pas passer les agissements abusifs des prêtres locaux. 

En 1931, une cérémonie officielle réunit le maire, les notabilités et les sociétés de la ville. Comme c'est l'usage en Alsace, une messe est organisée à cette occasion. Mais, à la surprise générale, le curé
[Il s'agit de Joseph Dornstetter (1852-1931), curé de Masevaux pendant la Première Guerre mondiale et resté en poste malgré son grand âge jusqu'à son décès.] refuse l'entrée de l'église à la musique municipale. En cause, le drapeau de cette société : Dornstetter ayant refusé de bénir l'emblème d'une société non-confessionnelle, les musiciens sont allés quérir la bénédiction du pasteur protestant ! Le Républicain rappelle que l'abbé Dornstetter était moins regardant pendant la guerre lorsque, tout sourire, il accueillait dans son église Georges Clemenceau, anticlérical viscéral !

En 1932, c'est l'abbé Ferdinand Holder, curé d'Oberbruck, qui défraie la chronique. Selon le témoignage d'une paroissienne, il interdit aux femmes de venir aux offices avec un sac à main et les mains gantées. À se demander où ces dames mettront l'argent pour la quête ! Plus révélatrice est une autre lubie de ce chargé d'âmes : il défend aux enfants de dire "Papa" et "Mama" à leurs parents selon l'usage immémorial, leur enjoignant de les appeler "Vater" et "Mutter."
["Père" et "Mère"] Bien que les mots "Papa" et "Mama" soient dans le lexique allemand depuis le XVIe  siècle, ils sont trop français pour ce curé autonomiste.

En 1933, la veille de la Toussaint, le curé Eschbach entend ses ouailles en confession. Une pénitente, à qui il demande quel journal elle lit, lui dit : Le Républicain. Cette réponse suscite la colère du confesseur qui exige de la femme la résolution de ne plus jamais lire ce mauvais journal, sinon il ne peut pas lui donner l'absolution. La femme refuse de faire cette promesse et rentre à la maison sans son absolution. Le lendemain, au cours de la messe de la Toussaint, le curé-doyen lance depuis la chaire une virulente attaque contre Le Républicain et les mauvaises personnes qui le lisent. Le Républicain, quant à lui, doute que ce propagandiste "noir" accepte le principe que l'être humain a son libre arbitre.

Où est la charité chrétienne ?

Le 14 juillet 1922 est organisée dans tout l'arrondissement de Thann une vente d'insignes au profit des invalides, veuves et orphelins de guerre. Mais, ce jour-là, a lieu à Masevaux l'inauguration du monument aux morts et, à cette occasion, la municipalité a prévu une vente de photos du monument au bénéfice des pauvres de la ville. Aussi la vente des insignes pour les victimes de la guerre est-elle reportée à Masevaux au dimanche 23 juillet. Le représentant des invalides de guerre en informe le curé qui monte sur ses grands chevaux : "Non, je vous l'interdis, c'est le jour du congrès eucharistique, ce jour m'appartient, je ne veux pas que pour des histoires de veuves ou d'orphelins on gâche la venue de Monseigneur l'évêque !" Mais son interlocuteur ne se laisse pas intimider et, se prévalant de l'autorisation du maire, répète que la vente aura bien lieu. "Dans ce cas, rétorque le curé, aucun de ces insignes ne sera acheté car du haut de la chaire, j'interdirai aux fidèles de le faire !" Le Républicain demande aux travailleurs de soutenir la vente des insignes pour montrer qu'ils ont plus de charité chrétienne que les prétendus représentants de Dieu sur terre.

En 1928, un chômeur déjà âgé raconte dans Le Républicain sa rencontre avec le curé-doyen Dornstetter. Passant par Masevaux, l'ouvrier demande à voir le curé pour s'informer des opportunités d'emploi dans la ville. Il le rencontre dans la sacristie où se trouve aussi un vicaire. Le visiteur formule poliment sa demande mais ne s'attire qu'une rebuffade dédaigneuse ; visiblement les deux clercs ne l'ont pas écouté et ont cru qu'il sollicitait une aumône. Les velléités de l'ouvrier pour s'expliquer ne réussissent qu'à mettre son éminence en colère. Le chômeur s'en va désappointé et conclut son opinion sur le clergé par ces mots : "Si ces gens agissaient correctement avec l'humanité et la charité chrétienne qui leur sont prescrites, on pourrait excuser leurs nombreuses erreurs, mais quand ils ne le font pas, on ne peut que les détester."

En 1930, le curé Dornstetter montre une nouvelle fois que la miséricorde n'est pas son fort. A Masevaux, il est de tradition que les baptêmes des nouveau-nés soient célébrés le dimanche. Mais aux yeux du clergé, les bébés, tout innocents qu'ils soient, ne sont pas égaux devant le sacrement. Les enfants des couples mariés à l'église sont baptisés solennellement le dimanche matin après la grand-messe, alors que les enfants naturels, si tant est qu'un prêtre accepte de les baptiser, doivent être amenés quasiment en secret devant les fonts baptismaux le dimanche soir. Lors du baptême d'un enfant illégitime le dimanche 11 mai, l'officiant entre dans une sainte colère, particulièrement contre le parrain. Le Républicain décrit la scène : "De ses lèvres consacrées sont sorties ces pieuses paroles :
« Schämen Sie sich einem derartigen Hurenvogel noch Taufpate zu stehen ! » ["Vous devriez avoir honte d'être le parrain d'un tel enfant de putain !"]
Pour les "Rouges", le constat est édifiant : le discours du prêtre est bien éloigné des paroles de Jésus lorsqu'il pardonne ses péchés à Marie-Madeleine.

Deux poids, deux mesures.

Avec l'essor des activités des "Noirs" dans le cadre du nouveau bâtiment du Cercle catholique, les socialistes ont beau jeu de dénoncer les contradictions dans les préceptes des cléricaux.

Jusqu'ici, les prêtres tonnaient en chaire contre les cafés où les hommes s'enivrent et dilapident l'argent du ménage. Mais voilà que le Cercle catholique ouvre son "Casino"
[nom donné au café-restaurant du Cercle] et le vin nouveau coule à flots lors des fêtes d'automne qui y sont organisées. Certes, quelques hommes rentrent saouls à la maison mais, dit l'abbé Hassenforder, ce n'est pas grave puisque c'est pour la bonne cause et que l'argent remplit la bonne caisse !

Il en est de même du cinéma : tant que la maison des œuvres catholique n'avait pas de cinéma, c'était un divertissement corrupteur des mœurs condamné dans les prêches. Mais une fois le Cercle catholique doté du matériel de projection, le 7ème art n'est plus diabolique. Le paradoxe est à son comble le jour de la Toussaint 1930 : un film est projeté au Cercle Catholique de Masevaux alors que le cinéma laïque de la ville est fermé.

A Masevaux, la plus grande fête populaire est la
"Kelwa" [fête foraine annuelle de la ville] qui se tient traditionnellement au mois d'août sur la Place du Marché. Tout aussi rituel est l'anathème jeté chaque année par le curé sur ces réjouissances qualifiées d'immorales.

Or, en juillet 1930, c'est le Cercle catholique lui-même qui organise une kilbe appelée
"Bangalakelwa" [kilbe des sociétés catholiques] Le Journal de Masevaux et du Canton décrit la manifestation. Le dimanche après-midi, dans la vaste cour du Cercle décorée de fanions blancs et rouges [couleurs de l'Alsace et des autonomistes], les sociétés "noires" présentent leurs prestations. On admire les performances des gymnastes et de la société des jeunes filles, on écoute la clique, la chorale de l'église dirigée par M. Heinrich ainsi que l'Harmonie musicale des usines Victor Erhard de Rougemont-le-Château. Des divertissements de toutes sortes sont proposés au public : carrousel pour les enfants, stands de vente et loteries pour les adultes, et tout le monde peut dîner sur place au prix de 6 Francs par personne. Les réjouissances se poursuivent en nocturne avec du théâtre et du cinéma en plein air. Même le curé de Masevaux est présent, lui qui blâme la civilisation moderne qui ne pense qu'à s'amuser et fulmine contre les fêtes où jeunes gens et jeunes filles se côtoient.

Selon l'analyse des "Rouges", les festivités du Cercle prouvent que le programme clérical avec connotation autonomiste ne convainc plus la classe ouvrière éclairée ; aussi les "Noirs" veulent-ils la séduire avec des plaisirs populaires auparavant réprouvés. Avec ironie, Le Républicain compare le Cercle catholique au temple de Jérusalem en citant la parole biblique : "En vérité, vous avez fait de ma maison de prières un repaire de voleurs" et s'interroge : "Le curé est-il toujours d'accord avec cette parole de Jésus ?"

"Rendez à César ce qui est à César…"

A défaut d'instaurer la laïcité en Alsace, les socialistes visent à confiner les pouvoirs du clergé dans le seul domaine de la religion, alors que les clercs, eux, prétendent régenter la globalité de la vie sociale, comme ils le font depuis des siècles.

"Schuster, bleib bei deinem Leisten" [mot à mot : "Cordonnier, reste près de ta forme."] C'est l'adage favori des "Rouges" à l'adresse du clergé pour lui signifier : "à chacun son rayon, ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas et que vous ne connaissez pas."

Voici quelques cas où les "Rouges" ont contesté au pouvoir clérical la légitimité de ses interventions dans la vie sociale.

Depuis 1928, le Club Vosgien de Masevaux organise au Neuweiher une fête nautique et sportive qui attire de nombreux compétiteurs et spectateurs. Les curés de la vallée s'en offusquent et font tout pour dissuader leurs paroissiens de s'y rendre. Ainsi, Albert Geny, curé de Sewen, écrit en 1930 à chaque famille: "…Je vous rappelle une fois de plus votre impérieux devoir parental de veiller à ce qu'aucun membre de votre famille, fils ou fille, ne se rende au Neuweiher le 13 ou le 14 juillet pour participer ou même simplement pour assister à la fête immorale de natation et de baignade. Le curé compte sur vous pour le soutenir dans cette affaire importante pour protéger notre jeunesse." Cependant, la fréquentation de la fête nautique est plus nombreuse que jamais, grossie par la venue de Mulhousiens par trains entiers. Le Républicain relève avec goguenardise qu'un abbé mulhousien a amené à la fête du Neuweiher les jeunes filles de son association paroissiale.

En mars 1934, après le conseil de révision, les conscrits de Masevaux obtiennent du maire Martin Jobin l'autorisation d'organiser un bal. Lorsqu'il apprend cette décision, le vicaire Stehlin adresse par écrit une protestation indignée au maire : celui-ci n'a pas consulté préalablement le curé et n'a pas tenu compte qu'on était en période de carême. Pour les "Rouges" cet épisode montre que le pouvoir clérical s'imagine supérieur au pouvoir politique issu des élections et autorisé à imposer ses règles morales à la population.

En 1937, dans un article du bulletin paroissial intitulé
"Heraus aus der CGT" ["Sortez de la CGT"], le curé-doyen Eschbach s'immisce dans la question des droits de la classe ouvrière. Il déplore que le syndicat CGT ait attiré un grand nombre d'ouvriers chrétiens dans ses rangs et prétend qu'à présent ils regrettent cet engagement parce que la CGT ne leur a rien apporté. Pour Le Républicain, l'argumentation du doyen est risible tant il est évident que les lois sociales du Front Populaire ont amélioré la vie des travailleurs : la semaine de 40 heures, le samedi libre, les congés payés... Visiblement le curé n'a pas le souci du bien-être des familles ouvrières, mais craint que l'idéologie de gauche véhiculée par la CGT ne mette à mal son emprise sur les consciences.

En 1938, Le Journal de Masevaux et du Canton publie ce communiqué : "Au nom de toutes les paroisses du canton de Masevaux, je condamne l'organisation de matchs de football publics ou d'autres manifestations sportives publiques le dimanche matin pendant la grand-messe dominicale. Cette protestation se poursuivra jusqu'à ce que cette pratique immorale cesse. Signé : Eschbach, curé-doyen." En réaction, les "Rouges" réaffirment que le sport n'est nullement de la compétence du clergé et, avec humour, donnent à celui-ci cette leçon de tolérance : ils s'engagent à ne pas protester si le clergé célèbre des offices pendant les matchs.


IV. L
e bilan.

En 1939, après vingt ans de lutte militante, les socialistes ne sont guère arrivés à ébranler le pouvoir clérical. De crainte d'être écartés de la vie sociale, très rares sont ceux, surtout dans les villages, qui osent braver l'autorité du curé ou adopter des modes de vie contraires à la tradition. Tout au plus les "Rouges" peuvent-ils espérer que leurs efforts ont semé dans les esprits les germes d'où pourra naître une société plus tolérante. 

Mais le 1er septembre 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate et bouleverse le cours de l'Histoire.

Suite à sa défaite en juin 1940, la France perd à nouveau l'Alsace. L'annexion de fait de notre province au IIIe Reich coupe court aux querelles entre "Rouges" et "Noirs" qui apparaissent dérisoires en regard des traumatismes que subit la population sous le joug allemand. Sans tenir compte de la mentalité locale, le régime nazi supprime le Concordat et restructure le système éducatif dont les sœurs enseignantes sont écartées. Les activités sociales traditionnelles sont mises en sommeil, le Jeu de la Passion est interrompu.

Après la Libération de 1944, l'Alsace redevient française et la législation d'avant-guerre est rétablie. Le Concordat est remis en vigueur ainsi que le statut scolaire particulier. Cependant, les souffrances de la guerre ont tempéré les passions et relativisé les rivalités entre "Rouges" et "Noirs." Certes, il arrive encore qu'un prêtre de la vallée refuse de baptiser un enfant illégitime, mais l'opinion désapprouve ce sectarisme. Plusieurs sociétés n'ont pas survécu à la guerre, celles qui subsistent cohabitent sans se chicaner. Le Jeu de la Passion reprend en 1947 sans susciter de polémique.

Malgré le Concordat et le droit local, la société se sécularise. La pratique religieuse diminue peu à peu, puis s'effondre à partir des années 1970. Le clergé catholique ne se renouvelle plus et les rares prêtres perdent leur emprise sur la société, si bien que le militantisme laïque s'émousse également. L'essor des médias unifie les mentalités ; les Alsaciens s'alignent sur le mode de vie de l'ensemble des Français. Les idéologies d'avant-guerre sont dépassées et les termes "Noirs" et "Rouges" disparaissent du vocabulaire politique local.

Comparativement à la période de l'entre-deux-guerres, la vie politique et sociale dans la vallée de Masevaux est aujourd'hui apaisée. Rares sont ceux qui demandent encore l'abrogation du Concordat et du droit local. Même les habitants éloignés de toute pratique religieuse voient dans le statut particulier de l'Alsace un élément de leur identité à préserver.

En 1924, Édouard Herriot a voulu laïciser l'Alsace, déclenchant un conflit dont les résultats, un siècle plus tard, étonneraient les protagonistes de l'époque. Les "Rouges" n'ont pas réussi à introduire la législation laïque en Alsace et pourtant leurs objectifs sont aujourd'hui atteints ! Les "Noirs" ont cru défendre avec succès leur hégémonie et pourtant celle-ci a disparu ! Ne dirait-on pas que l'Histoire se rit des querelles des hommes ?


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Henri Ehret, novembre 2024.

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Voir aussi sur le même sujet :

En 1922, Le Républicain attaque le pouvoir clérical au sujet du monument aux morts d'Oberbruck :
cliquer ici.

Sources.

Articles parus dans les journaux : Der Republikaner, L'Express, Le Populaire, Elsäßer Kurier, Journal de Masevaux et du Canton, Journal de Thann et de Masevaux.

Patrimoine Doller
n°10, article "Remous politiques à Masevaux en 1924" par René Limacher.


Site de la Musique municipale de Masevaux :
https://musiquedemasevaux.blogspot.com/

Site du Jeu de la Passion de Masevaux : https://www.passion-masevaux.fr/#

Wikipedia.

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