L'argument porte : sur 23 sièges à
pourvoir, la liste "noire" en obtient 21.
Les
socialistes sont désormais minoritaires dans le Conseil municipal. En
1935 ils sont aux portes du pouvoir avec 11 élus contre 12 aux chrétiens-sociaux
et indépendants, mais ils restent dans l'opposition jusqu'à la guerre.
La ligne politique des opposants vise à promouvoir les idées progressistes, à défendre
la classe ouvrière et les déshérités, à soutenir les sociétés laïques
et à dénoncer les errements des élus "noirs" qu'ils
accusent de n'être que les fantoches du clergé. Ils sont aussi le
relais des positions des socialistes français sur les problèmes
nationaux et internationaux ; ils militent notamment contre le courant
autonomiste alsacien soutenu par le clergé.
Voici
quelques circonstances qui illustrent l'antagonisme entre majorité
"noire" et opposition "rouge."
Agression à l'hôpital.
En juin 1927, l'hôpital de Masevaux est le théâtre d'un grave
incident. Un soir, vers 20 heures, un boucher de la ville et son
domestique font irruption dans la chambre d'un patient à demi paralysé
et le rouent de coups, lui infligeant des blessures constatées par le
Docteur Zeller. Malgré les cris de la victime, personne n'est venu à
son aide. L'agression suscite une vive émotion au sein de la
population, mais les autorités restent étrangement silencieuses. Le
Républicain accuse le maire Xavier Rusterholtz, qui se trouve être
un ami du boucher, d'avoir étouffé l'affaire avec la complicité de la
direction de l'hôpital, des sœurs soignantes et du Journal de Masevaux et du Canton, tous acquis au parti
"noir". Seuls les deux élus socialistes,
Grudler et Ritz, interviennent au conseil municipal pour défendre la
victime et rappeler au maire ses devoirs en tant que président du
conseil de l'hôpital.
C'est aux femmes de faire
le ménage.
Le 7 juin 1928, le Conseil municipal décide
que désormais le ménage des salles de classe de l'école des garçons
ne sera plus fait par les élèves, mais par la gardienne de l'école et
il vote l'augmentation du salaire
de cette employée en conséquence. Le conseiller socialiste Ritz, pour
promouvoir l'égalité hommes/femmes, demande que la même mesure soit
prise pour l'école des filles. Les chrétiens-sociaux refusent
en argumentant "dass dies die Mädchen
lernen sollen" [que les filles doivent apprendre
à faire le ménage.]
Cérémonies
concurrentes devant le monument aux morts.
Le
1er novembre 1928, la ville de Masevaux honore les victimes
de la guerre au monument aux morts et au carré militaire du cimetière.
Mais contrairement à la pratique d'avant les élections de 1925, le
conseil municipal à large majorité catholique, n'a pas invité les
sociétés laïques à ces cérémonies. En réponse, les sociétés
ignorées par la mairie organisent leur propre hommage aux morts. À 10
heures du matin, la Société de gymnastique, la Chorale ouvrière
"Liberté", la Société cycliste ouvrière
"Solidarité", la Musique municipale, le Football-Club et la
Fanfare "Union" se réunissent sur la Place des Blés [actuelle place Clemenceau] puis
défilent jusqu'au monument aux morts. Là, une gerbe est déposée
tandis que musiques et chorale exécutent des hymnes de circonstance.
Ensuite le cortège traverse la ville pour rejoindre le cimetière où
le même rituel est renouvelé.
Plus tard dans la journée, le conseil municipal
se rend lui-aussi au monument aux morts et, selon Le
Républicain, le maire pousse l'indignité jusqu'à déposer
intentionnellement sa gerbe par-dessus celle des "Rouges" de
façon à cacher celle-ci aux yeux des citoyens.
Mesquinerie
"noire."
Un samedi de
décembre 1928, un concert de la Musique municipale (laïque) doit avoir
lieu le même soir qu'une réunion du conseil municipal. Les élus
socialistes obtiennent du maire que la séance du conseil soit reportée
au mardi suivant. Pour montrer leur hostilité à la Musique municipale
et leur réprobation de la faveur faite aux "Rouges", les
conseillers cléricaux ne viennent pas le mardi : le quorum n'étant pas
atteint, le conseil municipal ne peut siéger.
Victime
de la rumeur.
En janvier 1929, une infirmière, connue pour sa bigoterie, porte
plainte à la gendarmerie pour le vol de son vélo. Elle en accuse son
voisin, un "Rouge" notoire. La gendarmerie enquête, mais ne
peut établir la culpabilité de l'homme suspecté. Quelque temps plus
tard, le journal local publie une annonce indiquant qu'un vélo
abandonné a été trouvé par un commerçant devant son magasin. En
fait, c'était la fille de l'infirmière qui l'y avait oublié. Tout
n'est pas bien qui finit bien car entre-temps, le voisin, sur le seul
soupçon d'être un "Rouge" voleur, a été expulsé de son
logement.
Tous les enfants au Jeu de la Passion.
La première représentation du Jeu de la Passion à Masevaux,
créé à l'initiative de l'abbé Louis Hassenforder, a lieu le 16 mars
1930, dans le nouveau bâtiment du Cercle catholique Saint-Martin inauguré en 1926.
|
Le samedi 22 mars 1930, une séance spéciale du
spectacle est organisée pour les enfants. Les écoles ferment
l'après-midi et tous les élèves sont emmenés par leurs maitres à
Masevaux pour assister à la représentation qui dure de
13 heures 30 à 19 heures 30. Le
Républicain s'indigne que le spectacle ait lieu pendant les heures
de classe. Il dénonce le caractère obligatoire de la participation des
enfants, sans compter le côté pécuniaire puisque chaque élève doit
payer 1 Franc pour l'entrée. Pour stigmatiser l'intolérance des
"Noirs", le journal rapporte que des élèves de Sentheim ont
été punis par leurs enseignants parce qu'ils ont quitté le spectacle
avant la fin pour rentrer chez eux. L'article conclut :
"Ein
Beweis, wie ein kleriko-autonomistisches Elsaß unter dem Szepter von
Abbé Haegy aussehen würde." [Voilà à quoi ressemblerait une Alsace
clérico-autonomiste sous le sceptre de l'abbé Haegy.]
Dans son journal Elsäßer
Kurier
[Le Courrier d'Alsace] l'abbé
Haegy, leader des autonomistes alsaciens, rétorque : "Notre pays
est un pays chrétien et nos écoles sont des écoles confessionnelles
chrétiennes. Les
enfants ne sont pas éduqués selon des critères politiques mais selon
leur conviction religieuse. L'enseignement religieux est une matière
obligatoire ; l'école peut donc également astreindre les élèves à
assister à un spectacle religieux."
Le
coin des pendus.
Le 9 janvier 1932, le
conseil municipal de Masevaux examine le règlement du cimetière
communal. Celui-ci prévoit que les personnes décédées par suicide soient enterrées le long du mur Est du cimetière du bas. La population
appelle cet emplacement "G'hangta Ecke" [Le
coin des pendus]
Dans le souci de mettre fin à l'opprobre qui frappe les familles
dont un membre est inhumé dans "le coin des pendus", la
fraction socialiste du conseil municipal propose la modification
suivante du règlement : "Toute personne du ban de Masevaux
décédée par suicide sera enterrée dans le
cimetière de la ville, dans l'ordre normal des tombes." Autrement
dit, on ne fera plus de différence selon la nature du décès et les
suicidés pourront être inhumés là où les familles le désirent.
Cette proposition met hors de lui le conseiller Sutter qui la qualifie
même de criminelle ; il pense que les citoyens n'accepteront jamais
d'être enterrés à côté d'un suicidé. Le socialiste Grudler lui
répond que tout le monde sait que des suicidés sont parfois enterrés
dans le caveau familial en catimini, une fois la nuit tombée, et que
personne n'y trouve à redire.
Finalement, l'amendement socialiste est rejeté par 10 voix
contre 8 : le "coin des pendus" va perdurer. Une fois de plus,
déplore Le Républicain, les
cléricaux et les indépendants se sont alliés pour maintenir une
vieille tradition et empêcher tout progrès.
L'année
1936.
Les évènements de l'année 1936 attisent les
tensions entre "Rouges" et "Noirs." Le
Républicain reproduit l'article que le Journal
de Masevaux et du Canton, qui passe pour être l'organe officieux du
clergé, a consacré à l'agression dont a été victime Léon Blum, le
13 février 1936. Le journal local se réjouit ouvertement des coups et
blessures infligés à celui qui sera bientôt le chef du gouvernement
du Front Populaire. Le Républicain
s'interroge si le curé Eschbach*
et le conseiller général Charles André**, principaux actionnaires du Journal
de Masevaux et du Canton, approuvent le discours de haine antisémite
de cette publication.
*
Eugène
Eschbach (1887-1967), curé-doyen de Masevaux depuis 1932.
**
Charles
André (1874-1954) industriel et président du Conseil général du
Haut-Rhin.
En octobre de la même année, ce même curé
Eschbach exprime sa vision de la guerre d'Espagne dans un article du
bulletin paroissial intitulé "Die
Teufelsfratze" [La face grimaçante du diable.] Pour
lui, la guerre civile espagnole est une bataille démoniaque
; il pense que les Républicains espagnols sont envoyés par le
Seigneur des ténèbres pour détruire
toute religion, toute morale et toute culture.
Le journal socialiste prend le contre-pied
de l'opinion cléricale en rappelant que les Républicains espagnols
représentent le gouvernement légalement élu de l'Espagne et qu'ils se
battent contre des généraux rebelles qui se sont soulevés pour défendre
les privilèges des puissants, grands propriétaires terriens et princes
de l'Église. Suit une longue liste des atrocités commises par les
rebelles nationalistes de Franco et une dénonciation de la dégénérescence spirituelle du
clergé espagnol qui, au mépris de la doctrine chrétienne originelle,
entraîne Dieu dans ses luttes politiques et guerrières.
|
III. La
lutte anticléricale.
L'opposition farouche des catholiques alsaciens à
la suppression du Concordat fait reculer le gouvernement Herriot, tandis
que le Conseil d'État réaffirme en 1925 la légalité de son
application en Alsace-Moselle. Les socialistes alsaciens ne peuvent plus
espérer l'instauration, à court ou moyen terme, de la laïcité dans
notre province. Aussi réorientent-ils leur action. Désormais, à défaut
de modifier la législation générale, ils visent à affaiblir peu
à peu le pouvoir clérical pour libérer la vie sociale de son emprise.
Dans cette perspective, les "Rouges" n'ont de cesse de discréditer
les curés en dénonçant leurs écarts de conduite, les contradictions
de leurs discours, les abus de leur autoritarisme. Cette stratégie est
délicate, car cette politique anticléricale peut facilement passer
pour une politique antireligieuse. Or, dans notre vallée, la
pratique religieuse est profondément ancrée, y compris chez les
"Rouges." A Masevaux, la musique municipale célèbre la bénédiction
de son drapeau tout comme son homologue confessionnel, de même que les
sociétés laïques se font chaque année une joie de fêter Noël.
Aussi les socialistes placent-ils leur combat sur le terrain même du
clergé : celui de la doctrine chrétienne. Ils accusent les curés de
trahir le message évangélique par leur comportement despotique et
manquant d'humanité. Les "Rouges" n'hésitent pas à se dire
les véritables héritiers du Christ comme dans ce résumé du Jeu de la
Passion publié par Le Républicain
: "L'histoire de l'homme
qui fut le premier à prêcher le socialisme aux classes populaires, qui
était un ennemi de la réaction et de la caste dirigeante de l'époque,
principalement des prêtres, lesquels dans leur haine, ont attaqué
l'agitateur Jésus, l'ont crucifié et tué." Le journal veut
convaincre ses lecteurs que bien des catholiques sincères n'en sont pas
moins des socialistes convaincus mais que souvent ils ont peur de le
montrer publiquement car les curés et leurs proches font pression sur
la liberté de pensée.
Voici quelques épisodes relevés dans la presse
"rouge" de la mise en cause du clergé de la vallée de
Masevaux.
Des prêtres pas toujours exemplaires.
Les "Rouges" ne ratent aucune
occasion de faire connaître incartades ou délits dont des membres du
clergé se rendent coupables. En 1923, un abbé de Masevaux dont le nom
n'est pas donné, est pris de boisson dans un café de la ville au point
qu'il tombe sur le sol. Le scandale réjouit d'autant plus le parti
rouge que cet abbé claironnait à qui voulait l'entendre qu'il ne
quitterait pas Masevaux avant que le conseil municipal ne soit composé
de membres issus de l'association des jeunes catholiques qu'il préside.
Le clergé local voudrait bien étouffer l'esclandre, mais le conseil
municipal de Masevaux décide, par 10 voix contre une et 3 bulletins
blancs, d'adresser une plainte à l'autorité administrative et à l'évêché.
La même année, l'abbé Joseph Kretz, vicaire à Masevaux, est condamné
à 30 Francs d'amende pour avoir porté des coups, pendant le catéchisme,
à André Bianchi et Robert Ast, des mineurs de moins de 15 ans.
En 1926, on apprend que l'abbé Louis Hassenforder, très actif dans
l'animation du Cercle catholique, est également prodigue de son énergie
lorsqu'il s'agit de corriger les enfants à l'église et au catéchisme.
Après enquête et interrogatoire des témoins, il est condamné à 88
Francs d'amende pour 11 cas de maltraitance. Ni L'Écho de Thann-Masevaux
ni Le Journal de Masevaux et du
Canton ne divulguent cette affaire pénale.
Même quand il ne s'agit pas de délits, les "Rouges"
ne laissent pas passer les agissements
abusifs des prêtres locaux.
En 1931, une cérémonie officielle réunit le maire, les notabilités
et les sociétés de la ville. Comme c'est l'usage en Alsace, une messe
est organisée à cette occasion. Mais, à la surprise générale, le
curé [Il s'agit de Joseph Dornstetter (1852-1931), curé de
Masevaux pendant la Première Guerre mondiale et resté en poste malgré
son grand âge jusqu'à son décès.] refuse
l'entrée de l'église à la musique municipale. En cause, le drapeau de
cette société : Dornstetter ayant refusé de bénir l'emblème d'une
société non-confessionnelle, les musiciens sont allés quérir la bénédiction
du pasteur protestant ! Le Républicain rappelle que l'abbé Dornstetter était moins regardant
pendant la guerre lorsque, tout sourire, il accueillait dans son église
Georges Clemenceau, anticlérical viscéral !
En
1932, c'est l'abbé Ferdinand Holder, curé d'Oberbruck, qui défraie la
chronique. Selon le témoignage d'une paroissienne, il interdit aux
femmes de venir aux offices avec un sac à main et les mains gantées.
À se demander où ces dames mettront l'argent pour la quête ! Plus
révélatrice est une autre lubie de ce chargé d'âmes : il
défend aux enfants de dire "Papa" et "Mama" à
leurs parents selon l'usage immémorial, leur enjoignant de les appeler
"Vater" et "Mutter." ["Père" et "Mère"] Bien
que les mots "Papa" et "Mama" soient dans le lexique
allemand depuis le XVIe siècle,
ils sont trop français pour ce curé autonomiste.
En 1933, la veille de la Toussaint, le curé Eschbach entend ses
ouailles en confession. Une pénitente, à qui il demande quel journal
elle lit, lui dit : Le Républicain. Cette réponse suscite la colère du confesseur qui
exige de la femme la résolution de ne plus jamais lire ce mauvais
journal, sinon il ne peut pas lui donner l'absolution. La femme refuse
de faire cette promesse et rentre à la maison sans son absolution. Le
lendemain, au cours de la messe de la Toussaint, le curé-doyen lance
depuis la chaire une virulente attaque contre Le
Républicain et les mauvaises personnes qui le lisent. Le
Républicain, quant à lui, doute que ce propagandiste
"noir" accepte le principe que l'être humain a son libre
arbitre.
Où
est la charité chrétienne ?
Le 14 juillet 1922
est organisée dans tout l'arrondissement de Thann une vente d'insignes
au profit des invalides, veuves et orphelins de guerre. Mais, ce
jour-là, a lieu à Masevaux l'inauguration du monument aux morts et, à
cette occasion, la
municipalité a prévu une vente de photos du monument au bénéfice des
pauvres de la ville. Aussi la vente des insignes pour les victimes de la
guerre est-elle reportée à Masevaux au dimanche 23 juillet. Le représentant
des invalides de guerre en informe le curé qui monte sur ses grands
chevaux : "Non, je vous l'interdis, c'est le jour du congrès
eucharistique, ce jour m'appartient, je ne veux pas que pour des
histoires de veuves ou d'orphelins on gâche la venue de Monseigneur l'évêque
!" Mais son interlocuteur ne se laisse pas intimider et, se prévalant
de l'autorisation du maire, répète que la vente aura bien lieu.
"Dans ce cas, rétorque le curé, aucun de ces insignes ne sera
acheté car du haut de la chaire, j'interdirai aux fidèles de le faire
!" Le Républicain demande
aux travailleurs de soutenir la vente des insignes pour montrer qu'ils
ont plus de charité chrétienne que les prétendus représentants de
Dieu sur terre.
En 1928, un chômeur déjà âgé raconte dans
Le Républicain sa rencontre
avec le curé-doyen Dornstetter. Passant par Masevaux, l'ouvrier demande
à voir le curé pour s'informer des opportunités d'emploi dans la
ville. Il le rencontre dans la sacristie où se trouve aussi un vicaire.
Le visiteur formule poliment sa demande mais ne s'attire qu'une
rebuffade dédaigneuse ; visiblement les deux clercs ne l'ont pas écouté
et ont cru qu'il sollicitait une aumône. Les velléités de l'ouvrier
pour s'expliquer ne réussissent qu'à mettre son éminence en colère.
Le chômeur s'en va désappointé et conclut son opinion sur le clergé
par ces mots : "Si
ces gens agissaient correctement avec l'humanité et la charité chrétienne
qui leur sont prescrites, on pourrait excuser leurs nombreuses erreurs,
mais quand ils ne le font pas, on ne peut que les détester."
En 1930, le curé Dornstetter montre une nouvelle fois que la miséricorde
n'est pas son fort. A Masevaux, il est de tradition que les baptêmes
des nouveau-nés soient célébrés le dimanche. Mais aux yeux du clergé,
les bébés, tout innocents qu'ils soient, ne sont pas égaux devant le
sacrement. Les enfants des couples mariés à l'église sont baptisés
solennellement le dimanche matin après la grand-messe, alors que les
enfants naturels, si tant est qu'un prêtre accepte de les baptiser,
doivent être amenés quasiment en secret devant les fonts baptismaux le
dimanche soir. Lors du baptême d'un enfant illégitime le dimanche 11
mai, l'officiant entre dans une sainte colère, particulièrement contre
le parrain. Le Républicain décrit
la scène : "De ses lèvres consacrées sont sorties ces pieuses
paroles : «
Schämen
Sie sich einem derartigen Hurenvogel noch Taufpate zu stehen !
» ["Vous devriez avoir honte d'être le parrain d'un
tel enfant de putain !"]
Pour les "Rouges", le constat est édifiant : le discours du
prêtre est bien éloigné des paroles de Jésus lorsqu'il pardonne ses
péchés à Marie-Madeleine.
Deux
poids, deux mesures.
Avec l'essor des activités des "Noirs" dans le cadre du
nouveau bâtiment du Cercle catholique, les socialistes ont beau jeu de
dénoncer les contradictions dans les préceptes des cléricaux.
Jusqu'ici, les prêtres tonnaient en chaire contre les cafés où les
hommes s'enivrent et dilapident l'argent du ménage. Mais voilà que le
Cercle catholique ouvre son "Casino" [nom
donné au café-restaurant du Cercle] et le
vin nouveau coule à flots lors des fêtes d'automne qui y sont organisées.
Certes, quelques hommes rentrent saouls à la maison mais, dit l'abbé
Hassenforder, ce n'est pas grave puisque c'est pour la bonne cause et
que l'argent remplit la bonne caisse !
Il en est de même du cinéma : tant que la maison des œuvres
catholique n'avait pas de cinéma, c'était un divertissement corrupteur
des mœurs condamné dans les prêches. Mais une fois le Cercle
catholique doté du matériel de projection, le 7ème art
n'est plus diabolique. Le paradoxe est à son comble le jour de la
Toussaint 1930 : un film est projeté au Cercle Catholique de Masevaux
alors que le cinéma laïque de la ville est fermé.
A Masevaux, la plus grande fête populaire est la "Kelwa" [fête foraine annuelle de la ville] qui
se tient traditionnellement au mois d'août sur la Place du Marché.
Tout aussi rituel est l'anathème jeté chaque année par le curé sur
ces réjouissances qualifiées d'immorales.
Or, en juillet 1930, c'est le Cercle catholique lui-même qui organise
une kilbe appelée "Bangalakelwa"
[kilbe des sociétés catholiques] Le
Journal de Masevaux et du Canton décrit
la manifestation. Le dimanche après-midi, dans la vaste cour du Cercle
décorée de fanions blancs et rouges [couleurs de l'Alsace et des autonomistes],
les sociétés "noires" présentent leurs prestations. On
admire les performances des gymnastes et de la société des jeunes
filles, on écoute la clique, la chorale de l'église dirigée par M.
Heinrich ainsi que l'Harmonie musicale des usines Victor Erhard de
Rougemont-le-Château. Des divertissements de
toutes sortes sont proposés au public : carrousel pour les enfants,
stands de vente et loteries pour les adultes, et tout le monde peut dîner
sur place au prix de 6 Francs par personne. Les réjouissances se
poursuivent en nocturne avec du théâtre et du cinéma en plein air. Même
le curé de Masevaux est présent, lui qui blâme la civilisation
moderne qui ne pense qu'à s'amuser et fulmine contre les fêtes où
jeunes gens et jeunes filles se côtoient.
Selon l'analyse des "Rouges", les festivités du Cercle
prouvent que le programme clérical avec connotation autonomiste ne
convainc plus la classe ouvrière éclairée ; aussi les
"Noirs" veulent-ils la séduire avec des plaisirs populaires
auparavant réprouvés. Avec ironie, Le
Républicain compare le Cercle catholique au temple de Jérusalem en
citant la parole biblique : "En vérité, vous avez fait de ma
maison de prières un repaire de voleurs" et s'interroge : "Le
curé est-il toujours d'accord avec cette parole de Jésus ?"
"Rendez à César ce qui est à César…"
A défaut d'instaurer la laïcité en Alsace,
les socialistes visent à confiner les pouvoirs du
clergé dans le seul domaine de la religion, alors que les clercs, eux,
prétendent régenter la globalité de la vie sociale, comme ils
le font depuis des siècles.
"Schuster, bleib bei deinem Leisten"
[mot à mot : "Cordonnier, reste près de ta
forme."] C'est l'adage favori des
"Rouges" à l'adresse du clergé pour lui signifier : "à
chacun son rayon, ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas et
que vous ne connaissez pas."
Voici quelques cas où les
"Rouges" ont contesté au pouvoir clérical la légitimité de
ses interventions dans la vie sociale.
Depuis 1928, le Club Vosgien de Masevaux organise au Neuweiher une fête
nautique et sportive qui attire de nombreux compétiteurs et
spectateurs. Les curés de la vallée s'en offusquent et font tout pour
dissuader leurs paroissiens de s'y rendre. Ainsi, Albert Geny, curé de
Sewen, écrit en 1930 à chaque famille: "…Je
vous rappelle une fois de plus votre impérieux devoir parental de
veiller à ce qu'aucun membre de votre famille, fils ou fille, ne se
rende au Neuweiher le 13 ou le 14 juillet pour participer ou même
simplement pour assister à la fête immorale de natation et de
baignade. Le curé
compte sur vous pour le soutenir dans cette affaire importante pour protéger
notre jeunesse." Cependant, la fréquentation de la fête nautique
est plus nombreuse que jamais, grossie par la venue de Mulhousiens par
trains entiers. Le Républicain relève avec goguenardise qu'un
abbé mulhousien a amené à la fête du Neuweiher les
jeunes filles de son association paroissiale.
En mars 1934, après le conseil de révision, les conscrits de Masevaux
obtiennent du maire Martin Jobin l'autorisation d'organiser un bal.
Lorsqu'il apprend cette décision, le vicaire Stehlin adresse par écrit
une protestation indignée au maire : celui-ci n'a pas consulté préalablement
le curé et n'a pas tenu compte qu'on était en période de carême.
Pour les "Rouges" cet épisode montre que le pouvoir clérical
s'imagine supérieur au pouvoir politique issu des élections et autorisé
à imposer ses règles morales à la population.
En 1937, dans un article du bulletin paroissial intitulé
"Heraus
aus der CGT" ["Sortez de la CGT"],
le curé-doyen Eschbach s'immisce dans la question des
droits de la classe ouvrière. Il déplore que le syndicat CGT ait attiré un
grand nombre d'ouvriers chrétiens dans ses rangs et prétend qu'à présent
ils regrettent cet engagement parce que la CGT ne leur a rien apporté.
Pour Le Républicain,
l'argumentation du doyen est risible tant il est évident que les lois
sociales du Front Populaire ont amélioré la vie des
travailleurs : la semaine de 40 heures, le samedi libre, les congés payés...
Visiblement le curé n'a pas le souci du bien-être des familles ouvrières,
mais craint que l'idéologie de gauche véhiculée par la CGT ne mette
à mal son emprise sur les consciences.
En 1938, Le Journal de Masevaux et du
Canton publie ce communiqué : "Au nom de toutes les paroisses
du canton de Masevaux, je condamne l'organisation de matchs de football
publics ou d'autres manifestations sportives publiques le dimanche matin
pendant la grand-messe dominicale. Cette protestation se poursuivra
jusqu'à ce que cette pratique immorale cesse. Signé : Eschbach, curé-doyen."
En réaction, les "Rouges" réaffirment
que le sport n'est nullement de la compétence du clergé et, avec
humour, donnent à celui-ci cette leçon de tolérance : ils s'engagent
à ne pas protester si le clergé célèbre des offices pendant les
matchs.
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