Un
homme de foi et d'action aux racines rimbachoises :
le
Révérend Père Albert Stihlé (1913-2001)
Auteur
du livre : "Le prêtre et le commissaire."
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Quelques habitants de
Rimbach-près-Masevaux parmi les plus anciens ont encore en
mémoire la figure d'Albert Stihlé, cet ecclésiastique qui pendant de
nombreuses décennies venait se ressourcer dans le village de sa famille
maternelle.
Cette
page se propose de retracer le cours de sa vie ainsi que de présenter
l'ouvrage qui l'a fait entrer dans l'histoire.
Nota
: dans cet article, les passages en vert sont des
citations et extraits transcrits sans modifications du
livre d'Albert Stihlé.
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Origine familiale
et enfance.
Albert
Stihlé naît à Belfort le 27 juillet 1913. Son père, Jean Stihlé,
est originaire de Walbach, dans la vallée de Munster, où il est né en
1883, fils du cordonnier Johann Stihlé et de son épouse née Maria
Parmentier.
Sa
mère, Marie Behra, naît à Rimbach en 1880, dans le foyer du bûcheron
Benjamin Behra et de sa conjointe Gertrude Ehret. Bien que domiciliée
à Belfort, Marie garde des liens étroits avec son village natal.
Ainsi, c'est à Rimbach que naît en 1915 sa fille Jeanne, la sœur
d'Albert.
Marie
Behra a 8 frères et sœurs. Parmi eux, Louise Behra, née en 1865, mariée avec Basile Studer et Joseph Behra, né en 1892, époux de Marie
Scheubel. C'est par cette tante et cet oncle, ou par les nombreux
cousins qui en sont issus, qu'Albert Stihlé est accueilli lors de ses
séjours à Rimbach.
A
Belfort, les Stihlé habitent le quartier situé entre l'arrière de la
cathédrale Saint-Christophe et la citadelle, dans la rue du Petit-Marché
aujourd'hui disparue. [elle
était parallèle à l'actuelle rue du général Roussel]
Leur famille de quatre personnes loge dans un deux-pièces lépreux, peu
aéré et peu éclairé. L'eau se cherche à la borne de la rue et on
lave son linge au lavoir public. Jean Stihlé, le père d'Albert,
travaille comme manœuvre dans la Brasserie Wagner connue pour sa bière
vendue sous la marque "Au Lion de Belfort." Albert garde de
son père le souvenir d'un homme pauvre, gagnant péniblement sa vie,
estropiant le français et sachant à peine signer son nom, mais riche
de l'intelligence du cœur et de son sens de la solidarité humaine.
Sa
mère, pour Albert, "était plus
qu'une brave femme, c'était une sainte. Elle ne courait pas à l'église,
au chevet de laquelle nous logions. Mais elle était certaine d'être le
témoin de Dieu partout." Pour joindre
les deux bouts, Marie fait des ménages. Pendant 30 ans, elle est employée
par le même patron, le magasin de vêtements Gillet Lafond.
Le
père d'Albert meurt prématurément, à moins de 54 ans. Sa mère lui
survit jusqu'en 1950, mais,
paralysée par la maladie de Parkinson, elle est à la charge de sa
fille Jeanne pendant les dernières années.
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Albert
Stihlé a grandi à l'ombre de l'église Saint-Christophe...
Origine
de la photo : https://www.francebleu.fr/ |
...
et a suivi sa scolarité élémentaire à l'école de la Place des
Bourgeois. Plus tard il se souviendra des "arcades
d'un jet puissant
(qui) servaient
de préau aux gosses du quartier." Origine
de la photo : https://monumentum.fr/
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Enfant,
Albert Stihlé va à l'école élémentaire de la Place des Bourgeois,
à quelques pas de sa rue. [aujourd'hui
"Ecole Jules Heidet]
Il gardera un souvenir ému de ses maîtres, estimant qu'ils lui
"ont donné... un sens de la combativité
qui est lié aux exigences de la justice et au respect de son
semblable."
Le
jeune homme aura un jugement moins élogieux à propos du séminaire où
il est envoyé à l'âge de 15 ans. Quarante ans après, il en dénoncera
l'esprit vieillot, les méthodes désuètes, la mentalité bornée.
"Les pratiques d'inspiration jansénistes
auxquelles on nous pliait ont perturbé mon adolescence. Nos études théologiques
manquaient d'assises, la raison n'y avait pas sa place, le fidéisme y détrônait
la foi."
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Prêtre,
résistant et aumônier militaire.
Les
documents manquent sur la suite du parcours de formation d'Albert
Stihlé.
On sait seulement qu'en 1941, à l'âge de 28 ans, il est ordonné prêtre
dans l'ordre des Rédemptoristes.
C'est
alors la guerre et l'occupation allemande. Stihlé entre dans la Résistance
sous les ordres du colonel Marie, un des fondateurs de
l'ORA (Organisation de Résistance de l'Armée). Après le débarquement
allié en juin 1944, l'aumônerie militaire l'affecte aux Commandos de
France. Il accompagne cette unité lors des combats pour la libération
de Belfort. Arrivant dans sa ville natale où on se bat encore, il
cherche, angoissé, sa mère dont on lui a dit qu'elle était paralysée
et cachée dans une cave. C'est le soulagement quand un de ses goumiers
lui désigne sur une civière une femme qui sourit dans ses larmes :
"C'est elle, non, Padre, c'est elle
?"
Stihlé
est avec ses camarades des Commandos de France qui se battent pour libérer
Masevaux et Thann, puis il termine avec le 3e Choc la campagne qui mène
les troupes françaises victorieuses jusqu'à l'Arlberg en Autriche.
La
guerre finie, il reprend son ministère de prédicateur en France, puis
selon ses dires : "Quelques années
plus tard, j'ai signé un contrat sous couvert de l'aumônerie militaire
dans les troupes aéroportées d'Indochine. Le Commandement m'a affecté
à Hanoï."
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Prisonnier du
Vietminh.
C'est
alors que commence la période la plus dramatique de la vie d'Albert
Stihlé, celle où, pendant près de deux ans, dans des conditions effroyables, il
doit survivre physiquement et moralement tout en soutenant ses camarades
au bord du désespoir et de la mort. De cette expérience qui l'a marqué
à vie, il a tiré 17 ans plus tard son livre "Le prêtre et le
commissaire" présenté ci-dessous.
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Albert
Stihlé en 1971, lors de la parution de son livre.
Origine
de la photo : journal "Le Nouvelliste" du
14 décembre 1971.
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Rappel
du contexte : la guerre d'Indochine.
Depuis
décembre 1946, l'armée française est engagée dans une guerre meurtrière
à 12 000 km de la métropole. Le théâtre d'opérations est
l'Indochine française, un territoire de plus de 700 000 km² formé de
la colonie de Cochinchine et des protectorats de l'Annam, du Tonkin, du
Cambodge et du Laos. [voir
carte ci-dessous]
Ce
conflit a pour origine la volonté du parti communiste vietnamien (le
Vietminh) dirigé par Hô Chi Minh, d'obtenir l'indépendance du Vietnam
et d'en faire un pays communiste. La France s'y oppose ; en 1949, elle
accorde elle-même l'indépendance au Vietnam, État qu'elle veut
maintenir dans l'Union Française et dans le bloc libéral capitaliste.
La
guerre oppose donc les deux camps suivants : d'un côté les forces françaises
et l'armée nationale vietnamienne, aidées par les États-Unis, de
l'autre côté les troupes du Vietminh soutenues par la Chine et l'URSS.
C'est à la fois une guerre de la décolonisation et un conflit de la
guerre froide entre le bloc communiste et le bloc capitaliste.
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Origine des cartes : Wikipedia. |
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Au
moment où Albert Stihlé s'engage pour l'Indochine, le Corps expéditionnaire
français compte environ 150 000 soldats de métier, métropolitains,
Africains et Légionnaires. Ces hommes sont assistés par des aumôniers
partageant les mêmes risques que les combattants. Sur les 300 aumôniers
qui se sont succédé sur le théâtre d'opérations, 14 ont trouvé la
mort, comme l'aumônier général Jeanson et son adjoint, le père
Boutard, massacrés par le Vietminh en juin 1951 au cours d'une tournée
pastorale.
Selon "L'International
Herald Tribune", le capitaine Stihlé aurait été en 1952 le chef
du corps des aumôniers militaires en Indochine, mais cette précision
n'a pas pu être vérifiée par ailleurs.
Arrivé
à Hanoï, le père Stihlé s'investit autant dans l'action religieuse
que dans l'humanitaire. Avec les moyens du Corps expéditionnaire, il
aide les Rédemptoristes canadiens à organiser une cantine qui nourrit
800 enfants vietnamiens. La veille du 15 août 1952, il organise une
procession mariale pour implorer la paix au Vietnam suivie par des
milliers de chrétiens ainsi que par des bouddhistes.
Cependant,
il estime que sa mission prioritaire est d'être en première ligne avec
les combattants. Dans son PC de Na San, le général Gilles lui
demande de rembarquer en ces termes : "Merde,
Padre, en France aussi vous avez des ouailles qui vous attendent !" Stihlé
lui répond : "Je sais, mon général.
Je remonte une dernière fois à Ban-Hoa. Je l'ai promis aux gars. Mais
d'ici huit jours j'aurai décroché." Malheureusement,
pendant qu'il se trouve à Ban-Hoa, cette position française avancée
est prise par le Vietminh et il est fait prisonnier : c'est le point de
départ du livre "Le prêtre et le commissaire" dont le
résumé suit.
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Résumé
détaillé
du livre d'Albert Stihlé : "Le prêtre et le commissaire."
En
novembre 1952, quelques jours après la chute du poste français de
Ban-Hoa (dans le secteur de Na San, à 200 km au nord-ouest de Hanoï),
le capitaine-aumônier Albert Stihlé, appelé "Padre" par les
soldats, est capturé par les forces du Vietminh. Ligoté, blessé,
affamé, assoiffé, il subit les premiers interrogatoires par le
commissaire politique Duong. Celui-ci lui fait comprendre que pour le
Vietminh, les militaires français tombés entre leurs mains ne sont pas
des prisonniers de guerre protégés par la Convention de Genève, mais
des criminels de guerre qui ne doivent leur survie momentanée qu'à
"la
clémence du peuple vietnamien." Selon
Duong, sa qualité de prêtre non-combattant aggrave encore sa
culpabilité : "Les aumôniers et
les docteurs sont plus que des criminels de guerre. Ils sont les
sorciers de la guerre. L'un soigne le blessé pour mieux le renvoyer au
combat. L'autre le fanatise en lui promettant le ciel."
Stihlé
est mis à l'isolement dans une cage de bambou. Pour la journée, on lui
donne une boule de riz de la taille d'un pamplemousse et une boîte de
conserve remplie aux trois-quarts d'eau bouillie. Après une éprouvante
période de solitude, un chef vietminh lui demande d'écrire et de
signer un appel à la désertion adressé aux soldats vietnamiens
catholiques engagés aux côtés de la France ; Stihlé refuse et croit sa fin
proche. Son moral s'améliore quand on lui permet de
retourner auprès des autres prisonniers français. Parmi eux, il
retrouve des camarades de Ban-Hoa et d'autres positions françaises
perdues. La situation des prisonniers est tragique :
"Nous voilà donc livrés à la mort lente, à l'oubli, îlots misérables,
anonymes, cernés par la jungle, la maladie, la faim."
Les
hommes meurent de faim, de dysenterie, de gangrène, de paludisme, mais
parfois simplement de désespoir. L'aumônier préside aux enterrements,
déclenchant la fureur du chef de camp qui ne tolère pas que le prêtre
prie pour le défunt : "Avec vos
prières, il est facile chez vous d'envoyer nos bourreaux au
paradis." Les prisonniers endurent des
sévices physiques et psychologiques. Stihlé porte un bridge avec des
dents en or : on le lui arrache brutalement. Un jeune lieutenant est réveillé
en pleine nuit et amené devant un peloton d'exécution : à la dernière
seconde avant le feu, on lui annonce qu'il bénéficie de la grâce du
président Hô Chi Minh.
Les
autorités vietminh décident de transférer les prisonniers dans un
camp éloigné des zones de combat. Commence alors une marche exténuante,
fatale pour nombre d'hommes malades ou trop affaiblis : "Procession
haletante de pénitents en loques, charriant ses brancards, ses
moribonds, ses plaintes, ses jurons, les sangsues, le palu, la faim, la
soif, les anophèles, le scorbut et plantant ses croix au bord du
chemin." Parfois la marche passe par
des villages chrétiens où Stihlé s'entend poser la question qui
tenaille les habitants : "Mon père,
est-il permis d'être catholique et communiste ? " Ailleurs,
un chef de village chrétien lui adresse ces paroles réconfortantes :
"Même sous les chaînes vous restez
notre Père, Dieu vous a envoyé près de nous, ce matin, pour nous
rappeler qu'il existe et que nous sommes ses enfants. Nous prierons pour
vous."
Après
6 semaines de marche, les survivants arrivent au Camp n°1, réservé
aux officiers et sous-officiers supérieurs. Dans ce camp, pas de
baraquements ; c'est un village de
paysans où chaque famille vietnamienne doit accueillir dans sa paillote
un groupe de prisonniers. Pour empêcher l'évasion, ni murs, ni barbelés,
ni miradors. La jungle hostile, l'éloignement des lignes françaises,
l'impossibilité pour les Français de se fondre dans la population découragent
la plupart des internés de tenter la fuite.
Le
Camp n°1 regroupe une centaine de Français. Albert Stihlé centre son
récit sur quelques figures
représentatives de la population du camp. Parmi elles, le commandant
Grandperrin ; présent au camp depuis 2 ans à l'arrivée de Stihlé, il
est reconnu par ses camarades comme leur chef. A ses côtés, Diolé, le
médecin d'origine sénégalaise, Marquaire, le jeune lieutenant
intransigeant sur l'honneur, Thomas, interné depuis 5 ans qui s'est réfugié
dans la vannerie, les officiers Vergez et Fabri, de vieux baroudeurs qui
se sont retrouvés...
Quand
il est convoqué par le commissaire politique chef du camp, Stihlé a la
surprise de retrouver Duong qui l'avait interrogé lors de sa capture.
Duong a la mission de faire de son camp un centre de rééducation. Dans
ce laboratoire idéologique marxiste, le commissaire politique veut
transformer les "criminels de guerre" en "soldats de la
paix", autrement dit en alliés objectifs du Vietminh et du
mouvement communiste international. Il s'agit donc de les retourner
psychologiquement, autrement dit de procéder à un "lavage de
cerveau".
Le
cœur du livre relate le face à face entre l'aumônier et le
commissaire politique. Pendant des mois, ce dernier convoque régulièrement
le prêtre pour des entretiens idéologiques : la dialectique marxiste
contre la foi chrétienne. La lutte n'est pas à armes égales, le
commissaire ayant pouvoir de vie et de mort sur les prisonniers. Le prêtre
doit défendre ses valeurs tout en veillant à ce que ses paroles
n'entraînent pas des représailles pour ses camarades. Parfois amené
à biaiser ou à user d'échappatoires, il cherche opiniâtrement à
trouver une faille dans le dogmatisme marxiste pour la retourner contre
son geôlier.
Ce
duel sans relâche se poursuit pendant près de deux ans, ajoutant à la
faim, à la maladie et à la désespérance une tension morale constante, la
crainte de trahir ses camarades et l'angoisse de perdre ses certitudes.
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Prisonniers
français libérés des camps du Vietminh.
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Origine
de la photo : https://www.soldatsdefrance.fr |
Origine
de la photo : https://avarchives.icrc.org |
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Origine
de la photo https://www.lopinion.fr/
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Origine
de la photo : Anapi.
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Les
conditions inhumaines de captivité imposées aux combattants de l'Union
Française prisonniers du Vietminh ont provoqué une mortalité
terrifiante. Sur 36 979 prisonniers, 26225 sont morts dans les
camps, soit un taux de 71 %.
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La
rééducation commence par la rédaction par chaque prisonnier du récit
détaillé de sa vie. Le commissaire politique veut cerner en chaque
soldat "le vieil homme", celui qui doit disparaître en
donnant naissance à "l'homme nouveau" acquis au communisme.
L'autobiographie de l'aumônier lui donne un atout par rapport à Duong
: en effet, Stihlé est né et a grandi dans une famille ouvrière alors que son inquisiteur est issu de la riche bourgeoisie de Hanoï.
Plus tard, Duong tente de culpabiliser le prêtre en invoquant une
intervention de sa famille : il lui met sous les yeux une lettre envoyée
de France par sa sœur Jeanne où celle-ci écrit : "Mon
cher Albert... Pourquoi as-tu décidé de partir si loin pour combattre
un peuple dont j'admire le courage et partage le combat ? ... Tâche de
comprendre ton erreur monstrueuse et de la réparer."
Autre
étape du lavage de cerveau : l'autocritique. Pour les prétendues atrocités commises en tant que soldats français, mais aussi pour les
fautes minimes dans la vie du camp, une parole de trop, un geste
insolent, une désobéissance vénielle, le prisonnier doit publiquement
reconnaître sa culpabilité, renier sa conduite et s'engager à devenir
l'homme nouveau qui, selon la doxa communiste, sera bon,
fraternel et solidaire de la classe prolétarienne.
Régulièrement,
les prisonniers sont rassemblés pour un meeting de propagande. Lever le
poing, chanter l'Internationale, clamer des slogans anti-impérialistes,
ovationner Hô Chi Minh, Giap et le peuple vietnamien, autant de tests
qui permettent à Duong de juger des progrès de sa méthode et de la
température politique du camp.
Pour
contrôler et manipuler les Français, le commissaire politique a créé
le "Comité de Paix et de Rapatriement" composé de représentants
vietnamiens et de 4 officiers français. Grandperrin en est le secrétaire,
fonction diversement jugée par ses camarades. Les uns reconnaissent les
avantages que Grandperrin arrive à obtenir pour les internés, les
autres voient en lui un collaborateur, voire un traître. Stihlé, lui,
comprend que Grandperrin, sous couvert d'accepter la coexistence
pacifique avec les Viets, ne vise qu'un but, permettre au plus grand
nombre de prisonniers de survivre. Face à Duong "il
est comme l'osier, souple et imputrescible",
il accepte le manège de la rééducation mais sans jamais donner au
commissaire la certitude qu'il est définitivement gagné à sa cause.
Grandperrin lui dit : "Croyez-moi,
Padre, la seule évasion dont nous pourrons peut-être un jour nous
flatter, ce sera d'avoir survécu. D'avoir caché notre honneur comme on
planque son arme, à l'heure où elle devient inutile. Il ne s'agit pas
d'entrer dans le jeu de Duong, mais de jouer le jeu avec les billes
qu'il nous laisse. De le jouer d'un commun accord."
Pour
Duong, la rééducation doit aboutir à ce que les officiers français
se désolidarisent de l'armée qu'ils ont servie. Régulièrement, il
leur fait rédiger et signer des manifestes par lesquels ils condamnent
la "sale guerre" menée par la France en Indochine. Diffusés
en France, ces documents ont pour but de miner le moral des soldats et
convaincre l'opinion publique qu'il faut cesser cette guerre présentée
comme injuste, inhumaine et vouée à la défaite. Signer ou ne pas
signer : le dilemme est crucial pour les prisonniers. Les plus irréductibles
s'y refusent au risque de s'attirer la vindicte de Duong, les plus
souples se persuadent que les officiers français ne se laisseront pas
abuser par ces tracts de propagande. D'autres signent parce qu'ils espèrent
donner ainsi une preuve de vie à leur famille.
Albert
Stihlé relate ainsi la vie du Camp n°1 pendant les 21 mois de sa
captivité avec son long cortège de souffrances et de morts.
En
décembre 1953, le commissaire politique informe les prisonniers que la
France a parachuté des troupes dans la cuvette de Diên Biên Phu, et
d'emblée leur déclare : "Diên
Biên Phu sera le cimetière du corps expéditionnaire français !"
La prédiction
se réalise : Diên Biên Phu
tombe le 7 mai 1954. Quelques semaines après, des colonnes de soldats français survivants arrivent au
Camp n°1.
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Prisonniers
de Diên Biên Phu en marche vers les camps.
11
721 hommes ont été capturés à Diên Biên Phu, 8431 sont
morts en captivité.
Origine
de la photo : https://theatrum-belli.com/
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Désormais, les prisonniers sont suspendus à l'issue de la conférence
de Genève qui doit décider du sort de l'Indochine. Les accords de Genève
sont signés le 21 juillet 1954. Deux jours après, les prisonniers
quittent le camp pour rejoindre Viêt Tri où ils doivent être remis à
la France.
Cette
marche vers la liberté dure un mois : "Piste
jalonnée de nouvelles croix... On enterrait les morts comme on plante
une graine. Sans linceuls. Grands malades, blessés de Diên-Biên-Phu ;
beaucoup achevèrent leur route sous une croix de bambou hâtivement
plantée et que la mousson emporterait comme un fétu de paille."
Peu
avant l'arrivée à Viêt Tri, Albert Stihlé reçoit de la Croix-Rouge
une caissette de bois marquée du nom d'un viticulteur alsacien de
Bergheim. A l'intérieur, un bidon de vin et une boîte d'Ovomaltine
remplie d'hosties. Avec un autre aumônier prisonnier, Stihlé célèbre
une messe suivie par la masse des prisonniers, sans distinction de races
ou de religions. C'est là que
le prêtre réalise avec soulagement : "Je
me rendis compte que des années de méthodes viets et d'autocritiques
n'avaient pas tué le vieil homme dans ses racines profondes."
Le
3 septembre 1954, au moment de s'embarquer sur un transport de troupes
sur le fleuve rouge, Stihlé revoit Duong. Le dialogue suivant clôt le
livre :
"Duong...
vient au-devant de moi... je l'entends dire :
— Mon père, si nous nous sommes fait du mal, c'est pour avoir voulu
nous faire mutuellement du bien.
Et je m'entends encore lui répondre d'une voix bouleversée :
— Au revoir, monsieur Duong, ... Peut-être un jour..."
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Analyse succinte :
"Le prêtre et le commissaire" est à la fois un document
historique et un roman. Pour l'historien, c'est un témoignage riche en
informations sur le vécu des prisonniers français aux mains du
Vietminh : les conditions de vie atroces, l'hécatombe lors des
marches interminables, la cruauté et le total manque d'humanité du
système communiste.
Mais
le livre de Stihlé est aussi un roman dont la trame est centrée sur
une dizaine de personnages qui incarnent la population du camp. Les héros
du livre sont à la fois fictifs puisqu'ils ne sont pas présentés sous
leur identité véritable, mais également réels car inspirés par les
compagnons de captivité de Stihlé. On sait, par exemple, que le
commandant Grandperrin du roman représente le lieutenant Jean-Jacques
Beucler (1923-1999), futur député et ministre, qui était
effectivement le secrétaire du Comité de Paix et de Rapatriement du
Camp n°1. Jean-Jacques Beucler apparaît sur la photo ci-dessous (flèche
rouge).
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La
photo ci-contre correspond à ce paragraphe en fin de l'ouvrage
d'Albert Stihlé :
"Nous
nous pressons, troupeau fiévreux, sous la banderole blanche où
d'immenses lettres rouges crient «Vive
la paix en Indochine.»
Nous avons revêtu pour la circonstance des tenues vaguement
militaires, chemises et larges pantalons kaki. On nous a chaussé
de sandales de tennis verdâtres made in China, et sur nos faces
impaludées, on nous a fait poser des casques en
latanier."
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Officiers
français au moment de leur libération.
Origine
de la photo :
"Captifs du Viet Minh"par Thomas Capitaine.
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Le procédé littéraire choisi par l'auteur
lui permet d'analyser et interpréter les caractères et
les comportements de ses héros selon sa vision propre et de les intégrer
dans une dramatique qui tient le lecteur en haleine. Alors qu'un
document strictement historique aurait risqué d'être aride et répétitif,
le choix du genre romanesque, servi par une belle écriture, aboutit à
un récit poignant.
"Le
prêtre et le commissaire" est aujourd'hui un grand classique sur
la guerre d'Indochine.
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Retour
d'Indochine.
Comment
Albert Stihlé a-t-il vécu son retour en France ? Quelles séquelles
physiques et morales a-t-il gardées des deux années dantesques dans les
camps du Vietminh ?
La
seule donnée disponible sur ces interrogations figure à la fin de son
témoignage "Le prêtre et le commissaire" où on lit :
"Nous sommes les survivants d'une tragédie
que nos contemporains ne soupçonnent pas. Quel que soit l'accueil qui
nous attend, n'oublions pas que nous sommes aussi les survivants d'un
enfer où des hommes acceptèrent de mourir pour effacer le scandale de
ceux qui se contentent de vivre."
Le
sens de ces phrases, de prime abord sibyllines, s'éclaire si l'on se
rappelle que Stihlé a publié son livre 17 ans après sa captivité. Au
moment où il écrit, il sait quel accueil les Français ont réservé
aux prisonniers libérés et à quel point ceux-ci en ont été blessés.
Dans ces lignes, Stihlé anticipe l'amertume des prisonniers des camps
vietminh qui, après les épreuves indochinoises, ont dû affronter
l'indifférence, voire l'hostilité de leurs compatriotes de métropole.
Il faut rappeler que des Français inféodés au parti communiste ont
accueilli les rescapés qui débarquaient à Marseille, y compris les
moribonds squelettiques sur leurs civières, avec des
insultes, des crachats et des jets de projectiles. Certes, les excès d'une
minorité, mais timidement condamnés par la majorité. Tout s'est passé
comme si l'opinion française, pour effacer de sa mémoire
la défaite en Indochine, n'avait plus voulu voir ces témoins de la
guerre perdue. Même dans l'armée, des officiers passés par le lavage
de cerveau marxiste, ont été ulcérés de se sentir soupçonnés par
leurs camarades et leur hiérarchie. Méprisés, ignorés,
suspectés, tel a été le ressenti des anciens prisonniers du Vietminh.
Et si Stihlé fustige "ceux qui se contentent
de vivre", c'est qu'au moment où son
livre paraît, il doit reconnaître que la France n'honore pas le
sacrifice de ceux qui se sont battus contre le communisme comme elle révère
celui des combattants des guerres mondiales. Les Français affectent d'ignorer
qu'ils leur doivent de vivre dans un monde libre.
Par
l'écriture de son livre, Albert Stihlé a été l'un des premiers
acteurs de la tragédie des prisonniers du Vietminh à leur redonner la
parole et rétablir leur honneur. Mais il faudra attendre de longues
décennies pour que la République leur rende hommage.
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La
reconnaissance, enfin.
La
République française a laissé passer plus d'une génération
avant de se résoudre à honorer les combattants d'Indochine : ce
n'est qu'en 1993,
soit 39 ans après Diên Biên Phu, qu'a été inauguré à Fréjus le mémorial
des guerres en Indochine.
Origine
des photos ci-dessous : https://www.onac-vg.fr/hauts-lieux-memoire-necropoles/memorial-des-guerres-en-indochine
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Dans
ce mémorial sont inhumés 20 765 Français tombés en Indochine et dont
les corps ont été rapatriés du Vietnam, et sur un mur de 64 m de
longueur sont inscrits les noms de 34 935 soldats morts au cours des
guerres d'Indochine dont les corps ne reposent pas à Fréjus.
Par
ailleurs, la reconnaissance de la nation s'est traduite par :
-
le 8 juin 1980 : transfert de la dépouille du soldat inconnu
d'Indochine à la nécropole nationale de ND de Lorette.
-
le 26 mai 2005 : institution, 51 ans après Diên Biên
Phu,
d'une journée officielle d'hommage aux
morts pour la France en Indochine fixée au 8 juin.
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Jusqu'en 2001.
Les
documents sur la suite de la vie d'Albert Stihlé sont rares. En 1955,
il est nommé chevalier de la Légion d'Honneur, puis officier en 1994.
En 1971, quand il achève son livre, il séjourne à Saint-Luc, en
Suisse ; le journal local "Le nouvelliste" le présente comme
résident dans le Valais.
Selon
ses parents de Rimbach, le père Stihlé poursuit sa mission religieuse
à Paris au service spirituel des artistes. A ce titre, vers 1975, il
baptise Robert Hossein dans la religion catholique. Il garde également
des attaches à Belfort et aime séjourner dans le petit village de
Riervescemont près de Giromagny.
Le
père Stihlé, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, est
une personnalité éminente à Rimbach. Les villageois connaissent au
moins de vue cet homme qui en impose par sa classe : calvitie déjà
prononcée mais silhouette de sportif, abord facile, caractère
communicatif, esprit ouvert. Le prêtre a à cœur d'être présent le
28 août, quand Rimbach fête saint Augustin, son patron. Ce jour-là,
il célèbre la grand-messe ou bien prononce l'homélie avec un talent
d'orateur qui impressionne les fidèles.
Albert
Stihlé tient également à officier lors des baptêmes et des mariages
dans sa famille. Chaleureux et convivial, il n'est pas avare en récits
et en bons mots qui subjuguent son auditoire amusé de l'entendre parler
un alsacien teinté d'un fort accent français.
Sa
fidélité à Rimbach ne se dément pas avec l'âge : c'est dans l'église
du village natal de sa mère qu'il célèbre son jubilé sacerdotal le
19 septembre 1991.
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Le 24
octobre 2001, à l'âge de 88 ans, Albert Stihlé meurt à
Giromagny où il est enterré.
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Sur
la tombe de l'ancien aumônier militaire, les marques de
fidélité de ses anciens camarades de guerre et de captivité.
Photo
de l'auteur.
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Henri
Ehret, juin
2022.
Contacter
l'auteur.
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Remerciements et sources :
Mes
remerciements vont à :
- M. Étienne Kessler qui m'a fait connaître Albert Stihlé et son lien avec Rimbach.
- Mme
Marie-Claire Simon qui m'a renseigné sur la famille d'Albert Stihlé et décrit
son caractère.
- Mme
Nicole Stohr et M. Francis Behra qui m'ont transmis leurs souvenirs liés au
Père Stihlé.
Sources :
- "Le prêtre et
le commissaire" d'Albert Stihlé, Éditions Grasset, 1971, réédité en 2004 par
les Éditions Lavauzelle.
- Geneanet, arbres de
Robert Behra et Karine Fessler.
- Archives municipales
de Belfort.
- Archives
départementales du Haut-Rhin.
- Nombreux sites
web consacrés aux combattants d'Indochine et aux prisonniers du Vietminh, parmi
lesquels :
¨
blog de l'ULAC de Bagnolet.
¨
site de
Thomas Capitaine sur son vécu en Indochine et l'affaire Boudarel.
¨
portail du Comité de Liaison des Associations Nationales de Rapatriés.
¨
Geneawiki : Guerre
d'Indochine, les prisonniers.
¨
site de l'ANAPI (Association Nationale des Anciens Prisonniers Internés
Déportés d'Indochine.)
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- "Mémoires"
de Jean-Jacques Beucler, Éditions France-Empire, 1971.
- "Les anciens
prisonniers français de la guerre d'Indochine face à leur passé", thèse
d'Histoire par Nicolas Séradin.
- "Patrimoine
Doller" n°2 de 1992.
- Article du
"Monde" du 15 juin 1951.
- Article de "L'International
Herald Tribune" du 3 septembre 1954.
- Article du
"Nouvelliste" du 14 décembre 1971.
- Wikipedia
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Voir un autre article sur l'histoire de
Rimbach-près-Masevaux :
A Rimbach, la croix votive de la Kreuzebene.
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