Histoire locale de Masevaux et de sa vallée.

   

 

NAÎTRE ET GRANDIR dANS LA HAUTE VALLÉE DE LA doller

 AU TOURNANT DU XXe SIÈCLE.


Cette chronique retrace les conditions de vie des enfants au début du XXe siècle dans la haute vallée de la Doller. Elle est basée sur les transmissions orales recueillies auprès de mes parents, Aloyse Ehret (1904-1986) et Anne Lévêque (1911-1986), ainsi qu'auprès des personnes de leur génération que j'ai côtoyées au cours de mon enfance et de ma jeunesse. Ces souvenirs sont complétés par des données tirées des Mémoires de mon oncle Jules Scheubel (1910-2000).

 

                                        
                                              Plan de la publication :

1. Le village.

 

2. La maison.

 

3. Les animaux.

 

4. Apprendre la vie. 

Ce chapitre comprend des références nominatives aux personnes de ma famille citées ci-dessus.
)

 

 


1. Le village.


Le territoire.

Le peuplement humain de la haute-vallée de la Doller remonte probablement au XIIe siècle. Depuis cette époque, et c'est toujours le cas à l'aube du XXe siècle, l'unité de vie des habitants est le village.

Le territoire d'une commune dans notre vallée vosgienne est organisé en trois espaces concentriques.

Le cœur de la commune est constitué d'une centaine de maisons qui entourent l'église et la mairie-école et se serrent le long de la rue principale et de quelques chemins secondaires, jamais loin du cours d'eau qui traverse la localité. Elles sont construites sur des emplacements accidentés ou rocheux pour réserver les rares terrains plats à l'usage agricole. A côté, ou le plus souvent à l'arrière de chaque habitation, un petit potager et un pré planté d'arbres fruitiers. 


Ce centre bâti est entouré par l'espace cultivable : des champs longs et étroits gagnés sur la forêt partout où le relief le permet. Pour mieux exploiter les pentes, nos ancêtres y ont aménagé des terrasses horizontales séparées par des talus herbeux ou soutenues par des murs en pierres sèches. Les terrains les moins commodes ou trop peu fertiles restent des prés de fauche qui parsèment de vert la mosaïque plus colorée des parcelles labourées.

Au-delà des champs et prés, le troisième espace, de loin le plus vaste, est celui de la forêt qui occupe facilement plus de 90 % du ban communal. La forêt couvre versants et sommets, percée seulement par les chaumes d'altitude où sont implantées des marcairies isolées dans la montagne.

C'est dans ce cadre géographique que naît et grandit le petit villageois. C'est son univers qu'il ne quittera guère avant son entrée dans la vie adulte, un microcosme à l'aune des références d'aujourd'hui, mais un monde bien vaste en ce début du XXe siècle où tous les déplacements se font à pied. Les allers-retours à l'école et à l'église, le déplacement jusqu'à l'épicerie-boulangerie, les trajets jusqu'aux champs ou prés dispersés sur le ban communal représentent journellement des kilomètres de marche. Et lorsque du bois est à chercher en forêt, des myrtilles à ramasser sur les chaumes, des mûres à cueillir près des crêtes, c'est au prix de plusieurs heures de marche difficile sur des chemins escarpés. L'effort physique est inhérent à la vie rurale : travaux et déplacements épuisent les corps et accablent les esprits. Exténué par une journée de marche harassante, le voiturier s'autorise cette impiété vénielle : "Le bon Dieu n'aurait-il pas pu prendre une journée de plus pour créer le monde et aplanir les montagnes ?" 


Deux villages de la haute vallée de la Doller au début du XXe siècle :
Origine des images : extraits de cartes postales.

 

Rimbach-près-Masevaux. 

 

 

 

Oberbruck.

 


La communauté humaine.

Le village n'est pas seulement un territoire, il est aussi une communauté humaine. La plupart des 400 à 600 habitants naissent, vivent et meurent dans le village ; les mariages ou les gens attirés par le travail en usine ne renouvèlent que peu la population où les mêmes familles traversent les générations.

Dans le village, tout le monde connaît tout le monde ; non seulement on sait l'identité de chacun, mais aussi ses traits de caractère, ses maladies, ses projets et ses soucis, son histoire familiale, ses propriétés, son degré d'aisance ou de pauvreté. A cette époque sans ouverture sur le monde, pratiquement sans livres ni journaux, tout l'appétit de savoir des classes populaires, leur curiosité des on-dit, leur engouement pour les historiettes locales, tout gravite autour de la vie des seuls humains qu'ils connaissent réellement, leurs concitoyens.

L'enfant qui grandit dans cet environnement reconnaît tous les humains qu'il côtoie et il s'attend à ce que tous sachent qui il est. Croiser un visage inconnu est un évènement rare ressenti d'emblée comme intriguant, voire inquiétant, et traverser le village voisin peuplé d'inconnus constitue une expérience intimidante et déstabilisatrice.

L'intimité entre les habitants fait du village entier le territoire familier de l'enfant. La sécurité y est totale : il va de soi que tout habitant, même s'il est en froid avec la famille de l'enfant, lui apportera son aide s'il le voit en difficulté. Aussi, dès qu'à trois ou quatre ans ils les jugent assez raisonnables pour ne pas tomber dans la rivière ou l'étang, les parents laissent-ils leurs enfants sortir sans surveillance dans la commune, y compris les forêts proches. À partir de cet âge, personne n'imagine accompagner les bambins à l'école ou à l'église ; au contraire, dès l'âge le plus tendre, on charge sa marmaille de faire des commissions, d'apporter un outil jusqu'aux champs, de chercher du petit bois en forêt, de mener une bête sur le pré. Autant de pas économisés pour les adultes toujours débordés et harassés.

Après avoir sillonné la commune pendant ses années de jeunesse, l'enfant connaîtra à vie ses chemins, ses sentiers et ses passages les plus dissimulés. Arbres et bosquets, gués et raccourcis lui seront familiers. Et, comme après la Saint-Michel le 29 septembre, l'usage autorise chacun à marcher à travers l'ensemble des prés et champs, les parcelles de tous les propriétaires auront eu sa visite. 

La mentalité villageoise.

Être connus de tous impose aux enfants une attitude respectueuse à l'égard des adultes qui attendent d'eux qu'ils les saluent poliment, qu'ils leur parlent avec correction et qu'ils obtempèrent sans sourciller à un ordre ou une demande de coup de main. Quelques incartades d'un galopin suffisent pour donner la réputation d'être mal élevé, au grand dam de ses parents. 

L'ensemble des villageois forme une communauté éducative qui dicte ses règles et transmet ses valeurs. Répétés de génération en génération, ses préceptes et ses interdits forgent le particularisme de chaque village comme le font aussi la prononciation du dialecte ou l'emploi préférentiel de certains mots du vocabulaire. De ce fait, des villages éloignés d'à peine quelques kilomètres se différencient les uns des autres. Chaque localité se forge son esprit de clocher : on s'autoproclame plus évolués, plus habiles, plus finauds que ses voisins. Ainsi à Rimbach on se vante que "As mia schà sewa Jüde komma fer a Rembàcher versäckla !"
[Il faut au moins sept Juifs pour rouler un Rimbachois !"] Ainsi se renforce la cohésion du groupe au prix d'inépuisables moqueries et sobriquets à l'adresse des autres villages pourtant si semblables ! 

Devenus adultes, les villageois continuent leur vie sous le regard de leurs  concitoyens, une coexistence relevant à la fois d'une intimité protectrice et d'une promiscuité pesante.

Les relations de voisinage impliquent une entraide qui ne peut être refusée. Inconditionnelle en cas de maladie ou de décès, elle est aussi de rigueur pour les nécessités du quotidien. S'il s'agit d'une aide pour le travail, de prêter un outil ou un véhicule, de garder des enfants en bas âge ou plus simplement de dépanner d'un produit qui manque, il y a toujours une famille proche à qui s'adresser.

C'est sur les femmes que reposent les relations de voisinage. Elles se rendent dans la maison proche, frappent pour la forme à la porte de la cuisine et y entrent sans attendre de réponse, tellement celle-ci va de soi. Dans la journée, on ne juge pas intrusif qu'une voisine arrive inopinément car la perception du caractère privé de l'habitation s'accorde avec les nécessités du prochain. Ainsi l'accès à l'eau a priorité sur les prérogatives individuelles et personne n'interdirait aux vaches du voisin de passer sur sa cour pour aller s'abreuver. Maintes maisons n'ont d'autre accès qu'en passant sur la propriété d'autrui ; de père en fils on se plie aux usages immémoriaux car leur remise en cause ruinerait la paix sociale. 

Dès que le jour est levé, le logis perd son caractère privatif absolu et s'ouvre aux relations de proximité. Pendant la journée, on n'imagine pas une porte fermée à clé : ce comportement serait perçu comme offensant et détruirait la confiance réciproque.


Vols et effractions sont quasi inexistants. Bien que les villageois disent craindre les malfaiteurs, leurs maisons sont peu protégées, les hangars où sont abrités charrettes et outillage n'ont pas même de porte, les enclos des potagers ne ferment que par de simples loquets, les poules divaguent librement, les étables sont aérées dès que la température le permet. Et dans les champs, les cultures sont à la portée de tout passant.

Peut-être l'absence de vols est-elle due au sens moral des habitants élevés sous la férule catholique ; plus certainement résulte-t-elle de la surveillance générale que chacun exerce sur chacun. Une personne étrangère au village est immédiatement repérée et suivie par de multiples paires d'yeux soupçonneux tout au long des rues. La sérénité ne revient que lorsque la présence de l'inconnu est expliquée. Passe encore si c'est un parent éloigné qui visite sa famille ou bien un représentant de l'administration, mais s'il s'agit de tsiganes vendeurs de vannerie, la méfiance est maximale !


Impossible pour un habitant indélicat de se servir impunément chez autrui, et réussirait-il à dérober un instrument ou un accessoire qu'il ne pourrait pas s'en servir car tout le monde reconnaîtrait le bien mal acquis.

La vigilance des villageois confine la malhonnêteté là où les préjudices sont bénins ou encore là où le risque d'être pris est minime. Le maraudage de fruits par quelques polissons est presque rituel, tout comme en forêt la coupe d'un arbre à la limite des parcelles. Réalité ou fabulation, les paysans soupçonnent certains de leurs congénères d'être des "Màrksteirucker"
[mot à mot : pousseur de bornes"] qui iraient nuitamment déplacer de quelques décimètres les bornes de leurs propriétés pour les agrandir.

Les atteintes aux personnes sont exceptionnelles : il faut sonder les mémoires sinon les archives pour trouver trace d'un homicide dans la haute-vallée. Certes des échanges de coups peuvent survenir, ils trouvent généralement leur origine dans des querelles d'ivrogne ou bien dans des affrontements entre jeunes hommes du cru et galants d'un village voisin venus chasser sur leur terre.

Toutefois la sécurité et la quiétude de la vie villageoise ne s'étend pas jusque dans l'intimité des familles. Autant l'activité visible de chacun est scrutée, autant ce qui se passe la nuit entre les murs des maisons est ignoré, et violer cette réserve serait tabou. Aussi n'est-ce que par des rumeurs et des médisances dont personne ne veut être l'auteur que des vilenies sont évoquées. Un tel battrait sa femme, une telle se réfugierait dans l'alcool, tels enfants seraient livrés à eux-mêmes. De possibles cas d'inceste ou d'abus sexuels sont encore davantage occultés ; tout au plus insinuera-t-on, mais sans que quiconque ne bouge, que telle fille de ferme serait abusée par son maître ; mais n'est-ce pas le lot de ces pauvresses ? La paix du village passe avant la moralité et la justice, tout le monde s'accorde pour que les turpitudes commises à l'intérieur des maisons n'en sortent pas.

La soumission aux règles.

La sécurité et la solidarité dont profitent les villageois ont pour contrepartie l'absence de confidentialité, d'indépendance et de liberté. Dès l'instant où une personne sort de chez elle, commence un travail ou entame un déplacement, ses actes sont publics et soumis aux critiques de tous. 

Du lever au coucher du soleil, le village est une ruche bourdonnante où personne ne passe inaperçu. Les gens circulent à pied et chaque rencontre est l'occasion d'un regard et d'une parole. Les attelages se croisent, les femmes font la lessive dehors, les enfants jouent dans la rue. Toutes les activités rurales se passent en plein air, chacun en est l'acteur et le public.


Sur les champs, minuscules parcelles contiguës, les paysans travaillent presque au coude à coude. Des siècles de conformisme ont abouti à ce que tous œuvrent avec les mêmes gestes, les mêmes outils, selon le même calendrier. Sans en avoir l'air, chacun épie le voisin et ne manquerait pas de relever toute entorse aux méthodes usuelles, transgressions qui seraient rapidement colportées aux oreilles avides de médisances.

Dans les rues et sur les chemins, les salutations des gens qui se croisent sont en réalité une quête d'informations. Quand le paysan, la faux sur l'épaule, rencontre un homologue, celui-ci lui demande : "Alors, tu vas faucher ?" Le fauchage étant évident, la réponse attendue est un supplément de renseignements : "Oui, je vais couper telle parcelle", ou bien "Je vais aider Untel sur tel pré". Lorsque la villageoise rencontre une voisine qui revient de la cueillette de mûres ou de myrtilles, elle s'enquiert : "Ça y est, tes seaux sont pleins"? La cueilleuse ne peut que résumer sa sortie : où elle a cherché les baies, la qualité et l'abondance de la récolte, son intention d'y retourner ou non.

Dans les deux ou trois magasins du lieu, la ménagère fait ses achats sous les regards des autres clientes qui entendent ce qu'elle demande et observent les achats que la vendeuse empile sur le comptoir. Toute la collectivité sait ce que sa famille va manger, de quels ustensiles elle se sert, quels habits elle envisage de coudre. Et tout le village, au regard de ses dépenses, mesure son pouvoir d'achat et la situe dans la hiérarchie sociale.

Pour vivre en harmonie malgré l'absence de vie privée en dehors de l'intimité du foyer, les habitants se mettent à l'unisson de la communauté. Ils jouent le jeu de se livrer à leurs prochains comme ces derniers s'ouvrent à eux. Pour ne pas heurter l'opinion générale, ils se plient aux pratiques traditionnelles et perpétuent les valeurs de leurs prédécesseurs.

Dans ces conditions, les initiatives personnelles, et les innovations encore davantage, sont aventureuses. L'audacieux novateur doit non seulement braver la méfiance séculaire de ses concitoyens, mais aussi vaincre la peur ancrée dans l'âme de tout villageois, celle de se "blàmiara" publiquement.
[sich blamieren, se ridiculiser]

Car le village est prompt à railler celui qui dévie de la ligne coutumière. Essayer un outillage inconnu, tenter d'acclimater une plante nouvelle, se lancer dans l'élevage d'un animal inhabituel, c'est s'offrir en victime à l'inquisition collective. Car seule la réussite est admise et pardonnée ; l'échec est brocardé et collera à la peau de celui qui a eu la présomption de se croire supérieur à la tradition.

L'intégration dans la société villageoise implique donc de se conformer aux usages de façon à ne pas se faire remarquer. Cet ajustement, primordial dans le travail, s'applique aussi à l'habillement, aux horaires, à la pratique religieuse, au respect des dimanches et jours de fête et même à la façon de parler. Car un simple mot inusité ou maladroit peut déchaîner la cruelle goguenardise villageoise et attribuer au malheureux qui l'a prononcé un sobriquet ridicule pour la vie. 

La loi du village s'empare du destin de l'individu. Des parents modestes viseraient-ils trop haut pour le métier de leur enfant que l'opinion villageoise les rappellerait à leur réalité : monter l'échelle sociale soit, mais seulement d'un barreau sinon on se heurte à la réprobation générale. Le mariage n'échappe pas à la sentence collective : si un couple passe outre et persévère à sceller une union jugée mal assortie, seul son départ de la commune lui permettra de vivre en paix.

S'il veut s'intégrer à la communauté, l'individu a intérêt à contrôler sa conduite. Celui qui se laisserait aller à la vantardise, prendrait des libertés avec la ponctualité, ou pire encore, ne tiendrait pas la parole donnée serait vite étiqueté comme une personne indigne de confiance, une mauvaise réputation dont il ne pourrait pas se défaire.


La pression de l'opinion sur l'individu porte aussi des fruits positifs. Pour ne pas perdre la face, des mères négligentes, voire mal-aimantes s'obligent à nourrir et habiller correctement leurs enfants. Des pères oublieux sont rappelés à leur devoir d'éducation si leur garçon se dévergonde. Et on ne verra jamais dans la localité un vieillard solitaire à l'abandon, un pauvre hère sans toit ou un miséreux mourir de faim car le village obligerait moralement leurs proches à assurer leur survie.

L'autorité du village.

La force de ces contraintes communautaires vient grandement du fait que personne ne sait qui les décide. Ce que les villageois craignent avant tout, ce sont les réactions des "Litte"
[die Leute, les gens] autrement dit d'eux-mêmes et de leurs semblables. Que vont dire les "Litte" si je m'habille ainsi ? Que vont penser les "Litte" si je commence les foins avant la Saint-Antoine ? Que vont imaginer les "Litte" s'ils ne me voient pas à tel office ?


L'opinion des "Litte" se forge de façon mystérieuse. A l'héritage des générations précédentes s'ajoutent les amendements résultant des évènements présents et des mutations de l'époque. Les conversations des femmes qui attendent leur tour chez les commerçants, leur papotage au lavoir, les propos échangés à la sortie de l'église, les discussions des hommes au bistrot participent à la formation d'un point de vue non formulé mais agréé par tous, sorte de dénominateur commun adopté car il respecte la personnalité du village et assure sa pérennité. Même si leur influence existe, le maire, le curé, l'instituteur, le notable ne peuvent à eux-seuls donner le ton. C'est le village qui est l'autorité.

 

Lire la suite, chapitre 2 : "La maison."

 


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