Histoire locale de Masevaux et de sa vallée.

 

NAÎTRE ET GRANDIR DANS LA HAUTE VALLÉE DE LA doller

 AU TOURNANT DU XXe SIÈCLE.


3. LES aNIMAUX.


Les animaux domestiques.

Dès qu'il s'éveille à la vie, l'enfant réalise qu'il partage son existence avec les animaux. L'évidence s'impose : dans son environnement immédiat, les animaux sont plus nombreux que les humains ; ils sont aussi plus importuns, plus envahissants, plus exigeants, mais le monde est ainsi fait, il faut coexister avec eux !

Rares sont les maisons du village où il n'y a pas une dizaine de poules surveillées par un coq ombrageux. Quelques familles, selon leur aisance et leur goût de se singulariser, complètent leur basse-cour avec une ou deux oies, des canards, ou bien avec des pintades aux cris grinçants, voire avec un dindon. Le recoin d'une grange ou d'un appentis abrite le clapier, un empilement de sommaires caisses en bois avec une façade grillagée et une porte articulée par des lanières de cuir. Une dizaine de lapins y passent leur vie monotone sur une litière souillée de leurs excréments qui s'épaissit peu à peu parce qu'on y ajoute chaque jour une poignée de foin propre.

La possession d'animaux plus grands dépend de l'importance des terres dont dispose la famille. Les plus modestes se contentent d'une chèvre qui, comme le dit l'adage, broute là où elle est attachée ; et comme la corde est toujours trop courte, le cercle de pré autour du piquet est tondu à ras. Heureusement, la chèvre profite aussi des pâturages de montagne où le berger communal emmène le troupeau du village.

La promiscuité avec les animaux, une contrainte incontournable pour les petits campagnards. Ici, dans le Limousin au début du XXe siècle. Origine de l'image : extrait de carte postale.


Ceux qui récoltent assez de pommes de terre et de plantes fourragères engraissent un porc par an. Au printemps, ils achètent le petit cochon déjà castré auprès d'un marchand ambulant qui fait le tour des villages avec sa carriole grouillante de porcelets. L'animal rejoint la soue, petite étable composée d'une partie abritée, obscure et puante et d'une minuscule courette clôturée de barreaux en fer où il peut faire quelques pas au soleil.

Les ouvriers-paysans les plus aisés, ceux dont la surface cumulée des parcelles de pré dépasse l'hectare, possèdent une paire de vaches. Ces bêtes les élèvent au rang envié de "Fuhrmann", terme qui désigne ceux qui conduisent un attelage. Chaque village compte aussi un ou deux charretiers professionnels qui travaillent avec un cheval pour le débardage et des bœufs pour acheminer les grumes vers les scieries.

Pas de maison sans son chat. Mais plus qu'un animal d'agrément, on voit en lui le prédateur des nuisibles. On ne le nourrit que chichement pour aiguiser son besoin de traquer les souris qui prospèrent inévitablement dans les greniers et les remises où abondent les reliquats de céréales, légumes, fruits et produits laitiers.

Les chiens ne sont pas nombreux dans le village. Le commun des habitants ne conçoit guère de nourrir un animal uniquement pour sa compagnie. Pour mériter sa pâtée, le chien doit être utile. Cerbère enchaîné, le chien est le gardien des demeures isolées et de celles dont les habitants soupçonneux veulent être avertis des allées et venues de leurs concitoyens. A l'attache devant sa niche, il aboie furieusement à l'approche des passants. Moins triste est le sort de l'un ou l'autre gros chien, promu "cheval du pauvre" et attelé à la voiturette d'un commerçant ambulant.

Côtoyés journellement, ces animaux sont les familiers du jeune enfant conscient de leur utilité et de l'obligation de les soigner et de les protéger.

Les animaux nuisibles.

Par contre, le reste du règne animal lui apparaît menaçant et nuisible : c'est comme si on lui avait inculqué que la faune entière s'est alliée pour nuire aux humains et gâcher leur vie.

Souris, rats et mulots sont à l'affût de tout ce que la fermette produit de comestible ; malgré la présence du chat, le recours aux tapettes à souris et à la mort-aux-rats, la guerre contre ces rongeurs ne connaît ni trêve ni victoire. On est encore plus impuissant contre les oiseaux du ciel qui font leur razzia dans les arbres du verger et ne se gênent pas pour disputer leur pitance aux poules. En un clin d'œil, la taupe saccage les prés, obligeant le paysan à aplanir les taupinières et à évacuer les cailloux qui émoussent sa faux. Les prendre au piège nécessite une traque longue et ingrate, sans garantie que le fouisseur occis ne sera pas rapidement remplacé par un congénère.

Mais au premier rang des malfaisants figurent les prédateurs des poules. Profitant du moindre défaut de l'enclos, capable de creuser sous le grillage ou d'ouvrir une porte fermée par un loquet trop rudimentaire, le renard peut dévaster la basse-cour même en plein jour. La fouine, elle, fait ses ravages la nuit. Si elle réussit à s'introduire dans le poulailler, elle ne se contente pas d'une proie, elle tue toutes les volailles qu'elle laisse égorgées sur le sol. Le danger vient aussi du ciel : la buse peut à tout instant fondre sur un malheureux poulet qu'elle emporte au loin. 

Savoir la basse-cour à la merci des prédateurs stresse grands et petits. Les adultes se lamentent que ces nuisibles n'aient pas encore été éradiqués du monde civilisé comme l'ont été l'ours et le loup. Que font les chasseurs ? que font les piégeurs ? Les enfants, eux, tremblent à l'idée du châtiment qu'ils subiraient si un carnage survenait par leur faute, à cause d'un grillage laissé entrebâillé ou du poulailler mal fermé.

La faune des forêts inquiète moins les villageois car elle ne lèse pas leurs intérêts immédiats. Certes il arrive que les sangliers viennent retourner les champs de pommes de terre situés à l'orée des bois, mais ces dégâts sont rares car le nombre de ces porcs sauvages est maintenu à un niveau minimal par les chasseurs. Dans la forêt elle-même, ce sont les plantations qui souffrent du gibier. Les jeunes pousses sont coupées par les lièvres ou mâchonnées par les chevreuils. Les plus grosses tiges sont écorcées par les petits rongeurs ou blessées par les cervidés qui les frottent de leurs bois.

L'apport des animaux.

A l'aube du XXe siècle, les animaux représentent une part importante des ressources vitales de la population rurale.

Quotidiennement, le lait et les œufs enrichissent de leurs précieuses protéines la nourriture des villageois sinon essentiellement constituée des pommes de terre et légumes qu'ils produisent. Et lorsque le lait est en excédent, beurre et fromage améliorent l'ordinaire.

Le porc sacrifié à l'automne est la première source de viande. Les morceaux salés ou fumés : jambons, palettes, échines, plats de côte, lard, saucisses, pendus au plafond dans une cage close d'un fin grillage, garnissent la table pendant tout l'hiver car la ménagère en fait usage selon un strict rationnement. Lapins et poules assurent le complément carné, si bien que les villageois ne fréquentent guère la boucherie sinon pour acheter la viande du traditionnel pot-au-feu dominical.

Certains ouvriers-paysans retirent également un profit en espèces de leur petit élevage. Quelques litres de lait vendus chaque jour à plus nécessiteux qu'eux arrondissent leur bourse dans une économie où l'argent reste rare. Mais le pactole, c'est la vente d'un veau, superbe récompense de près d'un an de diligence ! Pour commencer, il faut organiser la saillie de la vache avec le taureau communal, puis en cas de succès suivre la gestation pendant neuf mois et une semaine. Le jour venu, assister la mère lors du vêlage, opération souvent longue et délicate qui se solde presque toujours par une nuit blanche. Enfin, pendant deux mois, nourrir le veau avec du lait de façon à faire passer ses quarante kilos à la naissance à quatre-vingt beaux kilos de viande de boucherie.

Outre son veau et son lait, les vaches offrent au petit paysan leur force de trait. Dans le village, les petites charges sont portées à bras ou à dos d'homme ou tirées dans de petites charrettes à quatre roues. Mais quand il faut déplacer des stères de bois, des tonneaux, plusieurs sacs de pommes de terre, le foin d'une parcelle, la terre d'un remblai ou même un déménagement, deux vaches attelées à un tombereau ou à une voiture à échelles font l'affaire. Ces modestes bêtes de trait rendent leur possesseur autonome pour ses propres travaux et lui permettent en outre d'empocher quelque rétribution en effectuant pour autrui un transport ou le labourage d'un champ.

De lourdes contraintes.

L'élevage, même à toute petite échelle comme on le pratique dans nos villages, exige une considérable somme de travail et impose des contraintes qui déterminent la vie entière des habitants.

Nourrir.

Les possesseurs de vaches sont astreints à un labeur d'autant plus pesant que tout est fait à la main. Matin et soir il faut garnir les râteliers de fourrage, amener les bêtes boire à la fontaine ou charrier des seaux pour les abreuver à l'étable.

Les vaches laitières doivent être traites deux fois par jour, toujours à la même heure, à cinq heures et à dix-sept heures. Ce travail est le plus souvent dévolu à la fermière. Celle-ci s'assied à droite de la vache sur un tabouret bas à trois pieds, la tête appuyée contre le flanc de la bête, le seau entre les jambes. Après avoir rapidement nettoyé les pis, elle place chaque main ouverte sur un trayon de la paire antérieure, ferme le pouce et l'index, puis presse les autres doigts avec un déplacement progressif vers le bas qui fait jaillir le lait. Une fois la giclée de lait sortie, elle ouvre la main pour recommencer l'opération. La trayeuse expérimentée tire un trayon d'une main pendant que l'autre relâche le trayon voisin selon un rythme rapide matérialisé par la musique du jet blanc dans le seau métallique. Quand les trayons antérieurs sont vides, elle tire le lait des trayons postérieurs, et à la fin vérifie que tout le lait a été prélevé. La traite dure de dix à quinze minutes par vache et exige le calme dans l'étable : un bruit intempestif, un taon agressif, et la vache peut renverser le seau d'une ruade, ou gifler d'un coup de queue la fermière si celle-ci n'a pas pris la précaution de lier la queue à la jambe de la bête.

La fermière doit ensuite mesurer le volume de lait qui va être vendu et conserver le restant pour la consommation de la famille et des bêtes. La fabrication de beurre et de fromage n'est possible que lors des rares périodes où le surplus est important. Pour la traite et le conditionnement du lait, une heure le matin et une heure le soir ne sont pas de trop : une servitude à laquelle la fermière ne peut se soustraire aucun jour de l'année.

De mai à septembre, le travail pour la nourriture des bêtes s'accroît. Chaque jour, il faut aller faucher la ration d'herbe fraîche des vaches, tandis que pour nourrir leur petit cheptel les familles plus démunies envoient leurs enfants arracher de la verdure le long des chemins ou à l'orée des bois.

Pendant les semaines de la fenaison et du regain, le labeur atteint son summum avec des journées harassantes se terminant souvent à la nuit tombée.

A l'automne, quand l'herbe a repoussé après les regains, les vaches sont emmenées paître sur les prés de fauche, en général surveillées par les enfants ou les vieillards. Les adultes dans la force de l'âge ne veulent pas dilapider leur temps à surveiller passivement les bovins pendant des heures.

Parallèlement, la fermière soigne les champs où poussent tubercules, plantes fourragères et céréales destinées au porc et à la basse-cour. Ce petit bétail, s'il requiert moins de temps que les vaches, exige cependant des soins journaliers. Le cochon doit grossir rapidement : on ne décourage pas sa gloutonnerie et il reçoit deux seaux de nourriture substantielle par jour qui lui est versée dans une auge en maçonnerie à travers une ouverture dans la cloison de la soue. Au menu, un mélange longuement cuit sur la cuisinière, comprenant pommes de terre, navets, betteraves, surplus de lait, épluchures et restes de table. Les lapins sont rapidement nourris de lait, carottes, herbe ou foin. Les volailles sont censées trouver l'essentiel de leur pitance d'herbes, racines et insectes en grattant le sol tout au long de la journée. En complément, elles reçoivent des céréales et tous déchets de cuisine, y compris les coquilles écrasées de leurs propres oeufs.

Nettoyer.

L'alimentation quotidienne des animaux entraîne naturellement la nécessité du nettoyage. Dans l'étable, la litière des vaches demande à être rappropriée en permanence. A tout moment de la journée, chaque personne capable de manier une pelle racle les bouses jusqu'au caniveau à l'arrière des bêtes et répand quelques poignées de sciure pour assécher le plancher. Matin et soir, des brouettées d'excréments sont conduites jusqu'au tas de fumier au bout de la cour.

Le poulailler et la porcherie ne sont curés que lorsque la couche de matières fécales atteint un niveau excessif, de même que les cages des lapins dont on ne change guère qu'une fois par mois la couche de foin imbibée de crottes et d'urine.

L'enfant des ouvriers-paysans est en première ligne pour les corvées de nettoyage. Dès huit ou neuf ans, quand il a la force de manier une petite pelle, une raclette et un balai, il est envoyé dans le poulailler gratter les crottes de l'échelle à poules, des perchoirs et du sol pour les charger dans une brouette. Tâche rebutante que de se battre contre les déjections séchées et adhérentes dans une atmosphère aigre et confinée. Pour se meubler l'esprit, il peut ressasser au premier degré l'adage "Kleinvieh macht auch Mist"
[Mot à mot : "Le petit bétail fait aussi du fumier", en réalité le proverbe signifie : "Les petits ruisseaux font les grandes rivières."]

Quand l'enfant a la poigne suffisante pour saisir un lapin et le transférer dans la cage voisine, il est déclaré apte pour nettoyer le clapier. Une fois le lapin sorti de son logement, à l'aide d'une pioche à dents il tire la litière vers l'extérieur. Après un coup de brosse sommaire sur le sol de la cage, il la regarnit de foin propre et y remet son locataire. C'est la tâche la plus angoissante car le lapin n'aime pas qu'on l'attrape par les oreilles et la peau du cou, il se débat et griffe les bras de l'enfant avec ses pattes arrière. Ne surtout pas lâcher l'animal malgré la douleur, car un lapin échappé lui attirerait les foudres de ses parents !

Au printemps et en automne, le fumier est conduit sur les champs. Les possesseurs d'un attelage font des allers-retours avec leur tombereau tandis que les moins nantis portent le fumier dans des hottes jusqu'à leurs parcelles. La fosse à purin est vidée sur les prés un jour de pluie, de façon à atténuer la puanteur pour le voisinage et pour éviter que l'herbe ne soit brûlée par le liquide agressif. Ceux qui n'ont pas d'attelage vont épandre le purin dans un baquet que le paysan et son épouse portent à l'aide de deux perches : une progression éreintante sur les terrains pentus où à chaque à-coup le liquide nauséabond éclabousse les porteurs.

Cet élevage traditionnel dans nos villages de montagne entraîne une charge de travail qui remplit toute l'existence de la famille de l'ouvrier-paysan. Pour le salarié en usine, elle ajoute des heures de labeur à sa journée dans l'atelier ; pour ses enfants elle remplit le temps qu'ils ne passent pas à l'école ou à l'église ; pour son épouse elle occupe ses jours de l'aube au crépuscule.

Ni liberté.

Quelque paysan philosophe a dit : "Nous nous prétendons les maîtres de nos bêtes, mais en réalité nous en sommes les esclaves !" Des esclaves, et aussi des serfs attachés à leur fermette et leur lopin de terre aussi sûrement que les vaches sont enchaînées à leur crèche. En effet, les contraintes du nourrissage, de la traite et de l'évacuation du fumier interdisent aux petits agriculteurs de s'absenter ne fût-ce qu'une journée. Tout au plus peuvent-ils quitter le foyer à l'issue des besognes matinales jusqu'à la fin de l'après-midi où ils doivent enchaîner avec les tâches du soir. Un voyage même modeste est problématique, les loisirs réduits à de rares heures de relâche, les vacances une notion inconnue.

Ni propreté.

Vivre en permanence avec les animaux ne prive pas seulement leurs possesseurs de la liberté mais aussi de la salubrité. L'agencement de la maison de l'ouvrier-paysan concentre hommes et bêtes dans une étroite proximité. Les poules divaguent autour de la maison, entrent par devant et ressortent par derrière en se soulageant de leurs crottes au passage. Souvent une porte de la cuisine donne directement sur l'étable d'où émanent de puissants remugles. Les excréments omniprésents attirent une nuée de mouches dont les larves trouvent dans l'étable, le poulailler, la porcherie, le clapier, la grange et le grenier les conditions idéales de leur prolifération. Les odeurs fétides des bêtes et de leurs déjections imprègnent à tout jamais les pièces et leur contenu. Les humains traînent le fumier sous leurs sabots qu'ils n'enlèvent que sur le seuil des chambres. Ils portent les mêmes vêtements sur les champs comme dans le fenil, dans le potager comme dans la salle à manger, à table comme à l'étable. Pour ne pas gaspiller l'eau péniblement cherchée à la fontaine, on ne se lave les mains que parcimonieusement, et après les repas on
nettoie assiettes, plats et couverts sans savon ni détergent car les eaux grasses de la vaisselle sont utilisées pour l'alimentation animale. En raison de la promiscuité entre hommes et bêtes, toute hygiène est approximative, voire illusoire.

N'ayant jamais connu autre chose, ne sachant et ne pouvant faire autrement qu'ont toujours fait leurs prédécesseurs, les gens n'ont pas conscience du manque de propreté ni de vivre dans un environnement saturé de germes. Ce qu'ils manipulent quotidiennement, le foin, la terre, le fumier, les animaux eux-mêmes ne sont pas perçus comme des facteurs de souillure, mais comme les matières inhérentes à leur vie. Les risques de contamination sont sous-estimés : le seau de lait sous la vache est grand ouvert à toutes les pollutions, la viande et le lait sont conservés à température ambiante, l'eau de consommation n'a aucune garantie de potabilité. La notion d'asepsie reste floue, tout au plus utilise-t-on l'eau-de-vie pour nettoyer les plaies humaines et animales, comme lors du vêlage où l'on désinfecte le cordon ombilical avec cet alcool.

La relation hommes-animaux.

A l'aube du XXe siècle, le petit paysan ne doute pas une seconde de sa supériorité sur la nature et sur les animaux et de sa légitimité pour les exploiter. Il voit dans la bête une créature inférieure à son service, certitude millénaire depuis que la Bible a fait dire à Dieu : "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail sur toute la terre..." Aussi, la frontière homme-animal est-elle indiscutée. L'éleveur se sent d'une autre nature que son bétail et éprouverait comme la pire humiliation d'y être assimilé. N'emploie-t-on pas le terme "Vehmasig" [Viehmäsig, mot à mot : bestial, à la manière animale] pour désigner ce qui est rustre, grossier, impoli, inculte, sans raison ? autrement dit, ce qui n'est pas humain ? 

Pour le paysan, l'animal est un objet animé auquel il ne prête pas de sensibilité. Ce n'est pas pour autant qu'il le malmène, car de mauvais traitements nuiraient aux gains de l'élevage. Mais il ne s'interroge ni sur l'étroitesse de la cage du lapin qui peut à peine s'y retourner, ni sur la saleté où est confiné le porc, ni sur la torture du chien jamais libéré de sa chaîne ou des bovins attachés à l'année dans l'étable. Poules, lapins, porcs, veaux... sont des marchandises, des investissements dont il attend un retour fructueux, quelquefois en terme d'argent, plus généralement sous la forme de nourriture en échange du travail fourni.

L'éleveur aime-t-il ses animaux ? Certes, il s'inquiète de leur santé et a peur de les perdre. Il les aime comme il aime les plants de pommes de terre qui lèvent ou les fleurs des pommiers qui promettent une belle récolte, comme il chérit son bas de laine ou son livret de caisse d'épargne. La fermière se plaît à voir grandir ses poules, grossir et se multiplier ses lapins et se félicite si son cochon, grâce à ses bons soins, prend des rondeurs, mais ce sont les jambons et le lard qui la séduisent. Les animaux d'élevage sont une source de satisfactions économiques et donnent à la famille un sentiment de sécurité alimentaire : une vision purement utilitaire qui explique que le moment venu, l'animal est tué sans état d'âme, avec au contraire le contentement qu'apporte un travail mené à terme avec succès. Tout anthropomorphisme qui attribuerait une sensibilité humaine aux bêtes serait inconcevable, voire révoltant.

Seules les vaches échappent un peu à cette logique utilitariste. Contrairement aux autres bêtes d'élevage, on leur donne un nom et à force de vivre avec elles dans une intimité quotidienne, on reconnaît à chacune une personnalité, des qualités et des travers. Pour en faire une bête de trait, il a fallu l'habituer au joug et la dresser à obéir au geste et à la voix. Ce sont des animaux à qui l'on parle : "Hü, Ho, Hischt, Hott, Tscho."
[ordres du voiturier à son attelage : "Hü pour avancer, Ho pour arrêter, Hischt pour aller à gauche, Hott pour aller à droite, Tscho pour reculer.]

De longues années de partenariat dans le travail finissent par établir un lien de compagnonnage et, pourquoi pas, d'attachement affectif. Aussi n'est-il pas rare de voir le paysan se laisser aller à des gestes témoignant de son souci de l'animal. Il lui gratte la tête au passage, passe la brosse sur le dos ou l'étrille sur les flancs. Et, pendant la fenaison, quand sous le soleil ardent les taons s'acharnent sur la bête, un enfant armé d'un rameau de noisetier chasse les insectes qui sinon la mettraient en sang.

Dans l'esprit des fermiers, les vaches méritent également la protection divine. Chaque année, le 5 février, on cloue sur la porte de l'étable un "Àgàthazehtel" [billet de sainte Agathe] bénit par le curé. C'est un
chromo naïf au centre duquel est représentée la sainte avec les attributs de son martyre. Autour d'elle, des prières en latin et en allemand implorent que le bétail soit préservé de la maladie et la maison de l'incendie. Au mois de juin, le jour de la Trinité, chaque famille fait bénir du sel posé sur l'autel dans un petit récipient décoré de violettes. Dès son retour à la maison, le chef de famille fait lécher dans sa main une pincée du sel bénit à chacun de ses bovins.

Éduqué à la cruauté de la vie.

Pour l'enfant qui grandit dans ce milieu rural, la question du rapport avec les animaux est cruelle. Comme tout jeune enfant, il ressent naturellement l'amour des animaux et connaît l'incomparable émotion d'en découvrir, admirer et choyer les petits. Quoi de plus touchant que les poussins lors de leur première sortie derrière leur mère si protectrice ? Qu'ils sont attendrissants les lapereaux de quinze jours, au poil tout neuf, les oreilles à peine décollées et dont les yeux viennent de s'ouvrir ! Même le porcelet, tout propre et rose et au poil si soyeux le jour de l'achat, attire la caresse. Et que dire du veau nouveau-né au doux regard que sa mère réchauffe à coups de langue ? Tableau inoubliable que celui de le voir, à peine une heure après sa naissance, se hisser sur ses quatre pattes pour s'avancer à pas hésitants jusqu'aux pis de sa mère.

Mais ces bonheurs offerts par la nature et la vie, l'enfant ne peut pas en jouir le cœur tranquille. Dès ses tendres années, il connaît la destinée de ces animaux parce qu'il assiste, à la fois curieux et horrifié, à tant de scènes brutales et sanglantes et pourtant banales.

Le joli poussin jaune, dans trois mois, sa mère l'empoignera par les deux pattes, le couchera sur le billot et lui tranchera la tête d'un coup de hache. Le sang jaillira du cou du poulet décapité qui fera encore quelques pas au milieu de ses congénères occupés à gratter le sol comme si de rien n'était... L'adorable lapereau, plus doux qu'une peluche de luxe, quand il aura deux kilos, son père le sortira de sa cage, le soulèvera par les pattes postérieures pour avoir la tête à son niveau et, d'un coup du tranchant de la main derrière les oreilles, lui brisera la nuque. Pendant quelques semaines, sa peau sèchera pendue à un clou jusqu'au passage du chiffonnier qui l'achètera pour trois sous. Il ne devra pas davantage s'attacher au veau : celui-ci n'aura jamais de nom et ne quittera jamais sa chaîne jusqu'à son dernier voyage vers l'abattoir.

Le joli cochonnet rose de naguère, devenu un porc de quatre-vingt kilos, poussera les seuls cris de son existence quand on le sortira sans ménagements de son étable et que, pendant que deux hommes l'immobiliseront, un troisième lui enfoncera le crâne avec la tête d'une cognée. Le rituel de son abattage est inscrit dans la tradition : on s'affaire pour le saigner, l'ébouillanter, racler les poils, le suspendre à une échelle, le vider de ses viscères et enfin le découper. Malgré le travail soutenu, l'ambiance est festive, chacun se réjouit qu'en fin de matinée la fermière servira aux hommes le foie grillé généreusement arrosé de gros rouge.

Ainsi, le petit villageois, par la force des réalités auxquelles il assiste, intègre que la mort violente fait partie de sa vie ; impossible pour lui de laisser son âme s'épanouir dans l'amour des animaux. Voudrait-il humaniser son environnement en aspirant à une harmonie avec les autres êtres vivants que l'impitoyable loi de la nature lui briserait son rêve. Impuissant et malléable, il se soumet au système dans lequel il est né. Ce ne sont pas seulement ses émotions qu'il doit maîtriser, mais aussi son corps. Car ces êtres dont il a d'instinct reconnu et aimé la sensibilité, il les retrouve dans son assiette et il n'a d'autre choix que de les manger, et en plus, en faisant bonne figure.

Dès ses premières années, l'enfant se cuirasse en refoulant les troubles physiques et émotionnels de sa nature trop tendre. S'il veut entrer dans le monde adulte il doit s'endurcir, pour que, l'âge venu, il puisse à son tour assumer les exigences implacables de l'élevage.

 

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