Histoire locale de Masevaux et de sa vallée.

 

NAÎTRE ET GRANDIR DANS LA HAUTE VALLÉE DE LA doller

 AU TOURNANT DU XXe SIÈCLE.


4. APPRENDRE LA VIE.


L'éducation de l'enfant résulte de l'action convergente de quatre autorités : la famille, la tradition, la religion et l'école.

La famille.

Dans les milieux populaires, la vie familiale, en ce début du XXe siècle, est dans la continuité des siècles précédents. Elle est dominée par ces évidences : l'existence est un dur combat, la vie est fragile, la maladie et la mort guettent, les lendemains ne sont jamais assurés, chacun doit prendre sa part du rude labeur quotidien et se plier aux règles de la vie villageoise.

La famille inculque à l'enfant le respect des adultes et l'obéissance aux autorités. Dès qu'il a cinq ou six ans, il doit être assez policé pour entrer dans la société villageoise, à l'église et à l'école sans faire honte à ses parents. Aussi l'époque est-elle à la sévérité. Les enfants craignent leurs parents qu'ils vouvoient. Une fois sortis de la prime enfance, ils ne peuvent guère espérer des témoignages d'affection, de compréhension ou d'encouragements et encore moins des gestes de tendresse. Les seuls contacts physiques sont ceux des châtiments corporels couramment pratiqués et que légitiment les nombreuses citations bibliques sur le thème "Qui aime bien, châtie bien." D'après les souvenirs de Jules, la communication entre parents et enfants est pauvre. Harassés par d'interminables journées de travail et de longs déplacements à pied, les pères voient peu leurs enfants et ne suivent leur devenir que de loin.

La famille est l'école de la frugalité. On mange essentiellement les produits de ses propres cultures avec pour conséquence une grande monotonie des menus où la pomme de terre tient la place principale. On n'imagine pas un repas sans pommes de terre au point que ce tubercule est surnommé "Àllewilala"
[de àllewill : toujours, ce qu'on mange tous les jours]. Il n'est pas rare que les jeunes gens ne découvrent d'autres aliments comme le riz que lors de leur service militaire. Les choux, navets, carottes, haricots récoltés sur les champs ou dans le potager familial complètent le féculent de base. Comme évoqué dans le chapitre précédent, on n'achète que rarement de la viande : le porc tué chaque année dont on fume le lard, les jambons et les saucisses apporte ses protides pendant tout l'hiver tandis qu'une poule ou un lapin assure exceptionnellement un repas amélioré. Les fruits du verger sont complétés par la cueillette : on fait réserve de framboises, mûres, myrtilles, églantines, noisettes, champignons.

Les délices gastronomiques gardés en mémoire par les témoins apparaissent aujourd'hui bien pauvres. Jules s'est régalé de rondelles de pommes de terre grillées chez des voisins sur la plaque du fourneau. Anne a tellement aimé une salade de radis qu'elle en a abusé au point d'en avoir une indigestion. Pour elle, un meilleur souvenir a été l'année où son père,
avec une épuisette au long manche, a pêché assez de grenouilles dans l'étang voisin pour que la famille se délecte, à l'issue du carême, des cuisses de ces batraciens.

Chaque repas montre à l'enfant que ce qu'il mange est le résultat de longs et durs travaux de culture, d'élevage et de cueillette auxquels il a souvent participé lui-même. Il y gagne un grand respect de la nourriture : inimaginable de jeter ou gaspiller des denrées aussi vitales et aussi ardues à obtenir, ou même de faire la grimace devant un mets peu apprécié.

L'enfant grandit avec de nombreux frères et sœurs. Avec un accent de fatalisme, les parents, à l'instar de ceux d'Aloyse qui ont eu dix enfants dont huit ont survécu, disent qu'ils accueillent autant d'enfants que le bon Dieu leur envoie et qu'ils élèvent tous ceux que le bon Dieu ne leur reprend pas. La fratrie est l'école de la solidarité et du partage, mais aussi celle des rivalités. Tandis que certains y forgent leur caractère dominant, d'autres y sont réduits à la soumission pour la vie.

Malgré leur tout jeune âge, Anne et Jules vivent l'ébranlement de leur famille par la Première Guerre mondiale. En septembre 1914, leurs pères et oncles sont emmenés manu militari par les Français en Ardèche où ils souffrent autant de la faim que de l'hostilité de la population locale qui les assimile à l'ennemi allemand. Pendant ce temps, les familles restées au village sont dans la détresse, privées du travail des hommes et sous la menace des réquisitions de l'armée française. Heureusement, quelques mois plus tard, la plupart des déportés sont rapatriés.

Les mouvements des troupes alliées bousculent la routine villageoise. Dans la maison d'Anne, après les poilus en bleu horizon, voici les soldats américains qui s'installent dans le grenier à foin. Chez Jules, la cuisine est réquisitionnée pour la préparation du repas des officiers dont chacun
espère grappiller quelques reliefs. Les enfants du village sont subjugués  par les appétissantes boîtes de conserves des soldats canadiens ; ceux-ci, bons princes, leur en laissent parfois racler les fonds. Pour les petits paysans confinés dans leur vallée, la guerre provoque un incroyable élargissement de l'horizon, mais que de difficultés de communication avec ces hôtes dont personne ne parle la langue !

Le travail.

Chaque nouvel enfant est une bouche de plus à nourrir, un corps de plus à vêtir. Dès que possible, il faut qu'il fasse sa part de travail. L'effort de l'enfant ne coûtant rien, tout ce qu'il fait est un petit bénéfice même si la tâche accomplie est infime. A l'inverse du concept de l'enfant-roi, c'est celui de l'enfant-esclave qui est la règle.

Les enfants sont affectés aux multiples besognes de la maison, aux soins des animaux et aux travaux des champs. Chercher de l'eau à la fontaine, aller fermer le poulailler, nettoyer les clapiers, ramasser les quetsches, balayer la grange, cueillir les pissenlits... la liste n'a pas de fin. Les enfants doivent à tout moment être disponibles pour aider leurs parents qui n'imaginent pas que les petits puissent avoir des occupations personnelles sérieuses. Quand la mère de famille s'affaire à la cuisine ou dans le potager, elle veut avoir sa fille près d'elle, prête à lui tendre un récipient ou à exécuter de petites tâches. De même, le garçonnet devient le "Hàndlanger" de son père, le manœuvre qui lui tend un outil ou lui prête la main.
[Hàndlanger : mot à mot, celui qui tend la main pour donner ou tenir quelque chose].

Après l'école, Aloyse prend un sac en toile de jute qu'il va remplir d'herbes arrachées au bord des chemins pour la nourriture des lapins de la maison. D'autres fois, il est de corvée de bois : il parcourt la forêt pour rapporter une charge de bois mort ou d'écorces de sapins qui nourriront les feux de la cuisinière ou des poêles.

Quand ses parents récoltent les pommes de terre à la pioche, Anne, à peine âgée de sept ans, est préposée à avancer les paniers où sont jetés les tubercules au fur et à mesure de la progression de l'arrachage. Une tâche intermittente, mais répétée pendant de longues heures pour épargner quelques gestes supplémentaires aux adultes. Lors de la fenaison, la fillette traîne un râteau bien trop grand pour elle afin de rassembler les derniers brins d'herbe séchée oubliés par la fourche de son père. Celui-ci ne manque pas de lui dire, quand elle se plaint du gros effort qu'elle doit faire pour une si petite poignée de foin : "Même si tu ne recueilles que trois brins, c'est toujours autant que ta mère ne devra pas ramasser."

Le travail des jeunes enfants dans l'agriculture, une réalité pendant des siècles.

Origine de la photo : blog de l'académie d'Amiens. "Le travail des enfants au XIXe siècle." par l'École Jean Moulin de Saint Gobain.


Aux travaux de la maison, de l'élevage, des champs et de l'usine s'ajoutent les besognes destinées à restreindre autant que possible les dépenses en numéraire. Si le tissage à la maison a disparu dans les dernières décennies du XIXe siècle, nombreuses sont les mères de famille qui cousent elles-mêmes les habits de la maisonnée. Les femmes et les jeunes filles tricotent chandails, écharpes, chaussettes, gants et chaussons, et toutes, inlassablement, raccommodent, rapiècent, reprisent et ravaudent pour faire durer les vêtements jusqu'à leur extrême usure. De leur côté, les hommes s'affairent dans la "Bütik" où, à califourchon sur la "Ziabànk", [banc à planer] ils réparent les ustensiles en bois et façonnent les manches des outils.

Il n'est pas rare qu'à côté de son emploi industriel ou agricole, le père de famille trouve un complément de ressources dans un travail supplémentaire. Un tel qui détient le tour de main ancestral tresse des paniers avec l'osier qu'il a cueilli et laissé sécher l'été précédent. Tel autre gagne quelques pièces grâce à son habileté à affûter les lames des scies à bûches et des scies passe-partout. Robert, le père d'Anne fabrique des sabots pour sa famille et une petite clientèle. Victor, le père d'Aloyse, pallie son maigre salaire en cumulant les activités annexes : il répare montres et réveils, remonte l'horloge de l'église, tient l'orgue lors des vêpres et autres offices secondaires et, le dimanche matin, fait la barbe des hommes du quartier avec blaireau et coupe-choux.

Ainsi les enfants s'imprègnent d'une atmosphère de vie où le travail omniprésent accapare le temps et l'énergie de tous. Tant par mimétisme que par obligation, peu à peu, la jeune génération acquiert les techniques exercées par leurs anciens.


Parce qu'ils sont le plus souvent débordés par le labeur, les adultes imposent à de tout jeunes enfants des responsabilités démesurées. Ainsi, dès l'âge de sept ans, Catherine, la mère de Jules, doit conduire, avant le lever du jour, les vaches de ses parents jusqu'au pâturage situé au milieu des bois.

Qu'il pleuve ou qu'il neige, les enfants des ouvriers des usines textiles n'échappent pas à une mission impérative : aller porter la gamelle à leur père. Posté à son métier à tisser ou à son banc à broches pendant les dix heures de travail quotidien, le tisserand ou le fileur mange dans l'atelier même le fricot cuisiné par son épouse et apporté par un de ses enfants, parfois au prix d'une marche en sabots de plusieurs kilomètres.


Les distractions.

Quand les enfants ont des heures de liberté, ils s'adonnent à des jeux qu'ils doivent créer eux-mêmes. Les familles populaires n'achètent ni jouets ni poupées. Les amusements dépendent de l'ingéniosité des enfants à tirer profit de quelques bouts de bois, de ficelles et de cordes, de chiffons, de clous tordus qu'ils redressent et des multiples ressources de la nature. Ainsi naît une balançoire attachée à la branche du pommier, ainsi tourne un petit moulin à eau entre deux pierres du ruisseau, ainsi les chiffons serrés en boule deviennent une balle. Avec les tiges tendres du sureau, ils fabriquent des sifflets ou bien des sarbacanes avec lesquelles ils tirent les boules des fleurs de tilleul. Les garçons s'ébattent en plein air, jouent au jeu de barres ou au jeu du béret. Ils sillonnent les forêts alentour, cherchent des oiseaux à dénicher, construisent des cabanes de branchages et explorent les mines abandonnées.

Par mauvais temps, on joue au "Schwàrzpeter"
[équivalent du mistigri] avec un jeu de cartes poisseux parce qu'il sert depuis des années et qu'on rechigne à le remplacer. Les plus futés préfèrent le "Mehlaspel" [la marelle] avec un plateau sommairement dessiné sur un carton, 9 boutons blancs et 9 boutons noirs empruntés dans le nécessaire à couture de la mère de famille.

Par manque total de livres et de journaux, la lecture est absente de ces loisirs. Le sport est encore méconnu : dans un contexte où l'énergie musculaire est sollicitée du matin au soir, l'idée même de l'effort sportif gratuit apparaîtrait saugrenue.

La maladie et la mort.

Dans la famille, les enfants apprennent la vie, mais également la mort car celle-ci est une menace omniprésente qui peut frapper à tout moment et à tout âge. Elle décime les nouveau-nés et les jeunes enfants tout comme les adultes dans la force de l'âge.

Tous les accouchements ont lieu à domicile sous la gouverne d'une sage-femme. Impuissante en cas de complications, cette praticienne ne peut éviter les enfants mort-nés, les bébés qui ne survivent pas aux premières semaines de leur vie ni la mort des mères en couches. En l'espace de onze mois, les parents de Jules ont perdu leurs deux premiers garçons morts à moins de cinq semaines. Les deux premiers-nés de la fratrie d'Aloyse meurent à 2 ans et 4 ans. Le grand-père paternel de Jules meurt à 44 ans et son père à 51 ans. La mère d'Anne disparaît à 54 ans.

Les contemporains voient là le lot du genre humain auquel ils ne peuvent échapper. En réalité, c'est la médecine qui est insuffisante et l'hygiène déficiente. Il n'y a qu'un seul médecin dans le canton et les classes populaires ne font appel à lui que lorsque la maladie a déjà atteint un stade critique. C'est le cas de Philibert, le père de Jules, qui n'avait jamais consulté de médecin avant la maladie qui l'a emporté encore si jeune.

En l'absence de soins médicaux performants, les villageois recourent aux plantes médicinales que la nature met à leur disposition. Même dans ses vieux jours, Jules nomme encore plus de vingt plantes utilisées jadis pour soulager les maux du corps et de l'esprit. Ainsi le tussilage qui soigne la bronchite, l'achillée qu'on prend en cas de troubles digestifs, l'aspérule qui agit sur les troubles urinaires, le millepertuis qui calme les brûlures, la valériane qui apaise les nerfs ou encore le plantin censé traiter autant les piqûres, plaies et maux de dents que la diarrhée, la phlébite ou les ophtalmies.  

Les maisons d'habitation sont insalubres, l'eau prélevée dans de multiples sources ou captages privés est consommée sans contrôle de potabilité, l'absence d'installations sanitaires ne permet pas l'asepsie. Toute infection, toute intoxication, tout refroidissement peuvent être mortels faute de traitements efficaces. Seul le vaccin contre la variole est entré dans l'usage ; la tuberculose, la diphtérie, le tétanos continuent de faire des ravages. Et l'alcoolisme est un facteur aggravant : la distillation privée des fruits de culture ou sauvages donne libre cours à la consommation du "Schnàps"
[eau-de-vie] qui est souvent le seul réconfort de la classe laborieuse.

Naissances, maladies et décès se passent à la maison. Pour les enfants présents, ces évènements dramatiques les marquent à vie. Lorsqu'un deuil touche la maisonnée, ils sont au cœur de l'agitation et de l'émoi, témoins des rites à la fois religieux et magiques mis en branle par le trépas. La pendule est arrêtée à l'heure du décès, le miroir est voilé d'un tissu blanc et les commodes recouvertes de draps. La "Stuwa" se mue en chambre funéraire. Comment l'enfant pourrait-il oublier la vision de son père, de sa mère, de sa sœur ou de son frère exposé sur le lit mortuaire qu'entourent des plantes vertes empruntées à tout le voisinage ? Les mains du défunt sont entourées d'un chapelet, un crucifix trône sur une table de chevet et une lampe à huile diffuse une faible lueur. Un récipient où trempe une branchette de buis sert de bénitier.

Quand le glas a sonné et que la nouvelle du décès s'est répandue dans le village, le soir, après le travail, les villageois viennent bénir le mort et présenter leurs condoléances. La famille remercie les visiteurs avec les mots "Dank euch Gott" auxquels les sortants répondent par "Behüt euch Gott." 
["Que Dieu vous remercie (de votre venue)." "Que Dieu vous protège."]

Les plus petits enfants ne réalisent certainement pas l'importance sociale de ce défilé de voisins et connaissances que le foyer endeuillé scrute avec minutie. Une famille qui n'aurait pas délégué un de ses membres pour venir honorer le défunt risque d'être prise en grippe, peut-être pour des décennies !

La tradition.

Les rites funéraires montrent à l'enfant que la conduite des adultes est grandement dictée par des traditions qu'il devra suivre à son tour. La vie de la personne, du berceau au tombeau, ainsi que le cycle annuel des travaux, des saisons et des fêtes sont dictés par les usages séculaires légués par les aïeux. Les prescriptions religieuses, mêlées de survivances païennes, se conjuguent avec les lois de la nature pour déterminer le schéma de vie des individus et de la collectivité.

Ainsi sont intangibles les pratiques liées aux évènements marquants du destin. Chaque grande étape de l'existence réveille une coutume que l'enfant assimile pour la reproduire à son tour.

Lorsque survient une naissance, on fait croire aux petits enfants que la sage-femme a cherché le bébé au Puppelstein.
[rocher des bébés]. Le jour du baptême, les enfants du village font le siège de l'église car, à la sortie, le parrain et la marraine leur jettent à la volée des dragées et des petits Jésus en sucre. Peu importe s'ils les ramassent souillés de terre, ils les mangent avec délices. A 14 ans, le cérémoniel festif de la communion solennelle clôt le temps de l'enfance et annonce l'entrée prochaine dans le monde du travail. A 19 ans, les jeunes hommes sont conscrits. Après la "Muschterung" [le conseil de révision] ils manifestent leur fierté d'être "Bons pour le service" en parcourant le village avec tambour et clairon, coiffés de chapeaux enrubannés et ornés d'un plumet. De maison en maison, ils quêtent boissons et victuailles qu'ils dégustent ensuite avec les jeunes filles de leur classe d'âge. Les mariages sont fêtés avec éclat. Les camarades de classe de la fiancée plantent un sapin enguirlandé devant sa maison et tirent des pétards. Le banquet est plantureux eu égard à la rusticité des repas ordinaires. On s'amuse jusqu'à une heure avancée de la nuit, et il est d'usage de se retrouver le lendemain pour des agapes plus simples. Les enfants du village raffolent des unions où un veuf ou une veuve se remarie car les villageois organisent le soir de ces noces un charivari, c'est-à-dire un concert assourdissant de casseroles, cloches de vaches et couvercles de marmite pour éloigner le fantôme du conjoint décédé.

Bien que le travail en usine soit devenu leur gagne-pain principal, les habitants de la haute vallée gardent leur âme paysanne en lien étroit avec la nature. Au fur et à mesure de l'avancée de l'année, l'enfant voit que ses parents, pour guider leurs travaux, s'inspirent d'une kyrielle de dictons dont voici quelques exemples.

La Saint-Valentin n'est pas encore la fête des amoureux. C'est le jour où l'agriculteur reprend le travail au dehors. "Sankt Valla, làss dir's Zowanassa galta !"
["A la Saint-Valentin, régale-toi de ton casse-croûte !" (celui de quatre heures, pris dans les champs)]

Au mois de mars, les ruraux scrutent le réveil de la nature : "
Treibt der Äsch vor dem Eich, so ist der Sommer a Bleich ; treibt der Eich vor dem Äsch, so ist der Sommer a Wäsch." [Si le frêne sort ses feuilles avant le chêne, l'été sera blanc (chaud) ; si le chêne devance le frêne, l'été sera un lessivage. (pluvieux)]

Après la Saint-Georges (23 avril), on n'a plus le droit de passer avec un attelage sur les terres d'autrui. Ceux qui possèdent des lopins enclavés, appelés "Jergenàcker", [champs de Georges] doivent les avoir cultivés à cette date. Ce saint, avec son acolyte Marc (25 avril) n'a pas bonne presse à cause des gelées : "Der Jerge und der Marx bringe oft viel Args (Ärger)" [Georges et Marc apportent souvent beaucoup d'ennuis.]

Le 8 mai, on fête l'apparition de Saint-Michel d'été : c'est le moment de planter les haricots : "Michel erschein, setz Bohne für die ganze Gemein." ["Quand Michel apparaît, plante les haricots pour toute la communauté."] 

Les choux, quant à eux, doivent être plantés le premier vendredi du "Bràchmonat" [mois de la jachère : juin] car ils pousseront même s'ils sont plantés sur une pierre chaude. A la Sainte-Véronique Giuliani (9 juillet) les têtes des choux sont formées : "Sankt Vrena, tüat's Krüt krona" [Sainte Véronique couronne les choux]

Le mois de juillet est appelé Heumonat
[mois du foin] car il est dominé par les durs travaux de la fenaison. Cependant il faut aussi cueillir les cerises, en évitant toutefois de monter dans le cerisier le jour de la Saint-Henri (15 juillet) car ce saint, courroucé pour une raison obscure, pourrait provoquer une chute mortelle ce jour-là.

Le monde campagnard jouit des dernières journées
ensoleillées du "Martinelasummer" [été de la Saint-Martin] où selon la tradition, il fait beau car Saint-Martin "veut encore faire du foin pour son âne." Ainsi s'écoulent les travaux et les jours…

La religion.

Au début du XXe siècle, les villages de la haute vallée de la Doller sont catholiques à quasi cent pour cent. Si, en théorie, la liberté de conscience est reconnue, dans la pratique, il est impossible de mener une vie sociale intégrée si l'on ne se conforme pas, du moins extérieurement, aux prescriptions de l'Église. Chacun doit donner des gages ostensibles de sa soumission aux règles religieuses : assister a minima à la messe du dimanche et des jours de fête, ne pas travailler le dimanche, faire ses Pâques, faire baptiser ses enfants et les envoyer à l'église et au catéchisme, ne pas vivre maritalement hors mariage religieux.

Dès ses toutes premières années, l'enfant est immergé dans les pratiques et croyances de son milieu familial auxquelles, par imitation, il adhère naturellement. Puis, dès cinq à six ans, ses parents l'abandonnent au clergé pour la suite de son éducation sur le plan spirituel, moral et comportemental.

Commencent alors de longues années d'apprentissage sous la férule du curé et des sœurs enseignantes. À force d'innombrables et interminables offices incompréhensibles en latin ou en allemand littéraire, à force d'une multitude d'heures de catéchisme où il récite des formules absconses, à force d'assister à une infinité de rites mystérieux, l'enfant emmagasine les croyances, peurs, soumissions et tabous que partagent les membres de la communauté.

Cet endoctrinement mental s'accompagne d'un domptage physique. À genoux sur leurs durs bancs de bois, les gamins exubérants sont astreints au silence et à l'immobilité. Les corrections corporelles, dont la plupart des curés sont coutumiers, matent les indociles. Les religieuses ne sont pas en reste, maniant le bâton contre des enfants apeurés. Les parents applaudissent à la brutalité du clergé qu'ils ont eux-mêmes subie en leur temps ou, s'ils s'en émeuvent, n'osent protester de peur de s'attirer la vindicte de la plus haute autorité du village.

A ce régime, les adolescents de treize ou quatorze ans, au moment de leur communion solennelle clôturant leur formation religieuse, sont totalement privés de leur libre arbitre. Leurs éducateurs, avec la complicité de la communauté villageoise, les ont enfoncés dans un état de sujétion mentale et physique. Il leur sera bien difficile de devenir des adultes autonomes pensant par eux-mêmes.

Le corps social local adhère à ce système qui, s'il brime l'individu, perpétue la vie collective en confortant une mentalité profondément conservatrice. Ainsi l'Église gagne des fidèles soumis, le patronat des ouvriers dociles, l'État des soldats disciplinés.

L'école.

En raison de la Première guerre mondiale et de l'occupation de la vallée de la Doller par l'armée française en août 1914, les souvenirs liés à l'école sont très différents selon l'année de naissance des témoins. Charles et Auguste, les frères aînés d'Aloyse n'ont suivi que l'école allemande. Aloyse a effectué la première moitié de sa scolarité primaire à l'école allemande et la seconde à l'école française. Anne et Jules n'ont connu que l'école française.

Pour les milieux populaires, l'école primaire a des objectifs modestes. Sauf rares exceptions, quelle que soit leur réussite, le destin des élèves n'en est pas affecté. C'est l'usine textile ou métallurgique, l'atelier de l'artisan ou plus banalement le travail à la maison et aux champs qui les attend dès l'âge de treize ou quatorze ans.

L'école allemande permet aux élèves alsaciens d'acquérir le "Hochdeutsch", [le "haut-allemand" ou allemand standard], l'allemand officiel qui respecte les règles académiques et qui est la langue écrite commune de toutes les populations utilisant les multiples dialectes germaniques. Son enseignement apporte aux petits Alsaciens une ouverture sur le Reich allemand auquel ils appartiennent mais qu'ils ne connaissent presque pas. Souvent ils n'en savent que les récits qu'en font leurs aînés au retour du service militaire dont ils ramènent des photos sépia où ils posent avec sabre et casque à pointe.

A l'école, l'instituteur leur parle de la brillante civilisation allemande, des écrivains, poètes et musiciens et surtout des prouesses scientifiques récentes. Il a beau jeu de les impressionner en citant Georg Ohm, Heinrich Hertz, Robert Koch, Rudolf Diesel, Wilhelm Röntgen. Ces savants, dont les travaux les dépassent, leur donnent cependant la fierté d'appartenir à une nation éminente. Le maître fascine les petits campagnards qui n'ont jamais quitté leur vallée vosgienne en évoquant les puissants navires de guerre du Großadmiral Tirpitz et les fait rêver en repoussant leur horizon jusqu'aux contrées exotiques de l'Afrique du Sud-Ouest colonisées par l'Allemagne.

Mais la pédagogie est un art ingrat ! Malgré les envolées de l'instituteur, ce qui reste le plus profondément ancré dans la mémoire de ses élèves est bien plus prosaïque : tous se rappellent avec bonheur les "Hitzferien"
[vacances de chaleur] qui les libéraient de l'école quand le thermomètre indiquait 27 degrés, et surtout se remémorent avec une nostalgie gourmande le "Kaiserwäckala" [petit pain de l'empereur] offert à chaque élève le 27 janvier, jour de l'anniversaire de Guillaume II.

Lorsqu'Aloyse et ses camarades reviennent à l'école à la rentrée de 1914, ils trouvent en lieu et place de M. Boehler, leur ancien maître, un soldat français en uniforme. Pour les élèves, un choc qui les marque à vie. Non seulement il leur faut apprendre sans délai le français dont ils ne comprennent pas un traître mot, mais ils doivent aussi passer de la
Sütterlinschrift [écriture manuscrite héritée de l'écriture gothique] avec laquelle ils ont tracé leurs premiers mots à l'alphabet latin.

Désormais, et pour plusieurs générations, un fossé se creuse entre le village et l'école. Celle-ci est un îlot français au milieu de l'océan germanophone. Les enfants sont contraints à une dualité linguistique calamiteuse. Rares sont ceux qui maîtrisent le français qu'ils ne pratiquent que dans la salle de classe. Toute la communication villageoise se fait en alsacien tandis que la religion reste fidèle à l'allemand. Cette langue n'étant plus enseignée qu'à raison d'une heure par semaine, les plus jeunes n'ont plus le moyen de l'acquérir correctement.

Quelques élèves, parmi les plus doués et les plus motivés, réussissent à devenir bilingues en faisant la synthèse entre le français de l'école, l'allemand de l'église et le dialecte de la famille et du village. C'est le cas de Jules mais, pour toute la vallée, ils ne sont qu'une trentaine à atteindre ce niveau qui leur ouvre les portes d'une poursuite d'études au Cours Complémentaire de Masevaux.

La large majorité des habitants ne sont pas à l'aise lorsqu'il leur faut recourir au français lors de relations avec l'administration, pendant le service militaire ou s'ils s'aventurent "à l'intérieur", c'est-à-dire en France hors Alsace-Moselle.
[par opposition à l'expression "France de l'extérieur" utilisée par le gouvernement français pour désigner l'Alsace-Moselle entre 1871 et 1918.]

C'est la genèse d'un complexe alsacien que, bien plus tard, certains voudront psychanalyser. [référence à l'ouvrage de Frédéric Hoffet paru en 1951 : La psychanalyse de l'Alsace.]

 


En guise de conclusion.

Les personnes nées au tournant du XXe siècle ont vécu une phase toute particulière de l'histoire. Leur enfance est encore déterminée sur le plan matériel, sociologique et moral par des contraintes peu éloignées des mœurs du Moyen Age. Puis, progressivement, leur mode de vie est révolutionné par les innovations technologiques et les changements des mentalités. Jeunes adultes, ils découvrent l'électricité, les véhicules à moteur, la radio, le téléphone ; plus tard c'est l'eau courante dans la maison, la salle de bains, la télévision. Leur espérance de vie bondit grâce aux antibiotiques et à la protection vaccinale. Leurs vieux jours sont libérés de la tyrannie de l'esprit villageois et du pouvoir clérical.

Malheureusement, cette marche vers plus de confort et de liberté est accompagnée de douloureuses épreuves car elle est concomitante avec les pires évènements de l'époque contemporaine. Nos aïeux qui étaient enfants au début du XXe siècle ont vécu les deux guerres mondiales, subi les changements de nationalité, enduré l'annexion nazie. Ils ont dû attendre 1962 et la fin des guerres coloniales pour goûter pour la première fois le bonheur de vivre dans un pays en paix.

 

 

Henri Ehret, juillet 2024.

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Autres sources :

- Wikipédia a servi à vérifier de multiples informations concernant des termes techniques, les propriétés des plantes, les détails historiques etc...

Le dictionnaire français-alsacien "D'Lehrschtuwa" de M. André Nisslé a permis de s'assurer du sens des mots et expressions en dialecte alsacien.

- Les articles "Vo Damm un Sallem" de Michel Ehret parus dans Patrimoine Doller n°11 et n°12 ont éclairci plusieurs expressions idiomatiques usitées jadis dans la haute vallée.

- M. André Kahlmann, originaire de Rimbach-près-Masevaux, a apporté d'utiles précisions sur la vie rurale d'autrefois dans son village. 


-
Des renseignements sur les traditions ont été trouvés dans un article de M. Robert Hartmann sur le folklore de la haute vallée de la Thur, voisine de la vallée de la Doller.

 

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