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Nota : - Masopolitain : habitant de Masevaux (Haut-Rhin) - à Masevaux, avant 1914, la place centrale (actuelle place Clemenceau) se nommait "Kornplatz." Après la reconquête française, elle a été appelée "Place de la Halle aux Blés" ou parfois "Place des Blés." -
les illustrations anciennes sont des extraits de cartes postales,
collection de l'auteur, parfois retouchées.
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Toute
la vie de la Masopolitaine Riquette Mahon (1894-1948) témoigne
de son attachement à la France. Après avoir joué un rôle
public exceptionnel pendant la Première Guerre mondiale, elle a
poursuivi plus discrètement son engagement patriotique au cours
du second conflit mondial.
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Riquette Mahon se prénomme en réalité Marie. Le sobriquet Riquette est certainement la francisation de Marikel, diminutif alsacien de Marie, que ses contemporains avaient abrégé en "Riqui." Selon certains de nos aînés qui l'ont connue, Riquette était communément appelée, en langage familier alsacien, "S'Mahoriqui."Riquette est née à Masevaux le 7 janvier 1894 quand l'Alsace était allemande. Son acte de naissance indique que ses prénoms complets sont "Maria Josephine Franziska" et qu'elle est la fille de François-Joseph Mahon et de Marie Françoise (dite Fanny) Heidet.Les
familles Mahon sont ancrées en Alsace depuis de nombreuses générations,
notamment dans le secteur du Ban de la Roche où certaines sont connues
pour travailler dans les forges. Le plus ancien aïeul connu de Riquette,
François Mahon, est originaire de Grendelbruch, près de Molsheim ; en
1822, on le trouve serrurier à Lutterbach où naît son fils prénommé
également François. C'est ce dernier qui vient s'installer à Masevaux
où il exerce le métier de forgeron. Son fils François-Joseph, le père
de Riquette, y naît en 1855. Dérogeant à la tradition familiale selon
laquelle on travaille le fer de père en fils, François-Joseph s'établit
comme "Hutmacher" (chapelier) à Masevaux, place de la Halle
aux Blés.
[actuel
magasin Bischoff]
Dans la maison attenante,
sa sœur, la tante de Riquette, Marie Joséphine Jenn-Mahon, tient
pendant la guerre un magasin de modes à l'enseigne "A la renommée
des poupées alsaciennes."
Les
Heidet, branche maternelle des ancêtres de Riquette, sont originaires
d'Issenheim et plus lointainement de Felon (Territoire de Belfort).
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En
1914, Riquette Mahon a 20 ans. Son destin, à l'image de celui de
Masevaux, bascule quand éclate la Première Guerre mondiale. La guerre
entre la France et l'Allemagne est déclarée le 3 août 1914. Dès le 7
août, l'armée française occupe Masevaux et la vallée de la Doller
jusqu'au Pont d'Aspach : elle s'y maintiendra jusqu'à la victoire de
1918.
La
petite cité de Masevaux reconquise prend alors une prodigieuse
dimension politique et symbolique. En effet, elle représente les prémices
de la victoire française et de la recouvrance de l'Alsace-Lorraine
perdue en 1871. Pour en témoigner, les chefs civils et militaires du
plus haut rang ainsi que de nombreux dignitaires alliés, journalistes,
écrivains et artistes se succèdent à Masevaux entre 1914 et 1918. Ces
visites sont l'occasion de multiples manifestations patriotiques relatées dans tous
les journaux du pays. De nombreuses photos, souvent éditées en cartes
postales, ainsi que des reportages filmés pour les actualités, font
connaître Masevaux en France et dans les pays alliés.
C'est en s'emparant du rôle vedette de ces cérémonies que Riquette Mahon entre dans la légende. Le
15 février 1915, lors de la première visite du président de la République
Raymond Poincaré à Masevaux, la prudence est encore de mise. Seuls
quelques initiés sont avertis et le cérémonial est restreint. En
revanche, le 14 juillet 1915, pour la première fête nationale sous les
couleurs françaises, toute la cité est pavoisée, la population est
endimanchée, les troupes sont massées sur les places, les officiers
supérieurs sont en grand uniforme et les élus sur leur trente et un.
Car Masevaux attend un visiteur de marque, le général Joffre,
commandant des armées françaises.
Arrivé de Thann par la route qui porte aujourd'hui son nom, Joffre passe les troupes en revue sur la place des Blés, puis se dirige vers la mairie où l'attendent les autorités locales et les notabilités. Trois filles d'un industriel, tout de blanc vêtues, s'apprêtent à accueillir le vainqueur de la Marne, quand soudain deux jeunes filles habillées en Alsaciennes s'avancent vers le général. Ce sont Riquette Mahon et sa camarade Marthe Behra qui ont devancé les demoiselles de bonne famille. Chacune lui remet un bouquet de fleurs, tandis que Riquette lui adresse ces mots : "Mon général, permettez à deux petites Alsaciennes qui ont le cœur bien français de vous offrir ces quelques fleurs" à quoi Joffre répond : "Avec le plus grand plaisir, Mademoiselle ; permettez que je vous embrasse !"
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Ce
baiser est chargé d'un puissant message. Nul n'a oublié que le 24
novembre 1914 à Thann, le général Joffre a déclaré : "Notre
retour est définitif, vous êtes français pour toujours. La France
vous apporte, avec les libertés qu’elle a toujours représentées, le
respect de vos libertés alsaciennes, de vos traditions, de vos
convictions, de vos mœurs. Je suis la France, vous êtes l’Alsace. Je
vous apporte le Baiser de la France."
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A
partir de ce jour, Riquette Mahon n'est plus seulement la jeune
Masopolitaine hardie et débrouillarde, elle devient le symbole de
l'Alsace redevenue française. Certes, les notables masopolitains apprécient
peu son succès. Ils auraient préféré voir dans le rôle de Riquette
des demoiselles de leur milieu, plus distinguées et plus dociles que la
fille du chapelier. Celle-ci,
avec sa complice Marthe, renouvelle peu après le stratagème qui leur a
si bien réussi avec le général Joffre. Le 9 août 1915, lors de la
seconde visite du président de la République, Raymond Poincaré, les
deux jeunes filles, sans être missionnées par qui que ce soit,
s'avancent vers le président et lui offrent un bouquet de fleurs. En
remerciement, leur illustre hôte leur remet un bracelet-montre. Après
quoi, sans vergogne, les Alsaciennes s'invitent dans le cortège des
officiels qui se rend à l'église et dans les écoles. Le lendemain, le capitaine Bacquart, administrateur militaire de Masevaux, convoque François-Joseph Mahon et sa fille pour les réprimander. Mais rien n'y fait, Riquette est définitivement installée sur le devant de la scène patriotique.
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Pendant toute la durée de la guerre, Riquette Mahon participe à d'innombrables manifestations. Après Joffre et Poincaré, elle reçoit une cohorte d'hôtes prestigieux parmi lesquels Foch, Pétain, Clemenceau, le roi d'Italie et divers chefs alliés comme le général américain Haan. Elle pose pour les photographes et les peintres. Dans sa maison, devenue selon Le Républicain du Haut-Rhin "un cercle éclectique de la culture française," elle accueille les artistes et les écrivains comme Pierre Benoit ou Panaït Istrati. D'après ses contemporains, la jeune fille, autant à l'aise avec les puissants qu'avec les simples poilus, séduit par sa bonhomie, son caractère affable et sa simplicité. Elle parle sans complexe avec l'accent local (par exemple elle dit à l'alsacienne "mairerie" pour mairie), et aime divertir ses visiteurs par des parties de cartes, des chants ou des morceaux de piano. |
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Très vite, la célébrité de la Masopolitaine dépasse les frontières. Riquette figure sur plus de cinquante cartes postales différentes qui font voyager son image dans le monde entier. Ne dit-on pas qu'une lettre postée en Amérique avec la seule mention "Riquette France" serait arrivée à bon port ?
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Après la Première Guerre mondiale.
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Après
l'armistice du 11 novembre 1918, l'Alsace toute entière redevient française.
Masevaux revient à la vie normale d'une petite cité dont l'importance
ne dépasse pas les limites de la vallée vosgienne dont elle est le
bourg-centre. Riquette et ses camarades remisent leurs costumes
folkloriques et retournent dans l'anonymat. Après tant de zèle voué
au service de la patrie, chacune pense désormais à réussir sa vie
personnelle en fondant une famille. Comme les médias ne sont plus là
pour immortaliser leur quotidien, les renseignements pour la période de
l'après-guerre sont rares.
Les actes d'état civil nous apprennent que Riquette Mahon se marie à Masevaux le 11 février 1919 avec Ernest Baduel, né en 1893 à Hendaye (Pyrénées Atlantiques). Comptable de formation, Ernest Baduel s'est engagé dans l'armée pour trois ans en 1913. La guerre étant survenue, il est maintenu sous les drapeaux. Gravement blessé par un éclat d'obus à la jambe droite le 25 avril 1918 à la bataille de Courcelles (Oise), il est finalement libéré en août 1919. Comment a-t-il fait la connaissance de Riquette ? On peut conjecturer qu'il a été évacué à Masevaux pour soigner sa blessure, à moins qu'il n'ait déjà été en poste dans la cité dollérienne avant 1918. Après le mariage, Riquette a probablement quitté Masevaux pour le Sud-Ouest car en 1919 Ernest est en garnison à Bayonne. Mais leur mariage ne dure pas : le divorce du couple est prononcé à Bordeaux le 7 février 1923. Le 17 novembre de la même année, Ernest Baduel se remarie à Pessac (Gironde). De son côté, Riquette Mahon se remarie à Masevaux le 28 mars 1927 avec Bernard Gebel, contremaître de scierie, né à Oberbruck en 1901. Cette union, restée sans enfant, ne prendra fin qu'avec le décès de Riquette en 1948. Avec son second mari, Riquette tient une mercerie-bimbeloterie établie dans la maison qui fait le coin entre la rue du Maréchal Foch et la ruelle d'accès à la passerelle sur la Doller, là où s'établira plus tard le commerce à l'enseigne "Aux Caprices." Présente également sur toutes les foires et marchés locaux où elle propose chapeaux et colifichets en tous genres, sa renommée dans la vallée est bien assise. |
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En
1940, l'invasion allemande vient bouleverser la vie du couple
Gebel-Mahon. Pour se soustraire aux recherches de la Gestapo, Riquette
doit s'enfuir de l'Alsace annexée. Elle se réfugie d'abord à Agen
(Lot-et-Garonne) puis à Auch (Gers) où elle est employée à la préfecture.
Là, elle côtoie des personnalités acquises à la Résistance :
l'Alsacien Auguste Dechristé (1894-1951), ancien sous-préfet de
Ribeauvillé, qui dirige le service des réfugiés de la préfecture et
Denise Hachon-Rieu (1918- 2004), honorée en 1977 du titre de Juste
parmi les Nations. Les
fonctions de Riquette lui permettent de rendre des services à la Résistance.
Par son beau-frère, Joseph Gebel (1894-1955) [futur
maire d'Oberbruck et conseiller général]
qui est
l'un des responsables de la résistance dans la vallée de Masevaux,
elle est en lien avec un réseau d'évasion. De nombreux
Alsaciens ayant réussi à traverser la frontière du Reich pour gagner
la France savent qu'en s'adressant à Riquette à la préfecture d'Auch,
ils trouveront grâce à elle un abri sûr.
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Lorsque
Riquette rentre à Masevaux après la Libération, elle trouve sa maison
pillée et à moitié détruite : une nouvelle douleur après les épreuves
d'une vie mouvementée qui ont gravement affaibli son cœur. Le 30
janvier 1948, elle décède soudainement d'une crise cardiaque à l'âge
de 53 ans. Une
foule considérable d'habitants de Masevaux et de la vallée issus de
toutes les couches de la population assiste à ses funérailles. Aux côtés
de son mari, le deuil est conduit par Auguste Dechristé, l'ancien préfet
du Gers, venu rendre un dernier hommage à sa fidèle collaboratrice. Au
nom des réfugiés, Lubin Susini
[directeur
du Cours Complémentaire de Masevaux]
prononce
son éloge funèbre devant la tombe ouverte. L'orateur met en exergue la
conduite irréprochable de Riquette. Dans son cœur, dit-il, l'amour de
la patrie avait la première place ; elle a
servi la France avec le courage d'un soldat fidèle à son devoir et son
rôle pendant les deux guerres l'inscrit dans l'histoire de Masevaux et
de la France. |
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Conclusion. Pendant
ses vingt premières années, à l'aube du XXe siècle qui promettait
progrès et prospérité, Riquette Mahon pouvait croire que sa vie s'écoulerait
paisiblement dans sa petite ville natale. Puis, à deux reprises, le
cataclysme des deux guerres mondiales est venu bouleverser son
existence. Cette jeune femme, issue du peuple et nullement destinée à
sortir du rang, a su, chaque fois, y faire face avec brio et courage. Puisse
cette page contribuer à maintenir sa mémoire auprès des
Masopolitains du XXIe siècle !
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Henri Ehret, janvier 2022. |
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Sources : Article
du journal "Le Républicain du Haut-Rhin" paru le 6 février 1948 :
"Riquette Gebel-Mahon, eine
bekannte Persönlichkeit aus Masevaux ist nicht mehr !" Journal "L'Express de Mulhouse" du 4 septembre 1927 : immatriculations au registre du commerce. Geneanet, arbres de
Bernard Gebel, Carine Giacalone et Philippe Heidet. Actes d'état civil,
mairie de Masevaux. Fiche matricule d'Ernest Baduel. Patrimoine Doller, bulletin de la Société d'Histoire de la vallée de Masevaux n°5 (année 1995), article "Le sourire de Riquette" par Marie-Thérèse Kachler. Les deux ouvrages de J.M.
Ehret, M. et G. Redhaber, B.Sutter et D.Willmé : -
La vallée de Masevaux à l'orée du siècle. -
La vallée de Masevaux 1914-1918. https://www.alsace-histoire.org/netdba/ "L'histoire en images de la vallée de la Doller", par Pierre Koenig. Souvenirs de Mme Georgette Wiesser de Masevaux. Wikipedia.
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Autres pages de ce site traitant de Masevaux et de sa vallée pendant la Première Guerre mondiale : Masevaux au cœur de l'Histoire. Les opérations militaires dans le secteur de Masevaux en 1914. Un médecin-major de l'armée française à Oberbruck en 1914. Masevaux au centre d'un roman significatif de la littérature française.
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