FRAGMENTS DE VIE.

 

Lorsque à soixante ans passés, j'ai entrepris de faire revivre mes années d'enfance, je me suis senti comme un archéologue qui met au jour une mosaïque enfouie sous des couches de terrain. Avant d'avoir une vue d'ensemble de l'œuvre, il extrait maints vestiges, les nettoie, les trie et les identifie pour les mettre à leur place. De même, pour approcher la vérité de mon expérience, je dois cerner les épisodes significatifs de mon vécu et les dégager de la gangue des inhibitions.

Les souvenirs d'aventures et de mésaventures, de rêves et de désillusions que je vous livre ici sont comme les éléments qui composent une mosaïque. Chaque fragment est en soi peu révélateur mais participe à donner corps à l'ensemble.

  1. L'an 2000 : ci-dessous.

2. Face au danger.

3. Secrète embellie.

4. Sombre Premier Mai.

5. Bouffées de bonheur, page 1.

6. Bouffées de bonheur, page 2.

 

 

 

 

Ah ! que l'an 2000 était beau dans les années 1950 ! Comme ce millésime mythique enflammait notre imagination de gamins de dix ans !

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dont les blessures et les pénuries étaient encore présentes, la jeune génération regardait l'avenir avec au cœur l'espoir d'un monde meilleur. Le XXIe siècle se profilait à un horizon que nous pouvions atteindre ; pourtant les cinquante années qui nous en séparaient nous semblaient infinies. Confinés dans notre village où les progrès des techniques avaient à peine modifié les mœurs séculaires, nous ne doutions pas que l'avenir serait transfiguré grâce aux prodigieuses promesses de la science.

Que de fois, sur le chemin de l'école ou de l'église, dans les travaux ou les jeux, n'ai-je construit avec mes camarades notre monde de demain. Les échos, même approximatifs, des prouesses techniques américaines, mêlés aux images fantastiques des BD de science-fiction, constituaient notre matériau. Nous surenchérissions dans le mirifique avec nos propres chimères qui nous projetaient dans un âge d'or où la rudesse et la modicité de notre vie présente seraient abolies. 

Les avions de chasse à réaction, qui étaient à l'époque une nouveauté, déclenchaient souvent nos prospectives débridées. Quand ils franchissaient le mur du son, leurs doubles bangs nous effrayaient délicieusement. Nous suivions les jets, si hauts dans le ciel, qu'ils étaient réduits à de minuscules points lumineux, générant derrière eux leurs blanches traînées de condensation. Alors que les adultes maugréaient contre ces engins qui allaient "détraquer le temps", nous voyions en eux les précurseurs des transports du futur. Pour nous qui ne connaissions guère que la marche à pied et le vélo, et dont aucun parent ne possédait d'automobile, les moyens de déplacement de l'avenir excitaient en priorité notre imagination. Un jour, le petit Raymond, auquel nous ne prêtions que peu d'inventivité, eut cette réflexion : "En l'an 2000, chaque famille aura une voiture !" Un tollé unanime accueillit sa prédiction : "Des voitures en l'an 2000 ? que tu es bête, elles seront depuis longtemps dépassées !" D'ailleurs où mettrait-on une telle masse d'autos ? comment pourraient-elles circuler sur nos routes étroites ? Non, chacun aura bien une auto, mais une auto volante, sorte de petit hélicoptère individuel doté de nouveaux principes de sustentation qui lui permettront de se faufiler sur terre et dans les airs. En un clin d'œil, on ira d'un village à l'autre ; on gagnera aussi facilement les sommets des montagnes que les centres des villes où l'on se posera sur les toits des immeubles.  Et pour les grandes distances, des avions-fusées nous emmèneront en quelques heures aux quatre coins de la terre. A nous l'Amérique, le Japon, l'Australie ! 

 

 

 

 

 

L'hélicoptère individuel tel qu'on l'imaginait en 1946.

Le mot fusée évoquait aussitôt la conquête de l'espace. Nous étions plus hésitants à décider si l'Homme aurait déjà posé le pied sur la Lune ou sur Mars en l'an 2000. C'est que le cosmos ne semblait pas forcément très accueillant. Les petits hommes verts de Mars apprécieraient-ils de voir débarquer nos astronautes ? Journaux et radios regorgeaient alors de témoignages sur l'apparition d'engins mystérieux. On ne les appelait pas encore OVNI mais soucoupes volantes ; ils laissaient à penser que les extra-terrestres préparaient une prochaine invasion de notre planète

L'énergie nécessaire aux véhicules du futur ne nous préoccupait pas, car nous vivrions sous peu dans l'ère atomique. Demain, la terrifiante puissance des bombes A et H que les États-Unis et l'URSS testaient à l'époque par milliers, sera domestiquée et remplacera le pétrole et le charbon. Quant au bois, qui était alors dans notre contrée le seul moyen de chauffage, il sera bien sûr relégué aux oubliettes.  

 

 

Hélas, dès qu'on parlait de bombe atomique et d'URSS, le charme se brisait. Le nom du pays redouté nous rappelait que nous étions peut-être aux portes de la Troisième Guerre mondiale. Les Russes pouvaient la déclencher d'un jour à l'autre pour asservir la planète tout entière. Là un ange passait… L'apocalypse nucléaire pouvait très bien empêcher que ce fameux an 2000 n'arrive jamais, et nous devrions vivre avec cette angoisse dont aucun miracle de la science ne pouvait nous préserver.

Les oiseaux de malheur nous menaçaient également du "Péril jaune". La Chine qui comptait alors le  chiffre vertigineux de 600 millions d'habitants, allait de façon imminente déverser sur l'Europe son surplus de population, précédé d'une armée gigantesque. J'avais lu avec effroi une version en BD de ce cataclysme annoncé : "Le Secret de l'Espadon" d'Edgar P.Jacobs, paru au début des années 1950. On y voyait les troupes de l'empereur tibétain Basam-Bandu envahir le monde et soumettre tous les peuples. Était-elle prémonitoire, cette page de l'album où chaque vignette représentait une ville d'occident réduite à néant ?  

 

 

Sur un fond de flammes, la Tour Eiffel brisée en son milieu s'affaissait avec la légende :"Paris, la ville-lumière, gît sur le sol, broyé !" tandis que Basam-Bandu s'exclamait : "La terre entière est entre nos mains, nous sommes les maîtres du monde !"

Les plus idéalistes espéraient que la paix pourrait être sauvée par l'unification du monde au sein d'une fédération universelle où tous les États fusionneraient. Mais, si peu de temps après le conflit mondial, et en pleine guerre froide, qui pouvait vraiment y croire ? 

 

 

 

Heureusement, privilège de l'enfance, bientôt l'inquiétude laissait à nouveau la place aux délices de l'utopie, et nous poursuivions notre saut dans l'avenir en imaginant notre vie d'adultes.

En l'an 2000, nous habiterons des maisons automatisées où il suffira de presser des boutons pour que les corvées se fassent sans effort. Adieu la vaisselle, l'épluchage, le balayage, la lessive, le repassage, la corvée de bois ! Les ménagères n'auront plus, comme nos mères, à passer de longues heures devant le fourneau. Nous mangerons des aliments compressés qu'il suffira de réchauffer, à moins qu'ils ne soient  remplacés par des comprimés contenant les substances nutritives idéalement dosées. Les vêtements seront des adaptations des combinaisons d'astronautes de science-fiction, ils nous chaufferont en hiver et nous rafraîchiront en été. Chaque maison aura évidemment le téléphone, mais ce sera un appareil où l'on verra l'interlocuteur lointain. La télévision, dont nous connaissions l'existence, mais qu'aucun d'entre nous n'avait encore vue de ses yeux, sera installée dans chaque demeure. Les plus audacieux l'imaginaient même en couleurs avec des écrans grands comme des armoires. 

La TV était l'invention qui enflammait le plus nos désirs. Quelle magie si nous pouvions voir ce qui se passait dans le vaste monde ! Regarder des matches de football, suivre les étapes du Tour de France, accompagner les explorateurs dans les contrées inconnues, autant de rêves que nous sentions à notre portée. Et visionner des films à volonté, quelle délectation pour nous qui ne connaissions que les rares et pauvres films du cinéma ambulant ! 

Notre malicieux camarade Eugène en voulait plus : "Moi, je suivrai la messe à la télévision, comme ça je ne m'userai pas les genoux sur les bancs de bois et Stahlstreng ne pourra pas me flanquer ses taloches !" Cette perspective d'échapper au curé nous séduisait tous : la science allait-elle aussi nous libérer de son emprise ?    "Moi, j'aurai  un  appareil de défense qui créera autour de moi  un champ magnétique impénétrable et invisible ! " prophétisait Antoine, féru de science-fiction. Et tous de s'esclaffer en imaginant Stahlstreng se heurter contre cette barrière miraculeuse.         Qui était Stahlstreng ? : cliquez ici.

Cela ne faisait aucun doute, le XXIe siècle allait nous soulager de nos petits et grands tourments de gamins et réaliser nos aspirations de liberté et d'évasion. Astreints aux travaux manuels depuis l'enfance, nous voyions nos parents s'échiner dans les usines et les champs. Grâce à la science, nous étions convaincus d'échapper à leur destin. Mus par une énergie inépuisable, les machines omniprésentes, les appareils électriques, les robots intelligents travailleraient à notre place. Sans savoir la nommer, nous inventions la société des loisirs où peu d'heures de travail suffiraient pour vivre agréablement.

 

Nous voici déjà en 2010 ! Le cap de l'An 2000 est passé. Il a montré que si nos prédictions d'enfants allaient parfois au-delà de ce qui est advenu, la réalité a souvent dépassé la fiction. Nombre d'inventions vulgarisées aujourd'hui nous étaient proprement inconcevables.

Comment aurions-nous pu imaginer ce qu'était un ordinateur ? l'Internet ? le courrier électronique ?

Qui aurait pu prévoir que le petit boîtier du GPS guidé par 24 satellites tournant à 20 000 km au-dessus de nos têtes nous guiderait avec précision vers n'importe quelle destination ? Et que chacun aurait en poche son téléphone portable avec ses multiples applications ? Nous aurions été bien étonnés d'apprendre que les matériaux inventés par l'homme remplaceraient largement le bois, le cuir, le verre, la laine et les métaux familiers de notre enfance. Un arrosoir qui ne serait pas en tôle ? une bouteille qui ne serait pas en verre ? des cordes qui ne seraient pas en chanvre ? un vélo qui ne serait pas en acier ? des meubles qui ne seraient pas en bois ? Notre imagination n'allait pas jusque là !

Comment aurions-nous pu nous représenter un four à micro-ondes qui cuit des aliments dans du plastique ? ou même seulement acheter du lait dans un récipient cartonné ou du poisson sous forme de rectangles congelés ?  Nous rêvions de télévision, mais sans soupçonner que des centaines de chaînes nous saouleraient de programmes, ni que les sons et images offerts par les caméscopes, les DVD, les lecteurs numériques seraient à ce point surabondants. 

L'an 2000 faisait rêver nos 10 ans en 1955. Aujourd'hui, alors que nous sommes sexagénaires, a-t-il tenu ses promesses ? 

Par bonheur, les prédictions les plus sombres pour la fin du XXème siècle se sont révélées infondées. La paix s'est installée pour de bon dans une Europe dont l'unification a dépassé toutes les attentes. L'URSS tant redoutée s'est effondrée sur elle-même. La Chine a doublé sa population depuis 1950, mais plutôt que de nous submerger de hordes de soldats, préfère nous inonder de produits manufacturés. Par contre, de nouvelles menaces, dont nous étions inconscients en 1950, pèsent sur l'avenir du genre humain : pollution, changements climatiques, épuisement des ressources naturelles...  

Même si toutes les avancées techniques imaginées n'ont pas été concrétisées, nous vivons maintenant dans des conditions matérielles sans comparaison avec celles de nos jeunes années. Pourtant, si dans nos projections enfantines, nous avions pu voir notre village tel qu'il est en 2010, n'aurions-nous pas déchanté ?

Certes, il est bien joli aujourd'hui, notre village blotti dans sa vallée vosgienne. Rues macadamisées, façades proprettes, géraniums aux fenêtres et pelouses bien drues. Oubliés, les tas de fumier suintant le purin et les étables malodorantes. De coquettes maisons neuves ont poussé sur les anciens vergers et les prés de fauche. Et il est paisible, oh ! très paisible, notre village ! On le traverse sans rencontrer âme qui vive, dans un silence de cimetière.

C'est qu'il a bien changé, notre petit univers des années 1950. Les usines textile qui employaient des centaines d'ouvriers sont fermées depuis cinquante ans. La plupart des artisans, menuisier, garagiste, forgeron, charron, ferblantier, maçon, ont cessé leur activité. Peu de commerces ont survécu. Aucun des quatre cafés où s'animait la vie villageoise n'est plus ouvert. Les rails du  chemin de fer ont été enlevés, la gare désaffectée. Toutes les petites exploitations des ouvriers-paysans ont disparu : adieu veau, vache, cochon, couvée… bonjour les courses au supermarché et la tonte des pelouses. La nature a reconquis les prés et les champs que des dizaines de générations avaient créés et entretenus, et le village doit lutter à présent contre l'avancée de la forêt. Les maisons se sont multipliées, mais le nombre d'habitants a chuté, et il y a si peu d'enfants que l'école est menacée. Et inutile d'inventer une arme magique pour se défendre des coups des modernes Stahlstreng, depuis longtemps il n'y a plus ni curé ni presbytère. Nos petits-enfants ne jouent plus comme nous dans les rues et ne courent plus en bandes à travers les bois et les champs. Leurs parents craignent tellement pour leur sécurité qu'ils les accompagnent même pour aller à l'école communale.

Nés dans une société marquée par le travail manuel et les privations, nous espérions à l'âge adulte vivre avec plus d'aisance et moins de labeur. Les progrès techniques ont été au rendez-vous ; ils ont amélioré le niveau de vie et auraient permis une existence moins dominée par le travail. Hélas, la société du loisir a été supplantée par la société de consommation. Nous avons cédé à la publicité omniprésente et à la pression des médias qui nous ont poussés à acheter toujours davantage, accumulant des biens et des services souvent superflus. Alors que nous voulions plus de liberté, nous nous sommes chargés des chaînes du consommateur effréné. Et, retournement paradoxal des choses, les mercantis veulent à présent nous séduire en attribuant à leurs produits industrialisés les vertus de jadis. Voilà la soupe de grand-mère, le pain cuit au feu de bois, la confiture à l'ancienne ! Aurions-nous, sans le savoir vécu un âge d'or qu'il nous faudrait aujourd'hui regretter ?

 

 

 

Mes chers petits-enfants, aujourd'hui, c'est à votre tour d'imaginer votre avenir. Je ne doute pas que vous aussi vous attendez pour demain un monde meilleur que celui d'aujourd'hui. Rêver fait du bien, aide à vivre et à grandir. Tout ce qu'on prévoit ne se réalise pas, et c'est heureux ! L'existence est une marche en avant où les hommes croient savoir où ils vont, mais le destin ironique sait parsemer leur itinéraire de péripéties inattendues. Ayez confiance, la vie l'emporte toujours !

 Henri Ehret, janvier 2010.

Contacter l'auteur.

 
 Origine des illustrations : 

 1) images du titre : site "Gizmodo" 

2) hélicoptère : couverture de Science et vie, avril 1946. Mise à disposition par M. Maurice Dubost.

 3) vignettes de BD : Le Secret de l'Espadon, tome 1 d'Edgar-P.Jacobs. Dargaud Éditeur.

 

 

 Suite des Fragments de vie : "2. Face au danger."

 

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